Numéro spécial : La fiscalité des entreprises à l’ère du numérique : enjeux et perspectives d’avenir quant à la détermination de la résidence aux fins de l’impôt

Claudie Jalbert, Étudiante au Barreau

À l’échelle internationale, les épisodes de confinement et de restrictions sociosanitaires en réponse à la pandémie de COVID-19 ont participé à l’accélération de la course au numérique, en plus de profiter aux entreprises multinationales déjà bien établies dans le cyberespace[1]. Les absents de la toile, quant à eux, ont payé le prix fort, alors que des baisses historiques des ventes au détail ont été enregistrées[2]. L’industrie canadienne du commerce au détail a d’ailleurs connu le pire bilan de son histoire en mars 2020, alors que ses ventes ont chuté de 10 %, ce qui correspond à des pertes se chiffrant à plus de cinq milliards de dollars[3]. Dans une économie de plus en plus mondialisée et numérisée, les entreprises n’assurant qu’une présence physique ne sont pas au bout de leurs peines. Le défaut d’adaptation du système de répartition des charges fiscales ne leur permet pas de faire le poids face à des concurrents aussi agressifs que les géants du Web. Autant à l’échelle nationale, qu’internationale, la nécessité d’un système fiscal à l’épreuve du temps se fait sentir. Lumière sur les enjeux de territorialité et de multilatéralisme ! 

Le système canadien d’imposition des sociétés, une passoire fiscale 

L’assujettissement à l’impôt d’une société est tributaire du lieu de sa résidence fiscale. Alors que les sociétés résidant au Canada sont assujetties à l’impôt national sur leurs revenus mondiaux, les sociétés étrangères ne le sont que pour la portion de leurs revenus issue d’une entreprise canadienne[4]

Conformément au paragraphe 250 (4) de la Loi de l’impôt sur le revenu[5] (LIR), une société constituée en territoire canadien est généralement réputée y être une résidente fiscale. Il en va de même d’une société dont les membres du conseil d’administration effectuent la gestion centrale et le contrôle à partir du Canada, un principe de common law dont l’application aux fiducies a été confirmée dans l’affaire Fundy Settlement c. Canada[6].  

Il convient cependant d’apporter une nuance fondamentale. Afin d’empêcher la double imposition d’une société procédant à des échanges et investissements transfrontaliers, bon nombre d’États ont négocié des conventions fiscales bilatérales prévoyant des règles de départage. Reposant sur des discussions ayant pris place dans les années 1920[7], ces conventions ne sont toutefois pas adaptées à la réalité numérique, une brèche exploitée par certaines multinationales désirant échapper à toute forme d’imposition, telles que Google Ireland Limited[8].  

Les sociétés résidentes ne sont pas les seules à passer à travers les mailles du filet. Bien que l’alinéa 2(3)b) de la LIR prévoit l’imposition des sociétés étrangères exploitant une entreprise en sol canadien, il ne trouve application que lorsque ladite entreprise se qualifie au sens de l’article 253 de la LIR. L’unique paragraphe de cette disposition susceptible de s’appliquer aux sociétés numériques est le suivant : 

b) [La société] sollicite des commandes ou offre en vente quoi que ce soit au Canada par l’entremise d’un mandataire ou préposé, que le contrat ou l’opération ait dû être parachevé au Canada ou à l’étranger ou en partie au Canada et en partie à l’étranger.[9] 

Les sociétés non-résidentes du numérique exerçant aisément leurs activités en ligne sans que ne soit mobilisé un mandataire ou un préposé, bon nombre d’entre elles échappent à toute charge fiscale canadienne. Alors qu’une réforme législative visant leur assujettissement est proposée par plusieurs acteurs, il importe de garder à l’esprit que toute entreprise étrangère résidant dans un pays signataire d’une convention fiscale bilatérale avec le Canada serait exemptée de toute façon[10]1.  

L’« établissement stable », un concept à redéfinir  

Même une société se qualifiant comme étant étrangère au sens de la législation interne est susceptible d’être exemptée de l’impôt canadien sur le revenu si sa résidence est établie dans un pays signataire d’une convention fiscale bilatérale avec le Canada et qu’elle ne dispose pas d’un établissement stable exploité sur le territoire[11]

Le concept d’« établissement stable » est largement répandu dans les conventions auxquelles prend part le Canada. L’article V de la Convention entre le Canada et les États-Unis d’Amérique en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune le définit comme désignant une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle un résident d’un État contractant exerce tout ou partie de son activité[12]. Le critère applicable à des fins d’imposition en est donc un d’ordre purement matériel, ne tenant pas compte de la réalité numérique. Conséquemment, l’intangibilité des sites Web fait obstacle à leur reconnaissance en tant qu’établissement stable. Les sociétés numériques ont donc tout intérêt à n’exister que dans le nuage, ce qui nuit à la perception des recettes publiques et participe au déplacement de la charge fiscale vers les entreprises physiques et les citoyens. 

Un accord multilatéral à l’échelon mondial, une solution à privilégier selon le Parlement européen[13] 

Le Parlement européen « estime qu’une solution internationale ambitieuse et harmonisée est largement préférable à un ensemble d’impositions numériques nationales et régionales sources de risques éventuels »[14]. Une position compréhensible au regard de l’efficacité douteuse des critères fiscaux non coordonnés qui trouvent toujours application. 

Malgré les efforts déployés par le cadre inclusif de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) afin de parvenir à un consensus mondial sur une réforme multilatérale du système fiscal international, les délais initialement établis pour la conclusion d’un accord international ont dû être repoussés en raison de la soudaine apparition de la maladie à coronavirus[15]. Le retour à la table de négociation ne s’est toutefois pas fait attendre bien longtemps. Le 4 novembre 2021, ce sont 137 juridictions qui ont adhéré à un plan de mise en œuvre d’une solution reposant sur deux piliers développés par le groupe de réflexion sur l’économie numérique du BEPS[16]. Les discussions qui ont suivies ont menées à la sortie de la convention multilatérale pour la mise en œuvre du Pilier Un d’octobre dernier, un texte qui reflète le consensus atteint jusqu’à présent[17]. La mise en place de mesures destinées à garantir un niveau minimal d’imposition des entreprises numériques, la modification de l’expression « établissement stable » et la minimalisation des écarts d’imposition résultant de divers systèmes fiscaux trop complexes ne sont que quelques-unes des mesures qu’elle prévoit. 

En conclusion, la désuétude du système fiscal mine la concurrence loyale entre les entreprises traditionnelles et les entreprises du numérique. Les premières étant soumises à un taux d’imposition effectif de 23,2 %, contre 9,5 %, leurs chances de survie diminuent plus la sous-imposition des entreprises du Web perdure[18]. En plus de permettre aux entreprises physiques de souffler, le redressement des charges fiscales pourrait engendrer des recettes plus que nécessaires considérant l’alourdissement de la dette publique causée par la COVID-19. Pour s’y faire, l’approche à préconiser semble être l’adoption d’un accord multilatéral. Maintenant, il ne reste à savoir que si les gouvernements trouveront un terrain d’entente. 

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