Qu’elle soit à l’article 33 de la Charte canadienne ou à l’article 52 de la Charte québécoise, la disposition dérogatoire a mauvaise réputation. Nombreux sont ceux qui affirment que l’utiliser est un geste grave. Certains prétendent même que, pour cette raison, elle est très rarement utilisée. Une étude théorique et empirique que nous venons de réaliser à l’Institut de Recherche sur le Québec démontre le contraire : http://irq.quebec/wp-content/uploads/2016/03/Recherche_ClauseDerogatoire_GRousseau_2016.pdf .
Le volet théorique de cette étude révèle que d’Henri Brun à Jacques Gosselin à André Binette en passant par Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, dans la réflexion québécoise autour de la disposition dérogatoire se dégage une vision cohérente, car plusieurs éléments reviennent souvent. Les principaux éléments permettent de dire que, même avant un jugement déclarant une loi non conforme à une charte, l’utilisation de la disposition dérogatoire peut être justifiée, notamment au nom de la démocratie et de la souveraineté parlementaires. Selon ces sommités, cela est vrai surtout si cette utilisation vise à protéger l’identité québécoise ou à permettre un progrès social.
Quant au volet pratique de l’étude, il ne laisse aucun doute: la disposition dérogatoire est souvent utilisée au Québec, et ce, de manière ininterrompue depuis l’adoption de la Charte québécoise en 1975. En comptant l’utilisation systématique de cette disposition faite entre 1982 et 1985 une seule fois, mais en comptant chaque loi renouvelant une référence à la disposition dérogatoire de la Charte canadienne, nous dénombrons 41 lois adoptées par l’Assemblée nationale qui comprenaient au moins une invocation d’une disposition dérogatoire, dont pas moins de 11 sont toujours en vigueur (ces lois comprenant parfois plusieurs alinéas référant à cette disposition, cela donne un total de 106 alinéas y référant, dont 17 toujours en vigueur). Parmi ces 41 lois, 9 prévoyaient des dérogations aux deux chartes, 23 une ou des dérogation(s) à la Charte québécoise et 9 une ou des dérogation(s) à la Charte canadienne. Pour les lois toujours en vigueur, nous en comptons au moins 5 dérogeant aux deux chartes et 6 dérogeant uniquement à la Charte québécoise.
Conformément à la théorie québécoise de la disposition dérogatoire, la pratique révèle que de très nombreux cas d’utilisation d’une disposition dérogatoire sont justifiés au nom d’un enjeu identitaire ou social. Plus précisément, 10 lois sont liées à la défense de l’identité québécoise (langue, école et religions) et 22 à un objectif de progrès social. Cette catégorie comprend des lois favorisant la relève agricole, le traitement équitable des détenus, l’égalité des personnes handicapées, la sécurité juridique de retraités, l’accès à la justice, la protection des enfants et des familles et la compensation des femmes retraitées autrefois discriminées. Concrètement, ces trois derniers exemples signifient que, sans la disposition dérogatoire, les Québécois seraient privés de la Cour des petites créances, puisqu’elle porte atteinte au droit à l’avocat, de la protection de l’intimité des enfants devant les tribunaux, car cela limite le droit à un procès public, et de la possibilité d’offrir un avantage aux femmes retraitées qui n’ont pas pu contribuer à un régime de retraite à l’époque où leurs salaires étaient excessivement bas, parce il s’agit là d’une violation potentielle du droit à l’égalité des hommes.
Nous espérons vivement que notre étude sonnera le glas du mythe selon lequel l’utilisation de la disposition dérogatoire serait un geste grave ne pouvant être posé que dans des circonstances exceptionnelles. Car la persistance de ce mythe explique sans doute pourquoi cette disposition n’est pas davantage utilisée, même lorsqu’elle devrait l’être. Par exemple, récemment, pour éviter qu’elles soient déclarées contraires aux chartes, la Procureure générale du Québec a plaidé avec succès que les règles du Code civil conférant des effets civils au mariage religieux ne sont pas obligatoires. Résultat : le droit québécois risque d’offrir moins de protection à la femme qui contracte un mariage religieux et à ses enfants. Comme l’a expliqué un collectif de femmes et de juristes plus tôt cette semaine, pour régler ce problème, il suffirait d’invoquer la disposition dérogatoire de manière à sauvegarder le caractère obligatoire de ces règles, qui au besoin pourrait être explicité davantage.
Notre étude ayant démontré que la disposition dérogatoire permet de faire triompher la démocratie et les valeurs communes même lorsqu’elles entrent en tension avec des libertés individuelles, il n’y a plus d’excuse pour ne pas l’utiliser à cette fin.
Avec égards et amitié, cher collègue, je ne crois pas que ton étude, du reste fort utile sur le plan descriptif, fasse la démonstration que tu lui attribues, soit celle de la légitimité de la suspension permanente et relativement massive des droits fondamentaux en dehors d’une situation d’urgence. Ce qu’elle démontre assurément, par contre, même si on le savait déjà avec un peu moins de détail, c’est que le Québec est une société distincte en la matière.
En se souvenant que la suspension des droits, prévue dans la charte canadienne comme devant être temporaire, n’est pas le même geste que leur restriction, les boulons de ce qui est encore, jusqu’à meilleure argumentation en sens contraire, tout sauf un mythe sont toujours bien en place, car la « déboulonneuse » dont tu t’es servie n’est à mon sens guère efficace. Il s’agit du raisonnement suivant. (1) Des auteurs québécois (pour l’essentiel Henri Brun et quelques autres que tu qualifies de « sommités ») ont dit de la suspension des droits individuels qu’elle pouvait être justifiée, en l’absence de situation d’urgence, y compris pour défendre l’identité du groupe, pourvu que celui-ci soit minoritaire à une autre échelle. (2) Le législateur québécois (même si c’est à la différence du législateur fédéral et de celui des autres provinces) recourt plutôt abondamment à la suspension des droits, en l’absence de situation d’urgence. (3) Étant donné (1), c’est-à-dire que des auteurs québécois ont dit en théorie qu’elles pouvaient l’être, ces suspensions sont légitimes, de sorte qu’il y a « adéquation de la pratique avec la théorie ». (4) Donc la pratique québécoise prouve au Canada et au monde que la suspension dédramatisée, décomplexée, régulière, permanente et relativement massive des droits est chose légitime. Un mythe serait ainsi déboulonné! Pourquoi ça ne fonctionne pas? Pour les raisons qui suivent.
Alors que tu te situes sur le plan normatif de la légitimité, où il faut présenter des raisons et où on ne peut pas tirer de conclusions à partir des seuls faits du plan descriptif, tu te contentes de la simple existence des thèses d’Henri Brun et consorts pour les retenir, sans jamais les confronter véritablement à celles de leurs contradicteurs pour, en justifiant ton choix par des arguments, contribuer au débat. Te limitant à un exercice d’application de cette caution normative empruntée, tu passes ensuite constamment, par pétition de principe, des simples faits de la pratique québécoise en matière de dérogation aux droits à leur légitimité, qu’au final tu ne démontres jamais. Tu te contentes de rattacher chacune des dérogations que tu recenses à l’une des catégories d’objectifs qu’admettent les auteurs que, faute d’avoir justifié ton choix en raisons, tu as retenus arbitrairement, alors que la légitimité porte notamment sur le rapport entre la fin et le moyen.
Un passage important de la version longue de ton étude, celui par lequel tu passes, justement, de la « théorie » (normative) à la « pratique » (factuelle), est particulièrement symptomatique. Tu écris: « Comme cette vision est cohérente, élaborée par un nombre significatif d’auteurs québécois sur une assez longue période et qu’elle se différencie des théories élaborées ailleurs au Canada, nous croyons qu’il est justifié de parler d’une théorie québécoise de la disposition dérogatoire. Surtout si cette théorie se reflète dans la pratique des nombreux cas d’utilisation de la disposition dérogatoire au Québec. » J’y vois tout un concentré d’erreurs de raisonnement. Tu y admets que la correspondance d’une justification donnée à la pratique dont il s’agit d’évaluer la légitimité est pour toi un argument! Bref, il ne s’agit pas pour toi de vérifier la conformité d’une pratique aux critères de légitimité que tu as retenus sincèrement de manière argumentée autant que de sélectionner ton critère de justification en fonction d’une pratique dont tu n’as, de toute évidence, jamais douté de la légitimité. La cohérence alléguée des thèses que tu retiens se présenterait comme un argument, si seulement tu établissais en quoi elle est supérieure à celles des thèses contraires. L’argument du nombre « significatif » d’auteurs me paraît forcé, dès lors qu’on tient compte du fait que, des sept auteurs en question, trois le sont d’un même livre, deux d’un même article, etc., et que le corpus en question demeure somme toute plutôt mince. Surtout, en quoi est-ce que le fait que ces auteurs soient québécois, se distinguent par leurs propos de ceux du reste du Canada et autorisent à parler d’une « théorie québécoise » est-il un argument de la supériorité de leurs thèses sur les conditions de légitimité du recours à l’article 33 de la charte canadienne?
En revanche, ton étude met selon moi en lumière un problème crucial: la charte québécoise, à certains égards, est peut-être imprudente, va peut-être trop loin, ce qui militerait, aux dépens de la charte canadienne et à rebours des standards mondiaux, en faveur d’une dangereuse banalisation de la suspension des droits. Je pense notamment au fait que, à la différence de l’alinéa 10b) de la charte canadienne, la charte québécoise, à son article 34, protège en apparence le droit à l’avocat au-delà de la situation d’arrestation ou de détention. Encore là, rien n’est moins sûr que, bien interprété, le droit à l’avocat en vertu de la charte québécoise exigeait qu’on y déroge pour sauvegarder la Cour des petites créances. Mais il y a peut-être une corrélation à approfondir entre le fait que la charte québécoise soit si généreuse dans son texte et celui que son auteur y déroge aussi allègrement.
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