A la défense du juge Blanchard

Le 20 avril 2021, le juge Blanchard a rendu la décision de la Cour supérieure sur la validité de la loi dite « loi 21 » sur la laïcité de l’État.

On sait qu’une fois la décision rendue, elle n’appartient plus au juge. Discrétion judiciaire oblige, le juge n’accepte pas d’entrevues, il ne se présente pas en commission parlementaire, il n’est pas présent sur les médias sociaux. Cela est conforme au principe de l’indépendance judiciaire. Mais l’envers de la médaille est que sa décision peut être critiqué de toutes parts, sans qu’il puisse réagir. Ainsi, 24 heures après le jugement, les journalistes exigeaient une réaction des politiciens. Le premier ministre, manifestement, n’a pas eu le temps de bien lire et bien comprendre une décision de plus de 200 pages. Il n’est d’ailleurs pas juriste. N’empêche, il a été obligé d’avoir la réaction du parfait politicien : dire qu’il était déçu de ne pas avoir gagné sur tous les points, et déclarer vouloir aller en appel. De même les partis d’opposition se devaient de trouver un point faible dans la décision et se draper du manteau du nationalisme québécois.

Les chroniqueurs s’en donnent à cœur joie. Michel David, du Devoir, pourtant pas connu pour des idées extrêmes, écrit dans sa chronique du 22 avril que la question des de savoir qui, des juges ou du gouvernement élu, décidera des questions de laïcité de l’État. Il met aussi en doute le choix du juge Blanchard pour décider cette cause, lui « qui avait aussi clairement annoncé ses couleurs » dans une décision antérieure.

Le juge Blanchard fait pourtant bien ressortir que la question en jeu est d’abord politique. Il appartient au gouvernement au pouvoir de faire les choix politiques pour l’ensemble de la société : veut-on rester une province à l’intérieur du Canada ou fonder un nouveau pays, quel système de santé et d’éducation veut-on mettre en place, etc, etc. Et il a raison de dire que ces questions se règlent ultimement aux urnes : c’est le gouvernement élu par la population qui doit faire les choix politiques. Mais il n’a pas le choix : la question posée est aussi juridique. Le Canada est doté d’une constitution formelle, composée de deux lois qui sont juridiquement au-dessus des autres. L’une d’elles contient une liste de droits dits fondamentaux. Le juge se devait donc de vérifier si la loi 21 empiétait sur une ou l’autre des dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982.

On aurait aussi avantage à lire attentivement ses remarques sur l’impact des sondages, des avis d’experts en divers domaines, et au droit international. Il rappelle, bien justement, qu’il n’est pas à la remorque des sondages. Les témoignages d’experts sont valables dans leur domaine, par exemple l’histoire, mais cela ne doit pas empêcher le juge de trancher lui-même la question juridique. Le droit international peut aussi être parfois utile, pertinent, mais il n’a pas préséance sur le droit interne.

De même pour ses propos sur le stare decisis. La Cour suprême a décidé voici longtemps que le parlement qui veut utiliser le mécanisme prévu à l’article 33 de la Loi de 1982 n’a aucune justification à fournir. Le juge Blanchard peut mentionner, en passant, qu’à son avis les gouvernements abusent parfois de ce mécanisme, mais il a raison de se ranger derrière l’avis de la Cour suprême. Ce n’est pas son choix.

On remet aussi en doute sa décision sur l’interprétation de l’impact de la loi sur les députés. On dit qu’une fois une personne élue comme député, elle serait tenue au respect du Règlement des débats de l’Assemblée nationale, et aux privilèges parlementaires, de sorte qu’elle n’aurait pas de choix que ne porter aucun signe religieux. Peu importe l’article de la Charte sur la liberté de religion. Il n’y aurait aucun comflit, point à la ligne. On a aussi critiqué son interprétation trop étroite, dit-on, de l’article 28 de la Charte, sur l’égalité homme-femme, mais trop créative de l’article 29 sur le droit aux écoles confessionnelles. A mon humble avis, le juge a fait ce qu’il devait faire : donner, au meilleur de sa connaissance, la réponse juridique à la question juridique qu’on lui a posée. Les commentateurs devraient faire attention avant de lancer des : « le juge s’est trompé », « le juge n’a pas compris », « le juge n’a pas vu », etc, etc, comme si la réponse à la question posée était évidente. Le juge Blanchard a fait son travail de juriste, au meilleur de sa connaissance. On verra si un autre tribunal en arrive aux mêmes conclusions. Mais ne lançons pas la pierre à une personne simplement parce qu’elle ne dit pas ce que nous aurions aimé entendre! Ce n’est pas une peuve d’erreur….

Médias sociaux : des droits d’auteur pour utiliser sa propre photo?

Les médias sociaux sont omniprésents aujourd’hui. On s’en sert, en se demandant souvent, en arrière-pensée, s’il y a un risque à inclure dans un de nos comptes tout ce qui nous semble intéressant, y compris des choses trouvées sur internet.  Mais, à tout le moins, on pense qu’on peut y afficher sa propre photo sans problème aucun.

Hélas, tout n’est pas toujours si simple. Aux États-Unis, Justin Bieber vient de le découvrir. Il a déposé sur son compte Instagram, suivi par 139 millions d’abonnés, quelques photos de lui-même, prises par un photographe professionnel, Javier Matco[1]. Celui-ci considérait qu’il détient les droits d’auteur sur les photos. Il a poursuivi M. Bieber, argumentant que celui-ci aurait dû obtenir son consentement, ou payer le coût d’une licence pour pouvoir les utiliser.

Lorsqu’il s’agit d’une photo qu’on a prise de soi-même, il n’y a évidemment pas de difficultés. Ou, s’il y en a, c’est au niveau de la question de savoir jusqu’à quel point d’autres personnes peuvent l’utiliser, en la faisant circuler sur internet. On y reviendra. La question qui nous intéresse d’ abord est de savoir si on peut utiliser à sa guise une photo dont on est le sujet, lorsqu’elle a été prise par une autre personne.

Pour mieux comprendre l’état du droit, il est pertinent de regarder ce qui était prévu dans la Loi sur le droit d’auteur avant les changements apportés en 1992[2]. Le principe de base, on le devine, est que le créateur d’une œuvre est le premier détenteur du droit d’auteur. Mais il y avait deux règles particulières applicables aux photos. L’ancien paragraphe 10(2) prévoyait que « Le propriétaire, au moment de la confection du cliché initial (…) de l’original est considéré comme l’auteur de la photographie… ». Et le paragraphe 13(3) était ainsi formulé : « Lorsqu’il s’agit (…) d’une photographie (…) et que la planche ou autre production originale a été commandée par une tierce personne et confectionnée contre rémunération et la rémunération a été payée en vertu de cette commande, celui qui a donné la commande est, à moins de stipulation contraire, le premier titulaire du droit d’auteur » Ces dispositions ne présentent pas à première vue de difficultés. On a conservé le principe voulant que le photographe soit le premier détenteur du droit d’auteur sur ses photos. Exceptionnellement, on peut penser au cas où le photographe est l’employé d’un journal qui lui fournit son équipement. Dans ce cas, l’article 10 prévoit que le journal sera le premier détenteur du droit d’auteur. Cela ne fait pas de difficulté, et va dans le sens du principe encore inclus à l’article 13 de la loi, à l’effet que lorsqu’on est un employé, et qu’une œuvre est réalisée dans le cadre de son emploi, l’employeur est le premier détenteur du droit d’auteur. On a de plus créé une règle particulière pour les photos commandées. On ne voulait pas que le photographe conserve l’entièreté du droit d’auteur. En accordant le droit d’auteur à la personne qui a donné la commande, on lui permettait de contrôler la diffusion des photos[3].

Ces textes ont tout de même suscité des difficultés d’interprétation. Notamment dans l’affaire Lapierre-Desmarais, concernant la chanteuse Alice Roby[4]. Mme Roby, après une longue maladie, voulait relancer sa carrière de chanteuse. Elle est allée voir le photographe Gaby, de son nom véritable Gaby Desmarais, très réputé à l’époque. Celui-ci était spécialisé dans la photo de politiciens, de vedettes du sport et d’artistes. Il avait un modus operandi particulier. Des rabatteurs sollicitaient des personnes susceptibles de recourir à ses services. Dans tel cas, il ne chargeait rien pour les séances de pose, ni pour la confection d’épreuves. Le client payait uniquement pour le nombre et le format des photos ultimement achetées. On devine l’avantage que Gaby y trouvait. Dans un monde où le numérique n’existait pas, il contrôlait parfaitement la diffusion des photos qu’il avait prises dans sa carrière. Quoi qu’il en soit, Mme Roby a acheté quelques photos, au prix convenu. Après sa mort, la maison d’édition Edimag a publié une biographie de Mme Roby, reproduisant ces photos. La veuve de Gaby a prétendu qu’elle détenait les droits d’auteur sur ces photos.

Son argument n’était pas dénué de sens. A son avis, il n’y avait pas eu, selon la formulation du paragraphe 13(2), de « commande » de prise de photos ni de l’édition de photos, i.e. la confection de négatifs et d’épreuves montrées au client. Le droit d’auteur était donc resté entier. Il y avait eu seulement commande de photos format papier. De plus notre loi est inspirée directement de la loi britannique de 1911, qui avait incorporé une disposition d’une loi de 1862 à l’effet que le droit d’auteur appartient à la personne qui a commandé le négatif pour une « good and valuable consideration ».[5] En l’occurrence, il n’y avait pas eu commande de négatifs en échange d’un montant d’argent. Mais la Cour d’appel à l’unanimité a rejeté cet argument. Gaby jouissait d’une réputation internationale[6]. Toute personne qui allait se faire photographier par lui comprenait qu’il était hors de question de ne commander aucune photo, ultimement. Il ne fallait donc pas accorder une importance trop grande au modèle d’affaires un peu particulier de Gaby. Il effectuait son travail après que le client se soit engagé à acquérir un certain nombre de photos, au prix convenu selon le format ultimement choisi.  

Une autre décision notable est l’affaire Allen c. Toronto Star[7]. Ici le magazine Saturday Night avait retenu les services du photographe Allen pour faire une photo couverture de Sheila Copps, pour l’édition de novembre 1985, qui était à ses débuts en politique fédérale. En mars 1990 le journal Toronto Star, à l’occasion d’un article sur la députée, a reproduit la totalité de la page couverture du Saturday Night, sur laquelle la photo de Mme Coops était prééminente. Allen a poursuivi, alléguant violation de son droit d’auteur. On aurait été porté à croire que le magazine, qui a clairement passé une commande, et contre rémunération, était le détenteur du droit d’auteur[8]. Mais Allen a montré que dans son milieu, il est d’usage que le photographe concède uniquement un droit d’utilisation des photos prises par lui, pour un temps limité. Il s’agissait donc d’un cas où s’appliquent les mots « à moins de stipulation contraire » au paragraphe 13(2)[9].

Les dispositions en vigueur dans la loi se trouvent maintenant au paragraphe 32.2(1)(f), qui se lisent comme suit : « Ne constituent pas des violations du droit d’auteur…le fait pour une personne physique d’utiliser à des fins non commerciales ou privées, ou de permettre d’utiliser à de telles fins, la photographie…qu’elle a commandée à des fins personnelles et qui a été confectionnée contre rémunération… »

Le changement important effectué par ces dispositions est de permettre au photographe de conserver clairement son droit d’auteur. La personne qui a commandé les photos n’a qu’un droit de les utiliser, à certaines conditions, sans avoir à acquitter de nouveau  des droits d’auteur. Il ne semble pas y avoir à ce jour de jurisprudence sur cette nouvelle disposition. Mais la lecture du texte de la loi nous apprend tout de même trois choses. Pour bénéficier de l’exception, il doit s’agir d’une personne physique, qui utilise ses photos à des fins non commerciales. Et, comme sous l’ancienne disposition, il doit s’agir d’une commande, qui a été réalisée contre rémunération.

En doctrine, on a imaginé le cas d’une personne commandant des photos de mariage, pour mieux comprendre l’application de la loi[10]. Ici encore, c’est la personne qui donne la commande qui bénéficie de l’exemption. Ce peut donc être les futurs mariés, ou une personne invitée au mariage. Cette dernière peut certes utiliser les photos pour elle-même. Mais peut-elle en distribuer des exemplaires aux mariés ou à des amis[11]? A notre avis, oui, parce qu’il s’agirait d’une utilisation non-commerciale. De plus, le paragraphe 29.22 augmente la portée de l’exemption. En effet cette disposition fort généreuse permet à toute personne de faire une seule copie, pour usage personnel, de n’importe quelle œuvre protégée par la loi. Il suffit, dans le cas qui nous intéresse, que la photo qu’on veut reproduire ne soit pas une copie contrefaite, qu’on soit propriétaire du support sur lequel elle se trouve, ou qu’on soit autorisé à l’utiliser, et que ce soit fait pour des fins purement personnelles. Le fait de reproduire une photo numérisée satisfait toutes ces conditions.

On voit donc qu’en ce qui nous intéresse ici, la situation de Justin Bieber, celui-ci doit acquitter des droits d’auteur pour l’utilisation des photos, même s’il en est le sujet. Les droits d’auteur appartiennent au photographe professionnel, et M. Bieber n’est pas dans une situation où la loi canadienne l’en dispense. Sa situation n’est pas différente de celle de Paul McCartney, qui se plaint publiquement d’avoir à acquitter des droits d’auteur pour interpréter en public ses propres chansons composées durant les années ’60. Comme il a cédé dans le passé tous ses droits sur ces compositions, il se trouve à les exécuter en public lors d’un spectacle, ce qui est un des droits que l’article 3 de la loi confère au détenteur du droit d’auteur.

Enfin, il y a une autre situation qui mérite notre attention ici, dans le domaine des médias sociaux. Il ne s’agit pas de l’utilisation de photos de soi, mais la question se pose de savoir jusqu’à quel point on peut mettre en ligne des photos et les relayer. Le cas typique est arrivé en 2018 aux États-Unis[12]. Le président Trump, après une partie de golf, est allé dans un hôtel où se déroulait un mariage. Il s’y est présenté, pour surprendre et faire plaisir aux mariés. Plusieurs personnes en ont profité pour prendre des photos du couple avec le président. M. Jonathan Otto, un des invités, a capté une photo avec son iPhone. Un autre invité de sa connaissance, M. Burke, lui a demandé de la partager. M. Otto a consenti. Il n’avait pas l’intention de faire quoi que ce soit de particulier avec la photo initiale, et il n’y a eu aucune entente particulière avec M. Burke. Celui-ci l’a relayée à une personne dans la parenté de la mariée, qui l’a publiée sur son compte Instagram. Le lendemain, M. Otto a réalisé que plusieurs médias, dont TMZ, CNN[13] et le journal Washington Post ont publié la photo, sur Internet et en format papier. D’où sa poursuite pour violation de ses droits d’auteur.

On devine que M. Otto a choisi de poursuivre seulement les grands médias parce qu’ils sont plus fortunés. Mais on doit s’interroger sur le droit de M. Burke et la dame dans la parenté de la mariée de mettre en ligne les photos. Dans ce domaine, il faut dire que la première règle qui s’applique se trouve dans les conditions d’utilisation du compte, soit Facebook, Instagram ou autre. On présume que les gens consentent à ce qu’ils rendent public sur leur compte soit vu par d’autres, qui peuvent aussi relayer ce qu’ils y trouvent. Mais on ne doit pas déposer du contenu protégé par le droit d’auteur. L’élément intéressant pour nous ici est que le tribunal a affirmé que le seul fait que M. Otto ait partagé une photo avec une autre personne n’est pas suffisant en soi pour conclure qu’il a renoncé à ses droits d’auteur, ni qu’il y ait eu consentement implicite à ce que les photos soient relayées.[14]

Il en a été de même dans l’affaire Goldman c. Breitbart News[15] M. Goldman a pris une photo de Tom Brady, alors quart-arrière du club de football les Patriotes de la Nouvelle-Angleterre. Il l’a déposée sur son compte Instagram, où elle devait demeurer seulement 24 heures. Mais elle est devenue vite virale, et s’est retrouvée sur le compte Twitter de plusieurs amateurs de football. De grands médias l’ont aussi reprise, mais seulement en faisant un lien hypertexte dans leur publication. Néanmoins, aux yeux de la Cour de district qui a rendu la décision, ces médias avaient fait une chose réservée au détenteur du droit d’auteur, i.e. « display the work », ce que notre droit appelle la publication de l’œuvre, à l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur. Avis donc aux intéressés!


[1] Javier Matco v. Justin Bieber Brands 2020 WL 3276769, 17 juin 2020. U.S. District Ct, S.D. New York.

[2] Les modifications de la Loi sur le droit d’auteur en ce domaine ne s’appliquent d’ailleurs qu’aux photos prises après novembre 2012.

[3] Il  ne faut jamais oublier la distinction entre le droit de propriété et le droit d’auteur. Dans le cas envisagé au paragraphe 13(3), le photographe demeurait propriétaire des négatifs, des épreuves qu’il a faites. Mais le droit de multiplier les images et les offrir en vente renvient au sujet de la photo. Autre exemple : si j’écris un roman, mais j’en suis insatisfait et le jette à la poubelle, ce n’est pas la personne qui le récupère qui devient titulaire des droits d’auteur.

[4] Lapierre-Desmarais c. Edimag inc, (2003) R.J.Q. 1056 (C.A.) Voir aussi Lapierre-Desmarais c. Amylitho REJB 1999-10616 (C.Q.) et Lapierre-Desmarais c. Editions Fides REJB 1999-13189 (C.Q.)

[5] Cf Fine Arts Copyright Act, 1862, 25 Vict. Ch 68

[6] A l’époque, une fois les épreuves sélectionnées, elles étaient retouchées à la main, puis un autre cliché était pris de la photographie retouchée. Cela impliquait un vrai travail d’artiste. Cf. N. Tamaro, Loi sur le droit d’auteur annotée, Éd Yvon Blais, 8ième éd, 2009, sous l’article 13(2).

[7] (1997) 152 D.L.R. (4th) 518. (ont. Gen. div.)

[8] A noter que la loi précise bien que c’est la personne qui donne la commande qui a le droit d’auteur, pas la personne photographiée.

[9] Pour une analyse de la décision, voir Y. Gendreau, « Flash sur la photo » (1999) 11 C.P.I. 689, p. 696-7. On a jugé dans le même sens dans l’affaire Atelier Tango Argentin c Festival d’Espagne et d’Amérique (1997) R.J.Q. 3030 (C.S.) Le photographe, un amateur sérieux, avait créé une mise en scène et avait pris des photos pour promouvoir les activités d’une école de Tango.

[10] Voir Viviane de Kinder, « La protection des photographies suite aux modifications de 2012 à la Loi sur le droit d’auteur » (2013) 11 C.P.I. 951, p.960 et ss.

[11] Dans un monde où virtuellement toutes les caméras sont numériques, on ne peut plus imagier un monde où le photographe pourrait faire comme Gaby, i.e. produire seulement des exemplaires en papier.

[12] Otto c. Hearst Communication 345 F.  Supp.  3d 412.

[13] Pour Ten Mile Zone, une émission de télévision, et le réseau de nouvelles Cable News Network.

[14] Quant à la poursuite principale, elle a connu du succès. La cour a rejeté la défense d’utilisation équitable, et celle de consentement implicite.

[15] 302 F Supp 3d 585.

La Couronne peut-elle adopter des lois?

La Cour fédérale d’appel vient de rendre une décision notable dans l’affaire Entertainment Software Association, ce 5 juin[1]. C’est un arrêt qui concerne d’abord le droit d’auteur. Il s’agissait de savoir si la Commission du droit d’auteur a bien interprété les mots « communiquer au public par télécommunication » à l’article 2.4(1.1) de la Loi sur le droit d’auteur. Des sociétés de perception de droits d’auteur prétendaient que le seul fait de rendre une œuvre disponible sur internet implique une telle communication, et  donc qu’un tarif est payable. Par la suite, quand un internaute télécharge un exemplaire de l’œuvre, un tarif supplémentaire serait exigible.

Le tribunal a renversé la décision de la Commission du droit d’auteur pour deux motifs. Le premier est à l’effet qu’elle aurait mal interprété le sens de décisions rendues par la Cour suprême sur la notion de communication au public par télécommunication. Mais c’est le deuxième qui retient davantage l’attention. La Commission aurait erronément donné préséance à une disposition du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, de 1996, plutôt qu’à la Loi sur le droit d’auteur.

Le juge Stratas consacre de nombreux paragraphes à traiter de l’interrelation entre le droit international et le droit interne. C’est d’une lecture rafraîchissante, car rare sont les juges qui consacrent des propos à ce sujet. La Cour suprême en avait traité un peu dans l’affaire Théberge[2], où on avait voulu faire reconnaître en droit d’auteur canadien un droit de suite, comme il existe dans certains pays européens. Le juge Stratas rappelle justement que de nos jours bien des gens ont le réflexe de consulter en premier le droit international, et de le compléter par le droit interne[3]. Pourtant, le principe de base en droit constitutionnel canadien reste la souveraineté du Parlement. Et ce n’est pas parce que le préambule d’une loi mentionne qu’elle cherche à mettre en œuvre un traité que cela lui donne préséance. Devant des termes clairs, non ambigus dans la loi, il n’y a pas lieu de référer à d’autres sources pour l’interpréter. Le texte de la loi peut très bien s’éloigner  grandement des engagements pris dans le traité[4]. Il admet cependant que même quand une disposition d’une loi est claire, le recours au droit international peut être utile. En effet pour bien saisir le contexte d’adoption de la loi  et son but, le recours au droit international peut  faire ressortir des difficultés d’interprétation de la loi, qui n’apparaissaient pas à sa lecture même.[5]

Ce qui surprend beaucoup, cependant, c’est cette phrase, insérée dans le paragraphe 79 : »Aside from the exceptional power to make laws under the Crown prerogative, a power explicitly reserved by section 9 of the Constitution Act, 1867, we are subject only to legislation passed by those we elect…” Elle laisse entendre que la Couronne pourrait, quoi que ce soit exceptionnel, adopter des lois. Il n’y a pas encore de traduction officielle de la décision, mais cette phrase ne semble pas ambiguë du tout.

Cela nous paraît complètement contraire à l’état du droit. D’abord, le texte de l’article 9 de la Loi de 1867 dit simplement que la Couronne est à la tête du pouvoir exécutif. Nulle part n’y a-t-il quelque allusion à un pouvoir d’adopter des lois. D’autre part, la jurisprudence et la doctrine sont unanimes à dire que depuis l’Act of Settlement, de 1689, le principe fondamental du droit britannique est la souveraineté du parlement. La Couronne fait partie du parlement, certes, mais elle n’adopte pas de lois par elle-même. Elle intervient à la dernière étape de l’adoption des lois, en donnant la sanction royale, Le principe de souveraineté du parlement signifie aussi que seul le parlement peut adopter des lois. Il ne peut pas partager cette souveraineté avec d’autres organismes[6], ni y renoncer en partie.

On devine qu’il y a eu pendant plusieurs siècles un litige entre le Roi ou la Reine, et les Chambres du parlement britannique, à savoir qui peut adopter les normes les plus élevées dans la hiérarchie. Mais dès 1610, dans le Case of Proclamations[7], le juge Edward Coke a affirmé fortement que le Roi James I ne pouvait régner souverainement simplement par décrets ou proclamations. Dans l’affaire Miller, de 2017[8], sur le pouvoir du gouvernement de faire le Brexit sans l’accord du parlement, on lit, au paragraphe 42 qu’au vingtième siècle, tout ce qui reste des pouvoirs de prérogative a été partagé entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Ce qui revient à l’exécutif : la conduite des relations extérieures, la convocation et dissolution du parlement, l’assentiment royal aux projets de lois, la nomination des ministres, la prérogative de pardon, et agir comme parens patriae en sont les principaux éléments. 

Les auteurs sont aussi unanimes. Par exemple, Barnett[9] explique qu’avant la Glorious Revolution, ( i.e. avant 1688) la Couronne possédait tous les pouvoirs, mais après ils ont été limités et partagés entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Il écrit ceci[10] « …while the Queen has no power to make laws or suspend laws or to act in a judicial capacity, the entire administration of justice is conducted in the name of the Crown”. De même, dans un ouvrage prestigieux tel O. Hood Phillps and Jackson[11] on réaffirme que le Bill of Rights a aboli le pouvoir royal de suspendre l’application des lois, et de dispenser des personnes de l’obligation de respecter les lois.[12]

Au Canada, on lit dans le traité de Peter  Hogg que la prérogative royale, comme l’avait expliqué Dicey au 19ième siècle, n’est plus que le reliquat des anciens pouvoirs royaux qui n’ont pas encore été émasculés ou abolis carrément par le parlement.[13] Il admet qu’au temps des colonies britanniques, le Roi ou la Reine a eu des pouvoirs qu’on peut qualifier de législatifs. Sans l’accord du parlement, le souverain pouvait créer le poste de Gouverneur de la colonie, établir un conseil exécutif, une assemblée législative, et créer des tribunaux. Mais aujourd’hui, « Apart from the power over the colonies, the courts held that there was no prerogative power to legislate: only Parliament could make new laws”.[14] De nos jours, d’ailleurs, il n’y a pas de pouvoir de prérogative qui s’exerce par le souverain seul. Les conventions constitutionnelles ont fait que tout pouvoir réel en ce domaine a été déplacé dans les mains d’autres personnes, presque toujours le premier ministre. Et aucune nouvelle prérogative ne peut être réclamée  par la Couronne. Il faut pour cela l’assentiment du parlement.[15]

L’énoncé pour le moins étonnant, disons, du juge Stratas, aurait eu son sens s’il avait traité du pouvoir réglementaire. A ce sujet, les auteurs ne sont pas unanimes, mais admettent qu’à la limite, une loi peut accorder au gouvernement le pouvoir de modifier des termes dans une loi, sauf dans la loi délégatrice elle-même. Mais ce n’est pas ce dont il est question ici. Il s’agit bien de la prérogative royale, pas du pouvoir réglementaire.

L’opinion du juge Stratas a été appuyée par ses 2 collègues, qui se sont contentés de se déclarer en accord avec son jugement. Nous ne pouvons qu’attendre la suite pour voir s’il s’agit d’une erreur qui sera vite corrigée, ou si la jurisprudence vient de reconnaître un pouvoir législatif important de la Couronne, Affaire à suivre, donc.[16]


[1] Entertainment Software Association c.  SOCAN et al  2020 FCA 100.

[2] Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain 2002 CSC 34.

[3] Au paragraphe 76. Le juge écrit que pour  plusieurs, le droit international est « toujours pertinent, persuasif et contraignant,… une source de valeurs privilégiées et de normes idéologiques… »

[4] Au paragraphe 74.

[5] Au paragraphe 84.

[6] Le principe est réaffirmé souvent dans la jurisprudence moderne. Il avait été explicité avec force dans In Re the Initiative ans Referendum Act (1919) A. C. 935

[7] 1610, EWHC K.B. J22.

[8] 2017 UKSC 5. Techniquement, la question était seulement de savoir si le Roi pouvait à lui seul interdire des nouvelles constructions dans la ville de Londres.

[9] Constitutional and Administrative Law , 2002.

[10] A la page 143

[11] London, Sweet & Maxwell, 2001.

[12] Parag. 3-004.

[13] Constitutional Law of Canada, 2019 Student Edition,au parag 1.9, p. 1-18.

[14] Idem, p. 1-19 Il s’appuie sur le Case of Proclamations. 77 E.R. 1352.

[15] Cf au parag. 15-004, p. 306.

[16] Le sujet de ce blog, ainsi que son contenu, m’ont été inspirés par des échanges avec un de mes étudiants de la première heure, Me Alain Tremblay. Je tiens à le remercier.