Affaire Henderson de contestation de la loi 99 sur les droits fondamentaux du peuple et de l’État du Québec: vers un contrôle judiciaire de constitutionnalité sans droit constitutionnel? Billet 5/7: critique (suite)

Jusqu’ici, le raisonnement de la juge Dallaire est donc le suivant : puisque l’objet des dispositions contestées était et demeure de répondre à une «intrusion» de la part du législateur fédéral en réaffirmant des «principes existants» et autres «choses qui existaient déjà», ces dispositions ne peuvent pas être inconstitutionnelles; nul besoin, donc, de s’interroger sur les conditions de constitutionnalité de normes «qui existaient déjà», ni de vérifier la correspondance entre l’objet des dispositions en cause et leur nature véritable, ni de déterminer la portée de la ou des compétences en vertu desquelles ces dispositions prétendent avoir été validement adoptées, ni de vérifier qu’en raison de leur nature véritable ces dispositions se rattachent bel et bien, de manière dominante, à ces compétences. Il s’agit déjà, à ma connaissance, d’un raisonnement invalide. Et pourtant ce n’est pas tout.

En effet, la nature véritable de ces dispositions ne peut que d’autant plus avoir échappé aux motifs de la juge Dallaire qu’ils s’en tiennent à leur objet déclaré, apparent, sans jamais s’interroger sérieusement sur la véracité de cette apparence. Notre juge ne s’appuie pas moins de trente fois sur des propos du ministre responsable du projet, du premier ministre ou du gouvernement québécois de l’époque: par. 70, 89, 94, 98, 108, 139, 332, 346, 347 (deux fois), 351, 374, 375 (deux fois), 398, 399, 414, 415, 433, 437, 458, 459, 484, 485, 495, 498, 524, 525, 531, 540. Elle se dit ainsi d’avis que «les intentions du gouvernement sont claires et à moins qu’il veuille berner le peuple dont il tente par ailleurs de protéger les droits et privilèges, ce qui semble contradictoire, il ne subsiste en principe aucune ambiguïté sur les intentions divulguées» (par. 416).

Elle n’est guère mieux disposée au contrôle des déclarations du législateur, dont elle affirme qu’il «connaît mieux qui [sic] quiconque le sens et la portée des mots pour véhiculer des idées» (par. 250). La juge Dallaire se dit aussi croire à la force «magique» de l’emploi de certains mots, qui dispenserait l’interprète de toute analyse. Elle le fait au sujet des articles 6 à 12 de la loi en cause, sur lesquels ne portait pas la contestation, et ce exactement comme suit : «Le législateur ajoute même les mots suivants, magiques en l’occurrence, soit « dans le cadre des lois et des conventions de nature constitutionnelle », et il le fait deux fois plutôt qu’une.» (par. 521) Cette réception sans bénéfice d’inventaire ne se confine pas chez elle aux déclarations qui sont portées par des dispositions de la loi, mais s’adresse également sinon de manière privilégiée à ses titres et considérants, la juge Dallaire écrivant en effet ce qui suit :

Non seulement les sujets identifiés dans ces chapitres [ceux de la loi] portent sur [sic] des choses fondamentales, mais le fait que le législateur ait mis autant de titres pour attirer l’attention sur ceux-ci et qu’il ait inséré si peu d’articles dans chacun, confirme le caractère général et solennel qu’il voulait donner à la Loi 99 [sic]. [par. 323]

[…]

Maintenant que l’on sait que le législateur ne parle pas pour ne rien dire, abordons le fait qu’il ait inséré plus de considérants que d’articles dans cette Loi [sic], en guise de préambule. [par 326]

Plus exactement, la juge Dallaire entend ici tirer une conclusion d’un faible ratio dispositionnel, en l’occurrence celle de l’ajuridicité de la loi en cause, comme si, juridiquement, celle-ci était dépourvue d’effets et n’introduisait donc aucun droit nouveau, mais se contentait de «véhiculer des idées» et d’exprimer la souffrance morale d’un législateur anthropomorphisé afin de pouvoir en dire qu’il fut «heurté». Ainsi notre juge se dispense-t-elle de toute analyse de la nature véritable des dispositions contestées et d’authentique contrôle de leur constitutionnalité, puisque ces dispositions feraient partie d’une loi qui serait d’autant plus innocente constitutionnellement que, juridiquement, elle ne ferait rien, pour ainsi dire. Telle est la fonction ici remplie, au sein des motifs qui nous occupent, par la mobilisation d’une notion pourtant inconnue du droit canadien, celle de «loi solennelle».

On comprend ainsi pourquoi jamais la juge Dallaire ne s’est attelée (ni ne pouvait le faire) à la classification (en fonction de leur nature véritable qu’elle n’a pas voulu déterminer) des dispositions contestées au sein du dispositif fédératif de répartition des compétences constituante et législatives. Du reste, l’affirmation suivante trahit son manque de maîtrise de ce domaine du droit constitutionnel : «Les matières qui relèvent de la compétence provinciale se retrouvent dans les articles 92, 92A, 93 et 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 (la Constitution).» (par. 286) En effet, la Constitution du Canada, même comprise en tant que «loi suprême» ainsi qu’elle l’est aux termes du paragraphe 52(1) de Loi constitutionnelle de 1982, ne se réduit aucunement à la Loi constitutionnelle de 1867. Si l’on tient compte des compétences concurrentes attribuées aux articles 92A(2) et (3) – que la juge Dallaire n’a pas retranchés de son énumération – et à l’article 95 de cette dernière loi constitutionnelle, alors il n’y avait aucune raison d’omettre d’indiquer l’article 94A. Enfin et surtout, la répartition fédérative, même des seules compétences législatives (à l’exclusion de la compétence constituante), ne se limite ni à ces dispositions ni même à cette Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que je l’ai déjà expliqué. Bien que ses motifs contiennent l’affirmation selon laquelle les questions dont elle était saisie «ne tournent qu’autour de l’exercice, conforme ou non, par le gouvernement [sic] québécois, de la compétence constitutionnelle du Québec, à la lumière des paramètres prévus dans la Constitution canadienne» (par. 358), la juge Dallaire ne s’est pas véritablement penchée sur la question de la nature – en l’occurrence «constitutionnelle» au sens purement matériel et non formel du terme (voir ici) – et de la portée de cette compétence, ce qui lui aurait permis de vérifier si les dispositions contestées s’y ancraient bel et bien (à condition bien sûr d’en avoir déterminé la nature véritable plutôt que le seul objet déclaré).

Sur la foi de «quatre rapports d’experts», et sans autre forme d’analyse juridique, la juge Dallaire assimile d’ailleurs, aussi erronément qu’aisément, la notion de «constitution de la province» en droit canadien avec celle de constitution d’un État fédéré américain ou d’une entité fédérée dans d’autres fédérations (par. 214-215). Or le droit canadien ne connaît pas, par exemple, de division de la loi suprême en une part fédéral et une part provinciale, à la manière dont le droit américain, en vertu du principe de double souveraineté que consacre le Tenth Amendment à la Constitution des États-Unis, fait la distinction entre constitution fédérale et constitutions «étatiques» comme entre deux catégories de lois constitutionnelles au sens formel du terme, c’est-à-dire fondant un contrôle judiciaire de validité des lois. Encore là, en vertu notamment de la “Guarantee Clause” (§ 4) de l’article IV de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le contrôle, par le Congrès (Luther v Borden), de conformité des constitutions étatiques à la constitution « fédérale » dont l’opposé serait impensable, je doute qu’en droit américain ces deux catégories de constitutions ainsi que leur procédure de modification respective ne soient à situer sur un pied d’égalité. En tout état de cause, au Canada, la loi constitutionnelle au sens formel du terme, c’est-à-dire la «loi suprême», n’est jamais fédérale ou provinciale, mais pour ainsi dire fédérative, puisqu’elle se situe au-dessus de celle des législateurs fédéral et provinciaux, dont la loi n’est toujours formellement qu’ordinaire, pour n’être «constitutionnelle» ou «quasi constitutionnelle» qu’en un sens purement matériel ou relatif aux règles, interprétatives, de résolution des conflits de loi. C’est d’ailleurs après avoir commis d’autres erreurs symptômatiques du genre, telle l’assertion voulant que la Charte des droits et libertés de la personne, une loi québécoise «quasi constitutionnelle», ait un statut supra-législatif, que la juge Dallaire évoque une notion, inconnue du droit canadien, de «loi fondamentale» qui se situerait quelque part entre la loi ordinaire et la loi quasi constitutionnelle (par. 549-551). Elle renvoie alors simplement «aux expertises produites» pour conclure à la validité de l’entièreté de la loi en cause (à titre de constitution d’une entité fédérée) (par. 552-553). Ce n’est donc qu’après avoir pris connaissance de l’ensemble du formidable amalgame d’improbables notions de droit constitutionnel canadien dont les motifs qui nous occupent sont porteur que le lecteur peut, rétrospectivement, saisir ce qui se veut le sens d’un extrait tel que le suivant :

Le législateur ne parlant pas pour ne rien dire, s’il choisit ces mots forts «droits fondamentaux» et «prérogatives», qu’il les associe à deux entités distinctes, mais complémentaires, «le peuple québécois» et «l’État du Québec», et qu’il est question d’exercice desdits droits et prérogatives, on ne peut qu’y voir une loi à caractère solennel dont le message fort pointe vers ce qui s’apparente en tous points à une charte constituante (par. 304).

En fait, nous sommes ici devant des motifs qui, en droit du moins, ne veulent rien dire, en disant que les dispositions législatives dont il s’agissait de vérifier la constitutionnalité sont valides puisque, juridiquement, elles ne font rien, et ce de manière solennelle et gravement importante, comme ce serait du reste le propre de la constitution des entités fédérées dans d’autres fédérations.

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