Vous avez dit « Église catholique » et « doctrine de la découverte »?

Puisque, pour les raisons que l’on sait, le sujet du rapport de l’Église catholique à la « doctrine de la découverte » est actuellement de toutes les chroniques médiatiques, voici ma tentative d’y apporter quelques précisions.

En 1481, par la bulle pontificale dite « Æterni regis », le pape Sixte IV confirme le principe du traité d’Alcáçovas, soit, sous l’apparence d’une « zone de mission », la découverte et le droit d’occupation, c’est-à-dire la possession, des îles Canaries par l’Espagne. La bulle attribue d’autre part au Portugal toutes les terres conquises par les puissances chrétiennes depuis l’Afrique jusqu’aux Indes, et ce, sous réserve de l’obligation d’en évangéliser les habitants. En 1493, par les bulles « Inter Caetera », le pape Alexandre VI Borgia, qui était d’origine espagnole, accorde à l’Espagne toutes les terres à l’ouest d’un méridien se trouvant à 100 lieues (418 km) à l’ouest des Açores et du Cap-Vert, soit à une longitude de 36 degrés et 8 minutes ouest. Ce document papal prescrivait notamment « le renversement et l’assujettissement des nations barbares ». En 1494, se fondant sur les bulles pontificales, l’Espagne et le Portugal concluent le traité de Tordesillas[1]. Celui-ci déplace la ligne atlantique de partage du droit de découverte « à trois cent soixante-dix lieues [1546,6 km] des îles du Cap-Vert dans la direction du Ponant [le couchant du soleil] » [2], soit une longitude de trente-neuf degrés et trois minutes ouest. Le Brésil revient ainsi au Portugal, ce que les Espagnols ne savent pas encore mais que les Portugais savaient probablement, contrairement à ce que raconte l’histoire officielle de la découverte du Brésil par Pedro Álvares Cabral en 1500[3]. Le partage du « nouveau » monde que prévoit ce traité est complété par le traité de Saragosse de 1529, où l’Espagne et le Portugal stipulent que l’autre ligne de démarcation sera l’antiméridien de celle définie dans le traité de Tordesillas.

Un traité ne lie que ses parties. D’autre part, à ma connaissance aucun souverain autre qu’espagnol ou portugais et aucun auteur parmi ceux qui sont passés à la postérité n’ont reconnu la validité des bulles de 1481 et 1493, même si celles-ci « s’inscrivaient dans le sillage d’une pratique traditionnelle de la papauté relative à l’attribution des terræ incognitæ, sur la base de la conception du pouvoir pontifical des curialistes […] Les bulles d’Alexandre VI font tout naturellement suite à celles qui, depuis le début de l’expansion portugaise le long des côtes d’Afrique, sous divers pontifes, lui avaient donné sa sanction canonique par la concession de privilèges de croisade et l’adjudication d’un « monopole de découverte », notamment par la Bulle Romanus Pontifex (1455) de Nicolas V (1447-55), qui avait consacré les droits exclusifs du Portugal en Guinée »[1]. L’opposition des autres puissances maritimes, soit la France, l’Angleterre et les Provinces-Unies (Pays-Bas) débouchera sur le « régime dit des « lignes d’amitié » (amity lines), suivant lequel le droit des gens en vigueur dans le Vieux monde ne serait pas appliqué au sud et à l’ouest d’une ligne courant le long du tropique du Cancer et du 30eméridien »[2], puis imposera progressivement un double principe de liberté des mers et d’occupation effective (plutôt que simple « découverte ») comme condition d’acquisition des « nouveaux » territoires. 

L’année 1513 voit la première tentative d’instauration du « requerimiento », dont le principe est élaboré par le juriste, professeur et membre du Conseil de Castille Juan López de Palacios Rubios[3]. Le requerimiento est un « document indiquant les « titres » du Roi d’Espagne sur les Indes (à commencer par la bulle d’Alexandre VI) et qui était lu aux Indiens, avec l’assistance d’un interprète, pour les inciter à accepter la souveraineté espagnole »[4]. Les Autochtones d’Amérique sont ainsi informés du fait qu’ils sont désormais vassaux de l’empereur espagnol et sujets du pape. En cas de refus de leur part de se soumettre « volontairement », on peut leur imposer ces conditions par « le fer et le feu ». Celui-ci renvoie à la guerre, celui-là à l’esclavage. Selon des auteurs, ce principe se serait inspiré du droit islamique de la guerre[5].

En 1523, le roi-empereur Charles Quint convoque à Volladolid « les membres de son conseil des Indes, un grand nombre de savants jurisconsultes, de théologiens et d’autres hommes recommandables par leur savoir et la pureté de leurs principes. Il leur parut que ‘puisque le Seigneur notre Dieu avait créé’ les Indiens libres, l’empereur ne pouvait en conscience les confier à personne ni les répartir entre les Espagnols »[6]. La conquête et l’esclavage sont exclus. S’affirme l’idée selon laquelle seule la reconnaissance d’un prince chrétien à la suite d’une conversion libre peut fonder le pouvoir de l’empereur d’Espagne sur les Autochtones d’Amérique.

En 1537, le pape Paul III signe la bulle « Sublimis Deus », qui tranche sur celles de ses prédécesseurs en se lisant notamment comme suit : « Considérant que les Indiens, étant de véritables hommes sont aptes à recevoir la foi chrétienne, mais encore, d’après ce que nous savons le désirent fortement […] nous décidons et déclarons, nonobstant toute opinion contraire, que les dits Indiens […] ne pourront être en aucune façon privés de leur liberté ni de la possession de leurs biens […] et qu’ils devront être appelés à la foi de Jésus-Christ par la prédication de la parole divine et par l’exemple d’une vie vertueuse et sainte. »


[1] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 43.

[2] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 44.

[3] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Economica, 1995, p. 45.

[4] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 45.

[5] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 34, se référant à G. Stadtmüller, Geschichte des Völkerrechts, tome 1, Hanovre, 1951, p. 49.

[6] Bartholomé de Las Casas, Trente propositions, 1549, proposition XXIX.


[1] Il y eut en réalité deux traités conclus entre les parties le même jour, le second portant sur l’Afrique du Nord et de l’Ouest.

[2] Une traduction française complète des Traités de Tordesillas par Bernard Lesfargues figure dans Régis Debray,  Christophe Colomb le visiteur de l’aube, suivi des Traités de Tordesillas, 2éd., Paris, La Différence, 1991.

[3] Voir la présentation des Traités de Tordesillas par Bartolomé Bennassar, dans idem. Voir aussi Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Economica, 1995, p. 43.