Médias sociaux : des droits d’auteur pour utiliser sa propre photo?

Les médias sociaux sont omniprésents aujourd’hui. On s’en sert, en se demandant souvent, en arrière-pensée, s’il y a un risque à inclure dans un de nos comptes tout ce qui nous semble intéressant, y compris des choses trouvées sur internet.  Mais, à tout le moins, on pense qu’on peut y afficher sa propre photo sans problème aucun.

Hélas, tout n’est pas toujours si simple. Aux États-Unis, Justin Bieber vient de le découvrir. Il a déposé sur son compte Instagram, suivi par 139 millions d’abonnés, quelques photos de lui-même, prises par un photographe professionnel, Javier Matco[1]. Celui-ci considérait qu’il détient les droits d’auteur sur les photos. Il a poursuivi M. Bieber, argumentant que celui-ci aurait dû obtenir son consentement, ou payer le coût d’une licence pour pouvoir les utiliser.

Lorsqu’il s’agit d’une photo qu’on a prise de soi-même, il n’y a évidemment pas de difficultés. Ou, s’il y en a, c’est au niveau de la question de savoir jusqu’à quel point d’autres personnes peuvent l’utiliser, en la faisant circuler sur internet. On y reviendra. La question qui nous intéresse d’ abord est de savoir si on peut utiliser à sa guise une photo dont on est le sujet, lorsqu’elle a été prise par une autre personne.

Pour mieux comprendre l’état du droit, il est pertinent de regarder ce qui était prévu dans la Loi sur le droit d’auteur avant les changements apportés en 1992[2]. Le principe de base, on le devine, est que le créateur d’une œuvre est le premier détenteur du droit d’auteur. Mais il y avait deux règles particulières applicables aux photos. L’ancien paragraphe 10(2) prévoyait que « Le propriétaire, au moment de la confection du cliché initial (…) de l’original est considéré comme l’auteur de la photographie… ». Et le paragraphe 13(3) était ainsi formulé : « Lorsqu’il s’agit (…) d’une photographie (…) et que la planche ou autre production originale a été commandée par une tierce personne et confectionnée contre rémunération et la rémunération a été payée en vertu de cette commande, celui qui a donné la commande est, à moins de stipulation contraire, le premier titulaire du droit d’auteur » Ces dispositions ne présentent pas à première vue de difficultés. On a conservé le principe voulant que le photographe soit le premier détenteur du droit d’auteur sur ses photos. Exceptionnellement, on peut penser au cas où le photographe est l’employé d’un journal qui lui fournit son équipement. Dans ce cas, l’article 10 prévoit que le journal sera le premier détenteur du droit d’auteur. Cela ne fait pas de difficulté, et va dans le sens du principe encore inclus à l’article 13 de la loi, à l’effet que lorsqu’on est un employé, et qu’une œuvre est réalisée dans le cadre de son emploi, l’employeur est le premier détenteur du droit d’auteur. On a de plus créé une règle particulière pour les photos commandées. On ne voulait pas que le photographe conserve l’entièreté du droit d’auteur. En accordant le droit d’auteur à la personne qui a donné la commande, on lui permettait de contrôler la diffusion des photos[3].

Ces textes ont tout de même suscité des difficultés d’interprétation. Notamment dans l’affaire Lapierre-Desmarais, concernant la chanteuse Alice Roby[4]. Mme Roby, après une longue maladie, voulait relancer sa carrière de chanteuse. Elle est allée voir le photographe Gaby, de son nom véritable Gaby Desmarais, très réputé à l’époque. Celui-ci était spécialisé dans la photo de politiciens, de vedettes du sport et d’artistes. Il avait un modus operandi particulier. Des rabatteurs sollicitaient des personnes susceptibles de recourir à ses services. Dans tel cas, il ne chargeait rien pour les séances de pose, ni pour la confection d’épreuves. Le client payait uniquement pour le nombre et le format des photos ultimement achetées. On devine l’avantage que Gaby y trouvait. Dans un monde où le numérique n’existait pas, il contrôlait parfaitement la diffusion des photos qu’il avait prises dans sa carrière. Quoi qu’il en soit, Mme Roby a acheté quelques photos, au prix convenu. Après sa mort, la maison d’édition Edimag a publié une biographie de Mme Roby, reproduisant ces photos. La veuve de Gaby a prétendu qu’elle détenait les droits d’auteur sur ces photos.

Son argument n’était pas dénué de sens. A son avis, il n’y avait pas eu, selon la formulation du paragraphe 13(2), de « commande » de prise de photos ni de l’édition de photos, i.e. la confection de négatifs et d’épreuves montrées au client. Le droit d’auteur était donc resté entier. Il y avait eu seulement commande de photos format papier. De plus notre loi est inspirée directement de la loi britannique de 1911, qui avait incorporé une disposition d’une loi de 1862 à l’effet que le droit d’auteur appartient à la personne qui a commandé le négatif pour une « good and valuable consideration ».[5] En l’occurrence, il n’y avait pas eu commande de négatifs en échange d’un montant d’argent. Mais la Cour d’appel à l’unanimité a rejeté cet argument. Gaby jouissait d’une réputation internationale[6]. Toute personne qui allait se faire photographier par lui comprenait qu’il était hors de question de ne commander aucune photo, ultimement. Il ne fallait donc pas accorder une importance trop grande au modèle d’affaires un peu particulier de Gaby. Il effectuait son travail après que le client se soit engagé à acquérir un certain nombre de photos, au prix convenu selon le format ultimement choisi.  

Une autre décision notable est l’affaire Allen c. Toronto Star[7]. Ici le magazine Saturday Night avait retenu les services du photographe Allen pour faire une photo couverture de Sheila Copps, pour l’édition de novembre 1985, qui était à ses débuts en politique fédérale. En mars 1990 le journal Toronto Star, à l’occasion d’un article sur la députée, a reproduit la totalité de la page couverture du Saturday Night, sur laquelle la photo de Mme Coops était prééminente. Allen a poursuivi, alléguant violation de son droit d’auteur. On aurait été porté à croire que le magazine, qui a clairement passé une commande, et contre rémunération, était le détenteur du droit d’auteur[8]. Mais Allen a montré que dans son milieu, il est d’usage que le photographe concède uniquement un droit d’utilisation des photos prises par lui, pour un temps limité. Il s’agissait donc d’un cas où s’appliquent les mots « à moins de stipulation contraire » au paragraphe 13(2)[9].

Les dispositions en vigueur dans la loi se trouvent maintenant au paragraphe 32.2(1)(f), qui se lisent comme suit : « Ne constituent pas des violations du droit d’auteur…le fait pour une personne physique d’utiliser à des fins non commerciales ou privées, ou de permettre d’utiliser à de telles fins, la photographie…qu’elle a commandée à des fins personnelles et qui a été confectionnée contre rémunération… »

Le changement important effectué par ces dispositions est de permettre au photographe de conserver clairement son droit d’auteur. La personne qui a commandé les photos n’a qu’un droit de les utiliser, à certaines conditions, sans avoir à acquitter de nouveau  des droits d’auteur. Il ne semble pas y avoir à ce jour de jurisprudence sur cette nouvelle disposition. Mais la lecture du texte de la loi nous apprend tout de même trois choses. Pour bénéficier de l’exception, il doit s’agir d’une personne physique, qui utilise ses photos à des fins non commerciales. Et, comme sous l’ancienne disposition, il doit s’agir d’une commande, qui a été réalisée contre rémunération.

En doctrine, on a imaginé le cas d’une personne commandant des photos de mariage, pour mieux comprendre l’application de la loi[10]. Ici encore, c’est la personne qui donne la commande qui bénéficie de l’exemption. Ce peut donc être les futurs mariés, ou une personne invitée au mariage. Cette dernière peut certes utiliser les photos pour elle-même. Mais peut-elle en distribuer des exemplaires aux mariés ou à des amis[11]? A notre avis, oui, parce qu’il s’agirait d’une utilisation non-commerciale. De plus, le paragraphe 29.22 augmente la portée de l’exemption. En effet cette disposition fort généreuse permet à toute personne de faire une seule copie, pour usage personnel, de n’importe quelle œuvre protégée par la loi. Il suffit, dans le cas qui nous intéresse, que la photo qu’on veut reproduire ne soit pas une copie contrefaite, qu’on soit propriétaire du support sur lequel elle se trouve, ou qu’on soit autorisé à l’utiliser, et que ce soit fait pour des fins purement personnelles. Le fait de reproduire une photo numérisée satisfait toutes ces conditions.

On voit donc qu’en ce qui nous intéresse ici, la situation de Justin Bieber, celui-ci doit acquitter des droits d’auteur pour l’utilisation des photos, même s’il en est le sujet. Les droits d’auteur appartiennent au photographe professionnel, et M. Bieber n’est pas dans une situation où la loi canadienne l’en dispense. Sa situation n’est pas différente de celle de Paul McCartney, qui se plaint publiquement d’avoir à acquitter des droits d’auteur pour interpréter en public ses propres chansons composées durant les années ’60. Comme il a cédé dans le passé tous ses droits sur ces compositions, il se trouve à les exécuter en public lors d’un spectacle, ce qui est un des droits que l’article 3 de la loi confère au détenteur du droit d’auteur.

Enfin, il y a une autre situation qui mérite notre attention ici, dans le domaine des médias sociaux. Il ne s’agit pas de l’utilisation de photos de soi, mais la question se pose de savoir jusqu’à quel point on peut mettre en ligne des photos et les relayer. Le cas typique est arrivé en 2018 aux États-Unis[12]. Le président Trump, après une partie de golf, est allé dans un hôtel où se déroulait un mariage. Il s’y est présenté, pour surprendre et faire plaisir aux mariés. Plusieurs personnes en ont profité pour prendre des photos du couple avec le président. M. Jonathan Otto, un des invités, a capté une photo avec son iPhone. Un autre invité de sa connaissance, M. Burke, lui a demandé de la partager. M. Otto a consenti. Il n’avait pas l’intention de faire quoi que ce soit de particulier avec la photo initiale, et il n’y a eu aucune entente particulière avec M. Burke. Celui-ci l’a relayée à une personne dans la parenté de la mariée, qui l’a publiée sur son compte Instagram. Le lendemain, M. Otto a réalisé que plusieurs médias, dont TMZ, CNN[13] et le journal Washington Post ont publié la photo, sur Internet et en format papier. D’où sa poursuite pour violation de ses droits d’auteur.

On devine que M. Otto a choisi de poursuivre seulement les grands médias parce qu’ils sont plus fortunés. Mais on doit s’interroger sur le droit de M. Burke et la dame dans la parenté de la mariée de mettre en ligne les photos. Dans ce domaine, il faut dire que la première règle qui s’applique se trouve dans les conditions d’utilisation du compte, soit Facebook, Instagram ou autre. On présume que les gens consentent à ce qu’ils rendent public sur leur compte soit vu par d’autres, qui peuvent aussi relayer ce qu’ils y trouvent. Mais on ne doit pas déposer du contenu protégé par le droit d’auteur. L’élément intéressant pour nous ici est que le tribunal a affirmé que le seul fait que M. Otto ait partagé une photo avec une autre personne n’est pas suffisant en soi pour conclure qu’il a renoncé à ses droits d’auteur, ni qu’il y ait eu consentement implicite à ce que les photos soient relayées.[14]

Il en a été de même dans l’affaire Goldman c. Breitbart News[15] M. Goldman a pris une photo de Tom Brady, alors quart-arrière du club de football les Patriotes de la Nouvelle-Angleterre. Il l’a déposée sur son compte Instagram, où elle devait demeurer seulement 24 heures. Mais elle est devenue vite virale, et s’est retrouvée sur le compte Twitter de plusieurs amateurs de football. De grands médias l’ont aussi reprise, mais seulement en faisant un lien hypertexte dans leur publication. Néanmoins, aux yeux de la Cour de district qui a rendu la décision, ces médias avaient fait une chose réservée au détenteur du droit d’auteur, i.e. « display the work », ce que notre droit appelle la publication de l’œuvre, à l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur. Avis donc aux intéressés!


[1] Javier Matco v. Justin Bieber Brands 2020 WL 3276769, 17 juin 2020. U.S. District Ct, S.D. New York.

[2] Les modifications de la Loi sur le droit d’auteur en ce domaine ne s’appliquent d’ailleurs qu’aux photos prises après novembre 2012.

[3] Il  ne faut jamais oublier la distinction entre le droit de propriété et le droit d’auteur. Dans le cas envisagé au paragraphe 13(3), le photographe demeurait propriétaire des négatifs, des épreuves qu’il a faites. Mais le droit de multiplier les images et les offrir en vente renvient au sujet de la photo. Autre exemple : si j’écris un roman, mais j’en suis insatisfait et le jette à la poubelle, ce n’est pas la personne qui le récupère qui devient titulaire des droits d’auteur.

[4] Lapierre-Desmarais c. Edimag inc, (2003) R.J.Q. 1056 (C.A.) Voir aussi Lapierre-Desmarais c. Amylitho REJB 1999-10616 (C.Q.) et Lapierre-Desmarais c. Editions Fides REJB 1999-13189 (C.Q.)

[5] Cf Fine Arts Copyright Act, 1862, 25 Vict. Ch 68

[6] A l’époque, une fois les épreuves sélectionnées, elles étaient retouchées à la main, puis un autre cliché était pris de la photographie retouchée. Cela impliquait un vrai travail d’artiste. Cf. N. Tamaro, Loi sur le droit d’auteur annotée, Éd Yvon Blais, 8ième éd, 2009, sous l’article 13(2).

[7] (1997) 152 D.L.R. (4th) 518. (ont. Gen. div.)

[8] A noter que la loi précise bien que c’est la personne qui donne la commande qui a le droit d’auteur, pas la personne photographiée.

[9] Pour une analyse de la décision, voir Y. Gendreau, « Flash sur la photo » (1999) 11 C.P.I. 689, p. 696-7. On a jugé dans le même sens dans l’affaire Atelier Tango Argentin c Festival d’Espagne et d’Amérique (1997) R.J.Q. 3030 (C.S.) Le photographe, un amateur sérieux, avait créé une mise en scène et avait pris des photos pour promouvoir les activités d’une école de Tango.

[10] Voir Viviane de Kinder, « La protection des photographies suite aux modifications de 2012 à la Loi sur le droit d’auteur » (2013) 11 C.P.I. 951, p.960 et ss.

[11] Dans un monde où virtuellement toutes les caméras sont numériques, on ne peut plus imagier un monde où le photographe pourrait faire comme Gaby, i.e. produire seulement des exemplaires en papier.

[12] Otto c. Hearst Communication 345 F.  Supp.  3d 412.

[13] Pour Ten Mile Zone, une émission de télévision, et le réseau de nouvelles Cable News Network.

[14] Quant à la poursuite principale, elle a connu du succès. La cour a rejeté la défense d’utilisation équitable, et celle de consentement implicite.

[15] 302 F Supp 3d 585.