Vendredi le 20 novembre dernier, la Cour suprême a rendu un jugement confirmant que l’Alberta n’a pas d’obligation constitutionnelle en matière de bilinguisme législatif; autrement dit, la Constitution lui permet d’adopter ses lois en anglais seulement. Comment expliquer cela?
L’article 133 de la Constitution de 1867 prévoit que les lois du Parlement fédéral et du Parlement du Québec doivent être publiées en anglais et en français. Donc, cette obligation ne vise pas les autres provinces d’alors. Parmi les pères de la confédération, il n’y avait pas de francophones de l’extérieur du Québec. C’est ce qui explique cette lacune, qui fait en sorte que la province qui après le Québec compte le plus de francophones, soit l’Ontario, n’est pas obligée de traduire ses lois en français. Par contre, lorsque le Manitoba s’est joint au Canada en 1870, un article semblable à l’article 133 a été inséré dans la Loi sur le Manitoba, qui fait partie de la Constitution. Cette province est donc soumisse à l’obligation de bilinguisme législatif. Là, la question qui se posait dans l’affaire Caron, qui a été tranchée la semaine dernière, c’était de savoir si l’Alberta a une obligation semblable.
Pourquoi la Cour suprême conclut-elle que non?
Parce que, contrairement au Québec, au Manitoba et pour d’autres raisons au Nouveau-Brunswick, la Constitution ne prévoit pas explicitement d’obligation de bilinguisme législatif pour les autres provinces, dont l’Alberta. Malgré cela, le demandeur dans cette affaire, Gilles Caron, a tenté de prouver qu’il y avait une telle obligation pour l’Alberta, mais qu’elle était implicite.
En gros, son argument était de dire que, lorsque les territoires de l’ouest se sont joints au Canada, le gouvernement canadien a promis de respecter le bilinguisme législatif. Cette promesse aurait été consacrée dans un décret de 1870 référant en annexe à une adresse de 1867, où il est fait mention du respect des droits acquis des populations de ces territoires de l’ouest. La question devant la Cour suprême consistait donc à déterminer si ces droits acquis comprenaient le droit d’avoir des lois bilingues. Pour la majorité de la Cour suprême, la réponse est non, car s’il y avait eu une obligation de bilinguisme législatif, elle aurait été explicite, comme à l’article 133 de la Constitution de 1867. Par contre, 3 des 9 juges, dont 2 des 3 québécois, concluent au contraire que, à la lumière des preuves historiques également étudiées par la majorité, les termes « droits acquis » référaient bel et bien au bilinguisme législatif.
À partir de là, quelles pourraient être les suites?
Évidemment, comme c’est l’opinion majoritaire de la Cour suprême qui l’emporte, l’Alberta pourra continuer d’adopter ses lois en anglais seulement. Les franco-albertains peuvent continuer de revendiquer des lois bilingues, mais il est maintenant clair que le gouvernement albertain peut refuser cette revendication. Concrètement, ça signifie que dans leurs rapports de force avec le gouvernement, les franco-albertains sont grandement affaiblis par ce jugement de la Cour suprême. Sans doute que ce sera la fin de leur combat pour le bilinguisme législatif. Ils pourront toutefois continuer la lutte pour le français sur d’autres fronts, peut-être même sur des fronts plus stratégiques.
Car, à mon avis, l’adoption de lois bilingues n’est pas nécessairement la meilleure stratégie pour promouvoir le français au Canada-anglais. La traduction des lois albertaines aurait coûté extrêmement cher. Les millions de dollars à investir seraient sans doute mieux investis sous forme de subventions à des activités de loisirs ou de culture en français qu’à de la traduction juridique. Parce que les lois bilingues, c’est bien pour les quelques dizaines d’avocats francophones d’Alberta, mais pour le franco-albertain moyen, ça ne fait pas nécessairement la différence. Cela dit, avec le contexte économique et budgétaire difficile en Alberta, les franco-albertains risquent d’avoir ni lois bilingues, ni subventions supplémentaires à leurs activités de loisirs ou de culture.
Et ce jugement de la Cour suprême pourrait-il avoir un impact pour le Québec?
Pas directement, car contrairement à l’Alberta, le Québec est soumis à une obligation explicite de bilinguisme législatif de l’article 133 de la Constitution de 1867. Indirectement, ça pourrait tout de même avoir un effet.
Au niveau politique, contrairement à ses prédécesseurs, le gouvernement Couillard a une politique linguistique plus axée sur la protection du français dans les autres provinces, et moins sur la protection du français au Québec. Or, ce jugement vient rappeler que la protection du français dans les autres provinces ce n’est vraiment pas évident, entre autres en raison de la Constitution.
Au plan juridique, ce jugement pourrait indirectement permettre au Québec de renforcer la protection du français comme langue de la législation. Car en matière de langue des lois, le Québec mène une double vie qui est problématique sur le plan de la démocratie. D’une part, il y a un unilinguisme français dans les débats au Parlement, y compris lors de la discussion des projets de loi. D’autre part, il y a un bilinguisme dans la rédaction des lois. Cela fait en sorte que la version anglaise d’une loi québécoise, qui n’a jamais été débattue par des élus, est sur un pied d’égalité avec la version française, et elle peut même la supplanter. C’est pourquoi, à plusieurs reprises dans son histoire, le Québec a voulu accorder à la version française une primauté et donc en faire la seule version officielle, tout en continuant de traduire ses lois en anglais. La Cour suprême a considéré cela inconstitutionnel dans l’arrêt Blaikie. Peut-être qu’à la lumière de l’affaire Caron, le Québec pourrait se rendre à la Cour suprême à nouveau avec cette question, et la faire trancher cette fois non seulement à la lumière du texte de la Constitution, mais aussi à celle des preuves historiques qui semblent désormais plus pertinentes qu’avant en cette matière.
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