Noël: « colonialiste » et « systémiquement discriminatoire »? La Commission canadienne des droits de la personne vs la Cour suprême des États-Unis au sujet de la neutralité et de l’égalité religieuses

Entre nous, la Cour suprême des États-Unis se fiche de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP). Cela dit, l’ombudsman fédéral canadien vient de publier un Document de réflexion sur l’intolérance religieuse qui amuserait la plupart des membres de la plus haute juridiction américaine, dont la jurisprudence relative à la liberté de religion et à la non-discrimination est peut-être la plus riche et la plus mature. Le rapport de la CCDP contient le passage suivant :

La discrimination à l’égard des minorités religieuses au Canada est ancrée dans l’histoire du colonialisme au Canada. Cette histoire se manifeste aujourd’hui par une discrimination religieuse systémique. Un exemple évident est celui des jours fériés au Canada. Les jours fériés liés au christianisme, dont Noël et Pâques, sont les seuls jours fériés canadiens liés à des fêtes religieuses. Par conséquent, les non-chrétiens peuvent avoir besoin de demander des aménagements spéciaux pour célébrer leurs fêtes religieuses et d’autres périodes de l’année où leur religion les oblige à s’abstenir de travailler.

Il est particulièrement fort de soutenir que la possibilité d’obtenir un arrangement spécial est discriminatoire. Aux États-Unis, depuis l’arrêt Smith de 1990, la liberté de pratique religieuse ne donne plus de droit constitutionnel à une exemption à la loi d’application générale.

En réalité, le propos de la CCDP se rapporte à la question des monstrations patrimoniales d’origine historique religieuse de la part de l’État. Il est simpliste et ridiculement ignorant de l’état des jurisprudences du monde sur la question. Je ne pourrai pas traiter ici de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou de celle de certaines juridictions constitutionnelles européennes, par exemple. Mais je vais le faire de la jurisprudence américaine relative à l’Establishment Clause du premier amendement à la constitution américaine, aux termes de laquelle la question que se pose de manière plutôt médiocre la CCDP est traitée en droit constitutionnel américain.

«Congress shall make no law respecting an establishment of religion», se lit la disposition qui nous occupe. Son interprétation judiciaire a confirmé son asymétrie : l’interdiction faite au Congrès – et, depuis l’«incorporation» de cette disposition avec les autres dispositions fondamentales du Bill of Rights à la disposition relative au «due process of law» de la «Section 1» du Fourteenth Amendment, aux États fédérés – ne concerne bien que l’établissement d’une «religion», et non d’une éthique, d’une morale, d’une «philosophie», d’une politique, etc., qui, sans être anti-religieuse, serait areligieuse. C’est pourquoi on a pu dire de cette disposition constitutionnelle qu’elle favorisait ou avantageait la non-croyance aux dépens de la croyance[1]. Or, dans l’arrêt Schempp de 1963, sur lequel nous reviendrons à l’instant, le juge Clark, auteur de motifs majoritaires, a accessoirement indiqué qu’en vertu de la disposition de non-établissement l’État n’était pas autorisé à établir une «religion of secularism»[2]. En 1961, cette même Cour suprême des États-Unis avait, dans les motifs principaux de la décision qu’elle avait unanimement rendue dans l’affaire Torcaso v. Watkins, reconnu l’«humanisme laïque» (secular humanism) parmi les religions non théistes pratiquées aux États-Unis[3], tandis que dans l’affaire United States v. Seeger de 1965 elle jugera bon de relever qu’elle n’est pas saisie de la question de savoir si l’athéisme peut être tenu pour une religion aux termes des dispositions religieuses du First Amendment[4]. Il faut ensuite savoir que le non-établissement n’est pas une protection contre la contrainte religieuse, même dans un sens élargi, protection qu’offre plutôt la disposition relative à la liberté de pratique religieuse. La liberté de pratique a été étendue à un droit à la non-discrimination religieuse, ce qui empêche l’État d’invoquer quelque principe de «séparation» ou de «neutralité» stricte (plutôt que «bienveillante») dont serait porteuse la disposition de non-établissement afin de, par exemple, refuser aux associations religieuses ou à certaines d’entre elles des avantages qu’il accorde à des associations areligieuses ou à d’autres associations religieuses, selon le cas[5]. Autre chose à savoir, aux yeux des juristes américains, la neutralité religieuse ne se rapporte habituellement qu’à l’objet ou aux raisons d’une mesure étatique, et non à ses effets. Sauf que la disposition de non-établissement a déjà étendu son contrôle au-delà du seul objet pour couvrir les effets. De l’avis de Martha Nussbaum, ce n’était pas l’idée de neutralité qui donnait son sens à un tel contrôle des effets de l’action de l’État sur les minorités religieuses ou conscientielles, mais celle d’égalité, en l’occurrence une idée d’égalité de statut social et de citoyenneté, autrement dit d’égalité de respect politique[6]. C’est ainsi que pense notre CCDP. Dans cette parenthèse jurisprudentielle relative au non-établissement où ce principe a servi à contrôler certains effets «inégalitaires» de l’action étatique, le mot de «neutralité » a bel et bien été employé. En tout état de cause, l’arrêt de principe sur la question fut un moment l’arrêt Schempp de 1963, où, auteur de motifs majoritaires, le juge Clark avait forgé le «test» suivant :

The test may be stated as follows: what are the purpose and the primary effect of the enactment? If either is the advancement or inhibition or religion then the enactment exceeds the scope of legislative power as circumbscribed by the Constitution. That is to say that to withstand the strictures of the Establishment Clause there must be a secular legislative purpose and a primary effect that neither advances nor inhibits religion[7].

En 1971, sous la plume du juge Burger, l’arrêt Lemon v. Kurtzman a vu la Cour suprême des États-Unis ajouter une troisième étape à la méthode prescrite par le juge Clark dans l’arrêt Schempp. Le résultat en sera le fameux Lemon Test, que voici :

First, the statute must have a secular legislative purpose; second, its principal or primary effect must be one that neither advances nor inhibits religion; finally, the statute must not foster ‘an excessive government entanglement with with religion’[8].

Par l’addition de cette troisième condition cumulative qui demeurerait problématiquement indéfinie, l’arrêt Lemon v. Kurtzman marquait un retour à l’interprétation « séparationniste » du non-établissement qui avait parfois prévalu avant que ne fût rendu l’arrêt Schempp. Un tel renouement aurait culminé avec l’arrêt Aguilar v. Felton de 1985[9], qui fut renversé par l’arrêt Agostini v. Felton de 1997[10]. Celui-ci était en effet justiciable d’un mouvement jurisprudentiel de retour à une conception égalitariste de la neutralité dont l’idée sous-tendrait le non-établissement. En somme, pour n’avoir connu quelque stabilité que des années 1940 aux années 1980, la jurisprudence relative à la disposition de non-établissement du First Amendment de la constitution américaine ne peut être aisément exposée mais que racontée. Comme le déplore effectivement Martha Nussbaum, qui au final se livre pour sa part à un exercice «interprétif» au sens dworkinien du terme – et qui consiste à proposer une interprétation qui se veut «la meilleure» réponse, et donc la «bonne», à une question juridique relative à du droit suffisamment indéterminé pour qu’il soit impossible de le séparer rigidement en une partie qui « est » et une autre qui «doit être»[11] –, «[t]oo often, the modern Establishment Clause tradition has lacked that sort of overall orientation, or has been a scene of contention, as different Justices supply different orientations»[12], si bien que «[r]ecent Establishment Clause cases look like a mess»[13]. Aussi en a-t-il coulé, de l’eau sous les ponts, depuis la parution, en 2008, du livre de Martha Nussbaum.

À l’heure actuelle, le «Lemon Test» est sévèrement critiqué par certains juges de la Cour suprême des États-Unis, qui lui reprochent d’être, non seulement trop «séparationniste», mais péremptoire et naïvement égalitariste, et ce notamment en matière de maintien d’anciens – par opposition à l’inauguration de nouveaux – monuments, symboles, pratiques, etc., publics d’origine religieuse, mais pouvant avoir depuis lors revêtu une signification civique ou patrimoniale. Dans une affaire de 2018 où était en cause un monument public aux morts de la Première guerre mondiale qui avait la forme d’une croix et dont il a été jugé qu’il ne violait pas la disposition de non-établissement, le juge Alito, auteur de motifs majoritaires, écartait le Lemon Test pour les raisons qui suivent :

After grappling with such cases for more than 20 years, Lemon ambitiously attempted to distill from the Court’s existing case law a test that would bring order and predictability to Establishment Clause decisionmaking. […] If the Lemon Court thought that its test would provide a framework for all future Establishment Clause decisions, its expectation has not been met. In many cases, this Court has either expressly declined to apply the test or has simply ignored it. […] As Establishment Clause cases involving a great array of laws and practices came to the Court, it became more and more apparent that the Lemon test could not resolve them. It could not “explain the Establishment Clause’s tolerance, for example, of the prayers that open legislative meetings, . . . certain references to, and invocations of, the Deity in the public words of public officials; the public references to God on coins, decrees, and buildings; or the attention paid to the religious objectives of certain holidays, including Thanksgiving.” Van Orden, [545 U.S. 677], at 699 (opinion of Breyer, J.). The test has been harshly criticized by Members of this Court, lamented by lower court judges, and questioned by a diverse roster of scholars. For at least four reasons, the Lemon test presents particularly daunting problems in cases, including the one now before us, that involve the use, for ceremonial, celebratory, or commemorative purposes, of words or symbols with religious associations. First, these cases often concern monuments, symbols, or practices that were first established long ago, and in such cases, identifying their original purpose or purposes may be especially difficult. […] Second, as time goes by, the purposes associated with an established monument, symbol, or practice often multiply. […] Third, just as the purpose for maintaining a monument, symbol, or practice may evolve, “[t]he ‘message’ conveyed . . . may change over time.” Summum, 555 U. S., at 477. […] Fourth, when time’s passage imbues a religiously expressive monument, symbol, or practice with this kind of familiarity and historical significance, removing it may no longer appear neutral, especially to the local community for which it has taken on particular meaning. […] These four considerations show that retaining established, religiously expressive monuments, symbols, and practices is quite different from erecting or adopting new ones. The passage of time gives rise to a strong presumption of constitutionality. […] While the Lemon Court ambitiously attempted to find a grand unified theory of the Establishment Clause, in later cases, we have taken a more modest approach that focuses on the particular issue at hand and looks to history for guidance. Our cases involving prayer before a legislative session are an example[14].

Dans une affaire dont il a été finalement disposé sur la base de la liberté d’expression comme d’un cas de discrimination de l’expression religieuse et où la défense que voulaient fonder les autorités publiques sur le principe de non-établissement ne pouvait opérer puisque la cour n’avait pas conclu être en présence d’un cas de «government speech», les juges Kavanaugh d’une part et Gorsuch (avec l’adhésion du juge Thomas) de l’autre, se sont donné la peine de produire des motifs concordants où ils ont traité de cette inopérante défense. Si le premier s’est contenté de rappeler qu’«a government does not violate the Establishment Clause merely because it treats religious persons, organizations, and speech equally with secular persons, organizations, and speech in public programs, benefits, facilities, and the like»[15], le second, quant à lui, en a profité pour reconduire son lecteur au deuil du Lemon Test :

Ultimately, Lemon devolved into a kind of children’s game. Start with a Christmas scene, a menorah, or a flag. Then pick your own “reasonable observer” avatar. In this game, the avatar’s default settings are lazy, uninformed about history, and not particularly inclined to legal research. His default mood is irritable. To play, expose your avatar to the display and ask for his reaction. How does he feel about it? Mind you: Don’t ask him whether the proposed display actually amounts to an establishment of religion. Just ask him if he feels it “endorses” religion. If so, game over. […] To justify a policy that discriminated against religion, Boston sought to drag Lemon once more from its grave. It was a strategy as risky as it was unsound. Lemon ignored the original meaning of the Establishment Clause, it disregarded mountains of precedent, and it substituted a serious constitutional inquiry with a guessing game. This Court long ago interred Lemon, and it is past time for local officials and lower courts to let it lie[16].

Bref, aux yeux d’une jurisprudence mature sur la question de la patrimonialisation du religieux, dont l’américaine est à des lieues d’être le seul exemple, la CCDP a le nombril vert. Pourquoi ne pas parler de la jurisprudence canadienne? Justement, et sans dire qu’elle se reconnaîtrait dans le document de la CCDP, j’annonce que, dans une monographie que je prépare, je soutiendrai qu’elle n’a pas encore atteint le niveau de maturité de sa voisine du Sud.


[1] Martha Nussbaum, Liberty of Conscience: In Defense of America’s Tradition of Religious Equality, Basic Books, 2008, p. 166.

[2] School District of Abington Township, Pennsylvania v. Schempp, 374 U.S. 203 (1963), p. 225.

[3] Torcaso v. Watkins, 367 U.S. 488 (1961), p. 495, note 11.

[4] United States v. Seeger, 380 U.S. 163 (1965), pp. 173-174.

[5] Carson v. Makin, 596 U.S. ___ (2022).

[6] Martha Nussbaum, op. cit., pp. 225-232, 265.

[7] School District of Abington Township, Pennsylvania v. Schempp, 374 US 203 (1963), p. 222.

[8] Lemon v. Kurtzman, 403 U.S. 602 (1971), pp. 612-613. Les guillemets s’expliquent par le fait que le juge Burger cite l’arrêt Walz v. Tax Commission of the City of New York, 397 U.S. 664 (1970).

[9] Aguilar v. Felton, 473 U.S. 402 (1985).

[10] Agostini v. Felton, 521 U.S. 203 (1997).

[11] Ronald Dworkin, Justice for Hedgehogs, Havard University Press, 2013 : idemLaw’s Empire, Harvard University Press, 1988.

[12] Martha Nussbaum, op. cit., p. 228.

[13] Ibid., p. 227.

[14] American Legion v. American Humanist Association, 588 U.S. ___ (2019), j. Alito. Sur la question des prières « civiques », voir not. l’arrêt Town of Greece v. Galloway, 572 U.S. 565 (2014).

[15] Shurtleff v. Boston, 596 U.S. ___ (2022), j. Kavanaugh.

[16] Shurtleff v. Boston, 596 U.S. ___ (2022), j. Gorsuch.

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