L’arrêt Jordan et la disposition de dérogation : pourquoi ni le PQ ni le PLQ ne se rendent à l’évidence.

Depuis que la Cour suprême a rendu l’arrêt Jordan, chaque arrêt de procédures prononcé pour motif de délais déraisonnables fournit une occasion pour une joute politique autour de l’utilisation éventuelle de la clause de dérogation. Selon le PQ, il est urgent de suspendre les droits constitutionnels des accusés afin d’éviter de « libérer des criminels ». Le PLQ répond que l’on devrait éviter d’utiliser l’« arme nucléaire en matière constitutionnelle ». Or, ce débat est purement fictif, car l’Assemblée nationale n’a pas le pouvoir d’invoquer l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés en la matière. J’espère croire que les leaders du gouvernement et de l’opposition officielle ont des conseillers juridiques suffisamment compétents pour se rendre à cette évidence. Alors pourquoi le PQ demande-t-il l’utilisation de la disposition de dérogation? Et pourquoi le PLQ ne lui cloue-t-il pas définitivement le bec en expliquant que l’Assemblée nationale n’en a pas le pouvoir? J’émets une hypothèse : c’est en raison de la question nationale.

Droit constitutionnel 101 : une législature provinciale ne peut pas suspendre l’effet d’une loi fédérale

Mon collègue Maxime St-Hilaire a commis un triptyque de billets (ici, ici et ici) expliquant minutieusement pourquoi l’Assemblée nationale n’a pas le pouvoir d’utiliser la disposition de dérogation pour contrer les effets de l’arrêt Jordan. Voici une très courte explication schématique :

  1. L’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés ne permet pas à une législature provinciale de suspendre la division fédérative des compétences législatives prévues aux articles 91-92 de la Loi constitutionnelle, 1867.
  2. Les délais en matière criminelle font incontestablement partie de la procédure criminelle et relèvent donc du Parlement fédéral en vertu de l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle, 1867.
  3. Selon une jurisprudence constante de la Cour suprême, la compétence sur l’administration de la justice attribuée aux provinces par l’article 92(14) de la Loi constitutionnelle, 1867 ne leur permet pas d’empiéter sur la compétence fédérale en matière de procédure criminelle.
  4. Puisque l’Assemblée nationale n’a pas la compétence pour légiférer en matière de procédure criminelle, elle ne peut pas non plus suspendre les droits dans ce domaine.

Il me semble que tout cela relève de l’évidence. Personne ne croit sérieusement que l’Assemblée nationale pourrait utiliser la disposition de dérogation pour suspendre l’article 786(2) du Code criminel (prévoyant la prescription de 6 mois applicable aux infractions poursuivies par voie sommaire). Il en va de même pour l’interprétation qu’a donnée la Cour suprême à la notion de « délai raisonnable » prévue à l’article 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Par ailleurs, le fait que le Parlement fédéral n’ait pas adopté une loi mettant en œuvre l’arrêt Jordan ne change rien; la Cour suprême a déjà statué, dans l’affaire Bisaillon c. Keable, qu’une province ne peut pas abroger une règle de la common law fédérale en matière de droit criminel.

L’intention du législateur : au-delà de l’analyse juridique

Dans mon séminaire de maîtrise, j’initie mes étudiantes et étudiants à la recherche interdisciplinaire en droit. L’objectif n’est pas nécessairement d’en faire des chercheurs et chercheures interdisciplinaires. Je veux surtout qu’ils et elles comprennent les limites d’une analyse juridique et puissent juger de la qualité d’études portant sur le droit produites à partir d’autres perspectives disciplinaires.

Dans plusieurs cas, dont celui qui nous occupe, la sociologie du droit et la science politique nous fournissent d’outils nous permettant de mieux comprendre un phénomène qui semble inexplicable pour les juristes. Je présente ces regards disciplinaires sur le droit à mes étudiantes et étudiants en utilisant les concepts d’effectivité, d’efficacité et d’efficience du droit et d’intention du législateur.

L’analyse juridique orthodoxe, qu’on peut appeler « positiviste/formaliste » ne se préoccupe que peu ou pas des effets empiriques des normes juridiques, se contentant généralement d’en analyser la validité et la cohérence interne. Évidemment, les législateurs pensent que les lois vont produire des effets : par exemple, ils espèrent que l’imposition d’une peine minimale va réduire le taux de criminalité ou que l’imposition d’un vote d’accréditation obligatoire va rendre la représentation syndicale plus démocratique. Mais les juristes ne peuvent rien leur apprendre à ce sujet.

C’est les sociologues du droit qui s’intéressent à ces questions. Un premier niveau d’analyse est celui d’effectivité : on se demande alors si la mesure législative produit un effet quelconque. Le deuxième niveau est l’analyse de l’efficacité, par laquelle on détermine si la mesure législative a produit l’effet voulu. Enfin, l’analyse de l’efficience nous permet de vérifier si la mesure législative a produit l’effet voulu tout en minimisant les coûts (économiques, de légitimité, etc.), comparés aux coûts d’autres mesures possibles. Par exemple, l’augmentation des taxes sur la cigarette peut avoir pour effet de réduire le niveau du tabagisme, d’augmenter la contrebande transfrontalière, d’augmenter les revenus de l’État, de réduire les revenus de l’État, d’augmenter la consommation de cigares, etc., etc. Seule une analyse très fine permettrait de distinguer les effets voulus de ceux qui ne l’étaient pas.

Mais pour parler des effets « voulus » de la législature, il faut avoir un concept de son intention. Le juriste aurait tendance à se prétendre expert en la matière : en effet, de déterminer l’effet voulu d’une loi – l’intention du législateur – fait partie des compétences fondamentales de notre discipline! Par contre, « l’intention du législateur » pour le juriste est un concept interne au droit que nous utilisons pour des raisons purement herméneutiques, c’est-à-dire pour interpréter des lois, et les législateurs ont souvent des intentions autres que celles qui sont exprimées dans les lois. D’analyser les intentions « non juridiques » des législateurs est le domaine des politologues. Ainsi, le juriste reste perplexe devant la rationalité du gouvernement qui propose la Charte des valeurs, qu’il croit manifestement inconstitutionnelle, alors que la politologue l’explique facilement en analysant l’objectif du PQ de recapturer des votes nationalistes qui ont gravité vers l’ADQ et ensuite le CAQ. Souvent, l’intention du législateur en adoptant une loi est simplement de donner aux citoyens et citoyennes l’impression qu’on est en train d’agir pour régler un problème et les effets – juridiques et empiriques – de la loi sont secondaires, voire marginaux.

Pourquoi le débat fictif?

Ce petit détour me permet enfin de poser mon hypothèse pour expliquer pourquoi le gouvernement et l’opposition officielle font comme si l’Assemblée nationale avait le pouvoir d’utiliser la disposition de dérogation pour contrer les effets de l’arrêt Jordan. Sans surprise, cela n’a rien à voir avec les effets juridiques d’une éventuelle loi mettant en oeuvre une telle dérogation et l’on peut comprendre cela en se référant aux intentions politiques des acteurs en question.

Il serait à l’avantage manifeste du PQ si l’on établissait que la Constitution empêche le Québec d’agir. Ce parti peut alors prétendre que le problème des « criminels libérés qui courent les rues » en est un qui ne peut pas être résolu à l’intérieur de la fédération canadienne. Ce serait un autre exemple de la nécessité urgente de la souveraineté. Mais il ne peut pas simplement le dire; il faut brandir le spectre du chaos (en faisant l’économie de la présomption d’innocence, soit dit en passant) pour établir la situation urgente à laquelle le Québec ne peut pas répondre, faute d’autonomie. Cette stratégie est gagnante : soit le gouvernement réplique en énonçant qu’il n’a pas le pouvoir d’utiliser la disposition de dérogation, soit il cède à la pression et adopte effectivement une loi qui serait alors rapidement déclarée inconstitutionnelle. Dans ces deux cas, l’hypothèse de la contrainte insupportable d’une constitution fédérative est validée. Dans la troisième éventualité, celle où le refus du gouvernement est fondé sur d’autres motifs, l’opposition officielle peut quand même marquer des points en soulignant les effets dévastateurs de son inaction. Et c’est un cadeau électoral qui ne cessera de tomber du ciel, car chaque semaine il y’aura un nouvel arrêt de procédures fracassant. Évidemment, si le PQ remplace le PLQ au gouvernement, il adoptera alors une loi pour « régler le problème laissé par les libéraux ». Une fois cette loi déclarée inconstitutionnelle, on revient au plan initial, c’est-à-dire d’utiliser l’absence de compétence législative en la matière comme argument pour la souveraineté.

Tout cela explique pourquoi le gouvernement ne répond pas simplement que la Constitution ne lui permet pas d’utiliser la disposition de dérogation en l’espèce. Sa meilleure stratégie est de jouer le rôle du défenseur des droits et de répondre aux accusations d’inaction par des pétitions de principe, en expliquant qu’on ne devrait pas déroger des droits fondamentaux parce qu’ils sont… fondamentaux.

J’admets volontiers que tout cela n’est qu’une hypothèse. Par contre, elle me semble éminemment plausible même si elle est quelque peu cynique. L’autre possibilité est pire : que ni le gouvernement ni l’opposition officielle ne comprennent des principes élémentaires de notre Constitution.

Auteur : Finn Makela

Finn Makela est membre du Barreau du Québec depuis 2005 et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis 2009. Il est diplômé en philosophie des universités McGill et Carleton et a étudié le droit civil et la common law à l’Université McGill. Il a fait son doctorat en droit à l’Université de Montréal. Avant de se joindre à la Faculté, le professeur Makela a pratiqué le droit pendant plusieurs années au sein d’un cabinet à Montréal, où il œuvrait dans les domaines du droit du travail, du droit administratif et des droits de la personne. Depuis, il poursuit ses recherches dans ces champs ainsi qu’en théorie du droit et en droit de l’enseignement supérieur. Il s’intéresse tout particulièrement à la reconnaissance étatique de la liberté d’association, sujet qu’il aborde de la perspective du pluralisme juridique.

3 réflexions sur « L’arrêt Jordan et la disposition de dérogation : pourquoi ni le PQ ni le PLQ ne se rendent à l’évidence. »

  1. Opinion intéressante, mais elle passe sous silence plusieurs éléments pourtant mentionnés dans une lettre ouverte parue il y a plusieurs mois déjà (alors que l’enjeu se concentrait moins sur le droit criminel exclusivement)http://www.ledevoir.com/politique/quebec/486330/crise-des-delais-en-justice-criminelle-la-disposition-de-derogation-serait-legitime . En bref, le Québec a compétence pour invoquer la disposition dérogatoire pour ce qui est du droit pénal québécois, alors que pour le droit criminel ce n’est pas parfaitement clair (ceux qui affirment que c’est parfaitement clair que le Québec ne peut pas le font au prix d’une interprétation stricte de la compétence québécoise sur l’administration de la justice et prônent donc une lecture plutôt centralisatrice du partage des compétences). Enfin, l’Assemblée nationale du Québec peut adopter une motion demandant au Parlement fédéral d’invoquer la disposition dérogatoire.

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  2. Je suis parfaitement d’accord avec toi, cher collègue, que la ratio de l’arrêt Jordan s’applique également aux infractions pénales prévues aux lois provinciales, par ailleurs valides. Il me semble que cela découle nécessairement de l’affaire R. c. Wigglesworth. Il s’en suit que je suis aussi d’accord que l’Assemblée nationale dispose de la compétence législative requise pour utiliser la disposition de dérogation pour s’assurer que les citoyens accusés de ces infractions provinciales ne bénéficient pas du droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Pourtant, puisque tout le discours médiatique et politique autour de ce problème invoque des cas de meurtre et d’agression sexuelle, il me semble que cela soit une considération relativement accessoire.

    Je suis aussi d’accord que l’Assemblée nationale dispose du pouvoir d’adopter des motions ne produisant aucun effet juridique mais ayant des conséquences politiques. Mais si mon hypothèse s’avère fondée, une telle motion ne sera pas débattue dans ces termes, puisque les parties concernées désirent, à court terme, occulter la question nationale. Par ailleurs, je crois qu’éventuellement le PQ se tannera de ce débat de façade et amènera la dimension fédérale du dossier au premier plan. La question est à savoir si l’opposition officielle tient plus, pour l’instant, à légitimer l’utilisation de la disposition de dérogation ou à soulever les défauts, réels ou imaginés, du système fédéral canadien.

    Enfin, sur la question principale, à savoir la compétence éventuelle de l’Assemblée nationale pour utiliser l’art. 33 de la Charte canadienne pour contrer les effets de l’arrêt Jordan en matière criminelle stricto sensu, nos opinions divergent manifestement. Mon évaluation n’est pas, par contre, basée sur une « lecture plutôt centralisatrice du partage des compétences », mais d’une lecture de la jurisprudence en la matière. Je n’ai vu aucun jugement rendu depuis 1867 qui me permettrait de conclure que l’art. 92(14) permet aux provinces de rendre inapplicables des dispositions législatives ou des règles de common law qui relèvent du pouvoir fédéral en vertu de l’art. 91(27). J’admets volontiers que je me trompe souvent et je serais donc tout à fait disposé à changer d’avis si tu pouvais m’indiquer une décision d’un tribunal qui me donne tort. (Étant dans le droit positif, on s’entend que l’argument voulant que la « lecture plutôt centralisatrice » soit imposée par les juges nommés par le pouvoir fédéral ne saurait me convaincre. C’est évidemment un argument politique tout à fait valable, quoique je doute du pouvoir des gouvernements fédéraux successifs de contrôler la magistrature avec autant de succès.)

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