Noël: « colonialiste » et « systémiquement discriminatoire »? La Commission canadienne des droits de la personne vs la Cour suprême des États-Unis au sujet de la neutralité et de l’égalité religieuses

Entre nous, la Cour suprême des États-Unis se fiche de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP). Cela dit, l’ombudsman fédéral canadien vient de publier un Document de réflexion sur l’intolérance religieuse qui amuserait la plupart des membres de la plus haute juridiction américaine, dont la jurisprudence relative à la liberté de religion et à la non-discrimination est peut-être la plus riche et la plus mature. Le rapport de la CCDP contient le passage suivant :

La discrimination à l’égard des minorités religieuses au Canada est ancrée dans l’histoire du colonialisme au Canada. Cette histoire se manifeste aujourd’hui par une discrimination religieuse systémique. Un exemple évident est celui des jours fériés au Canada. Les jours fériés liés au christianisme, dont Noël et Pâques, sont les seuls jours fériés canadiens liés à des fêtes religieuses. Par conséquent, les non-chrétiens peuvent avoir besoin de demander des aménagements spéciaux pour célébrer leurs fêtes religieuses et d’autres périodes de l’année où leur religion les oblige à s’abstenir de travailler.

Il est particulièrement fort de soutenir que la possibilité d’obtenir un arrangement spécial est discriminatoire. Aux États-Unis, depuis l’arrêt Smith de 1990, la liberté de pratique religieuse ne donne plus de droit constitutionnel à une exemption à la loi d’application générale.

En réalité, le propos de la CCDP se rapporte à la question des monstrations patrimoniales d’origine historique religieuse de la part de l’État. Il est simpliste et ridiculement ignorant de l’état des jurisprudences du monde sur la question. Je ne pourrai pas traiter ici de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou de celle de certaines juridictions constitutionnelles européennes, par exemple. Mais je vais le faire de la jurisprudence américaine relative à l’Establishment Clause du premier amendement à la constitution américaine, aux termes de laquelle la question que se pose de manière plutôt médiocre la CCDP est traitée en droit constitutionnel américain.

«Congress shall make no law respecting an establishment of religion», se lit la disposition qui nous occupe. Son interprétation judiciaire a confirmé son asymétrie : l’interdiction faite au Congrès – et, depuis l’«incorporation» de cette disposition avec les autres dispositions fondamentales du Bill of Rights à la disposition relative au «due process of law» de la «Section 1» du Fourteenth Amendment, aux États fédérés – ne concerne bien que l’établissement d’une «religion», et non d’une éthique, d’une morale, d’une «philosophie», d’une politique, etc., qui, sans être anti-religieuse, serait areligieuse. C’est pourquoi on a pu dire de cette disposition constitutionnelle qu’elle favorisait ou avantageait la non-croyance aux dépens de la croyance[1]. Or, dans l’arrêt Schempp de 1963, sur lequel nous reviendrons à l’instant, le juge Clark, auteur de motifs majoritaires, a accessoirement indiqué qu’en vertu de la disposition de non-établissement l’État n’était pas autorisé à établir une «religion of secularism»[2]. En 1961, cette même Cour suprême des États-Unis avait, dans les motifs principaux de la décision qu’elle avait unanimement rendue dans l’affaire Torcaso v. Watkins, reconnu l’«humanisme laïque» (secular humanism) parmi les religions non théistes pratiquées aux États-Unis[3], tandis que dans l’affaire United States v. Seeger de 1965 elle jugera bon de relever qu’elle n’est pas saisie de la question de savoir si l’athéisme peut être tenu pour une religion aux termes des dispositions religieuses du First Amendment[4]. Il faut ensuite savoir que le non-établissement n’est pas une protection contre la contrainte religieuse, même dans un sens élargi, protection qu’offre plutôt la disposition relative à la liberté de pratique religieuse. La liberté de pratique a été étendue à un droit à la non-discrimination religieuse, ce qui empêche l’État d’invoquer quelque principe de «séparation» ou de «neutralité» stricte (plutôt que «bienveillante») dont serait porteuse la disposition de non-établissement afin de, par exemple, refuser aux associations religieuses ou à certaines d’entre elles des avantages qu’il accorde à des associations areligieuses ou à d’autres associations religieuses, selon le cas[5]. Autre chose à savoir, aux yeux des juristes américains, la neutralité religieuse ne se rapporte habituellement qu’à l’objet ou aux raisons d’une mesure étatique, et non à ses effets. Sauf que la disposition de non-établissement a déjà étendu son contrôle au-delà du seul objet pour couvrir les effets. De l’avis de Martha Nussbaum, ce n’était pas l’idée de neutralité qui donnait son sens à un tel contrôle des effets de l’action de l’État sur les minorités religieuses ou conscientielles, mais celle d’égalité, en l’occurrence une idée d’égalité de statut social et de citoyenneté, autrement dit d’égalité de respect politique[6]. C’est ainsi que pense notre CCDP. Dans cette parenthèse jurisprudentielle relative au non-établissement où ce principe a servi à contrôler certains effets «inégalitaires» de l’action étatique, le mot de «neutralité » a bel et bien été employé. En tout état de cause, l’arrêt de principe sur la question fut un moment l’arrêt Schempp de 1963, où, auteur de motifs majoritaires, le juge Clark avait forgé le «test» suivant :

The test may be stated as follows: what are the purpose and the primary effect of the enactment? If either is the advancement or inhibition or religion then the enactment exceeds the scope of legislative power as circumbscribed by the Constitution. That is to say that to withstand the strictures of the Establishment Clause there must be a secular legislative purpose and a primary effect that neither advances nor inhibits religion[7].

En 1971, sous la plume du juge Burger, l’arrêt Lemon v. Kurtzman a vu la Cour suprême des États-Unis ajouter une troisième étape à la méthode prescrite par le juge Clark dans l’arrêt Schempp. Le résultat en sera le fameux Lemon Test, que voici :

First, the statute must have a secular legislative purpose; second, its principal or primary effect must be one that neither advances nor inhibits religion; finally, the statute must not foster ‘an excessive government entanglement with with religion’[8].

Par l’addition de cette troisième condition cumulative qui demeurerait problématiquement indéfinie, l’arrêt Lemon v. Kurtzman marquait un retour à l’interprétation « séparationniste » du non-établissement qui avait parfois prévalu avant que ne fût rendu l’arrêt Schempp. Un tel renouement aurait culminé avec l’arrêt Aguilar v. Felton de 1985[9], qui fut renversé par l’arrêt Agostini v. Felton de 1997[10]. Celui-ci était en effet justiciable d’un mouvement jurisprudentiel de retour à une conception égalitariste de la neutralité dont l’idée sous-tendrait le non-établissement. En somme, pour n’avoir connu quelque stabilité que des années 1940 aux années 1980, la jurisprudence relative à la disposition de non-établissement du First Amendment de la constitution américaine ne peut être aisément exposée mais que racontée. Comme le déplore effectivement Martha Nussbaum, qui au final se livre pour sa part à un exercice «interprétif» au sens dworkinien du terme – et qui consiste à proposer une interprétation qui se veut «la meilleure» réponse, et donc la «bonne», à une question juridique relative à du droit suffisamment indéterminé pour qu’il soit impossible de le séparer rigidement en une partie qui « est » et une autre qui «doit être»[11] –, «[t]oo often, the modern Establishment Clause tradition has lacked that sort of overall orientation, or has been a scene of contention, as different Justices supply different orientations»[12], si bien que «[r]ecent Establishment Clause cases look like a mess»[13]. Aussi en a-t-il coulé, de l’eau sous les ponts, depuis la parution, en 2008, du livre de Martha Nussbaum.

À l’heure actuelle, le «Lemon Test» est sévèrement critiqué par certains juges de la Cour suprême des États-Unis, qui lui reprochent d’être, non seulement trop «séparationniste», mais péremptoire et naïvement égalitariste, et ce notamment en matière de maintien d’anciens – par opposition à l’inauguration de nouveaux – monuments, symboles, pratiques, etc., publics d’origine religieuse, mais pouvant avoir depuis lors revêtu une signification civique ou patrimoniale. Dans une affaire de 2018 où était en cause un monument public aux morts de la Première guerre mondiale qui avait la forme d’une croix et dont il a été jugé qu’il ne violait pas la disposition de non-établissement, le juge Alito, auteur de motifs majoritaires, écartait le Lemon Test pour les raisons qui suivent :

After grappling with such cases for more than 20 years, Lemon ambitiously attempted to distill from the Court’s existing case law a test that would bring order and predictability to Establishment Clause decisionmaking. […] If the Lemon Court thought that its test would provide a framework for all future Establishment Clause decisions, its expectation has not been met. In many cases, this Court has either expressly declined to apply the test or has simply ignored it. […] As Establishment Clause cases involving a great array of laws and practices came to the Court, it became more and more apparent that the Lemon test could not resolve them. It could not “explain the Establishment Clause’s tolerance, for example, of the prayers that open legislative meetings, . . . certain references to, and invocations of, the Deity in the public words of public officials; the public references to God on coins, decrees, and buildings; or the attention paid to the religious objectives of certain holidays, including Thanksgiving.” Van Orden, [545 U.S. 677], at 699 (opinion of Breyer, J.). The test has been harshly criticized by Members of this Court, lamented by lower court judges, and questioned by a diverse roster of scholars. For at least four reasons, the Lemon test presents particularly daunting problems in cases, including the one now before us, that involve the use, for ceremonial, celebratory, or commemorative purposes, of words or symbols with religious associations. First, these cases often concern monuments, symbols, or practices that were first established long ago, and in such cases, identifying their original purpose or purposes may be especially difficult. […] Second, as time goes by, the purposes associated with an established monument, symbol, or practice often multiply. […] Third, just as the purpose for maintaining a monument, symbol, or practice may evolve, “[t]he ‘message’ conveyed . . . may change over time.” Summum, 555 U. S., at 477. […] Fourth, when time’s passage imbues a religiously expressive monument, symbol, or practice with this kind of familiarity and historical significance, removing it may no longer appear neutral, especially to the local community for which it has taken on particular meaning. […] These four considerations show that retaining established, religiously expressive monuments, symbols, and practices is quite different from erecting or adopting new ones. The passage of time gives rise to a strong presumption of constitutionality. […] While the Lemon Court ambitiously attempted to find a grand unified theory of the Establishment Clause, in later cases, we have taken a more modest approach that focuses on the particular issue at hand and looks to history for guidance. Our cases involving prayer before a legislative session are an example[14].

Dans une affaire dont il a été finalement disposé sur la base de la liberté d’expression comme d’un cas de discrimination de l’expression religieuse et où la défense que voulaient fonder les autorités publiques sur le principe de non-établissement ne pouvait opérer puisque la cour n’avait pas conclu être en présence d’un cas de «government speech», les juges Kavanaugh d’une part et Gorsuch (avec l’adhésion du juge Thomas) de l’autre, se sont donné la peine de produire des motifs concordants où ils ont traité de cette inopérante défense. Si le premier s’est contenté de rappeler qu’«a government does not violate the Establishment Clause merely because it treats religious persons, organizations, and speech equally with secular persons, organizations, and speech in public programs, benefits, facilities, and the like»[15], le second, quant à lui, en a profité pour reconduire son lecteur au deuil du Lemon Test :

Ultimately, Lemon devolved into a kind of children’s game. Start with a Christmas scene, a menorah, or a flag. Then pick your own “reasonable observer” avatar. In this game, the avatar’s default settings are lazy, uninformed about history, and not particularly inclined to legal research. His default mood is irritable. To play, expose your avatar to the display and ask for his reaction. How does he feel about it? Mind you: Don’t ask him whether the proposed display actually amounts to an establishment of religion. Just ask him if he feels it “endorses” religion. If so, game over. […] To justify a policy that discriminated against religion, Boston sought to drag Lemon once more from its grave. It was a strategy as risky as it was unsound. Lemon ignored the original meaning of the Establishment Clause, it disregarded mountains of precedent, and it substituted a serious constitutional inquiry with a guessing game. This Court long ago interred Lemon, and it is past time for local officials and lower courts to let it lie[16].

Bref, aux yeux d’une jurisprudence mature sur la question de la patrimonialisation du religieux, dont l’américaine est à des lieues d’être le seul exemple, la CCDP a le nombril vert. Pourquoi ne pas parler de la jurisprudence canadienne? Justement, et sans dire qu’elle se reconnaîtrait dans le document de la CCDP, j’annonce que, dans une monographie que je prépare, je soutiendrai qu’elle n’a pas encore atteint le niveau de maturité de sa voisine du Sud.


[1] Martha Nussbaum, Liberty of Conscience: In Defense of America’s Tradition of Religious Equality, Basic Books, 2008, p. 166.

[2] School District of Abington Township, Pennsylvania v. Schempp, 374 U.S. 203 (1963), p. 225.

[3] Torcaso v. Watkins, 367 U.S. 488 (1961), p. 495, note 11.

[4] United States v. Seeger, 380 U.S. 163 (1965), pp. 173-174.

[5] Carson v. Makin, 596 U.S. ___ (2022).

[6] Martha Nussbaum, op. cit., pp. 225-232, 265.

[7] School District of Abington Township, Pennsylvania v. Schempp, 374 US 203 (1963), p. 222.

[8] Lemon v. Kurtzman, 403 U.S. 602 (1971), pp. 612-613. Les guillemets s’expliquent par le fait que le juge Burger cite l’arrêt Walz v. Tax Commission of the City of New York, 397 U.S. 664 (1970).

[9] Aguilar v. Felton, 473 U.S. 402 (1985).

[10] Agostini v. Felton, 521 U.S. 203 (1997).

[11] Ronald Dworkin, Justice for Hedgehogs, Havard University Press, 2013 : idemLaw’s Empire, Harvard University Press, 1988.

[12] Martha Nussbaum, op. cit., p. 228.

[13] Ibid., p. 227.

[14] American Legion v. American Humanist Association, 588 U.S. ___ (2019), j. Alito. Sur la question des prières « civiques », voir not. l’arrêt Town of Greece v. Galloway, 572 U.S. 565 (2014).

[15] Shurtleff v. Boston, 596 U.S. ___ (2022), j. Kavanaugh.

[16] Shurtleff v. Boston, 596 U.S. ___ (2022), j. Gorsuch.

Montréal, l’Université McGill et le droit des peuples autochtones

Récemment, j’ai eu un échange de courriels avec une « personne collègue » de McGill. J’ai alors remarqué que sa signature était suivie de l’affirmation suivante: « L’Université McGill est située en territoire autochtone non-cédé [sic] Tiohtià:ke – Montréal ». Cette « personne collègue » n’étant pas spécialiste du domaine, je crois devoir deviner que cette déclaration est d’usage plus ou moins systématique au sein de l’Université McGill. « Tiohtià:ke » est le nom mohawk de la région montréalaise.

Or, à l’automne 2021, où j’ai donné le cours (DRT499) de droit constitutionnel des peuples autochtones que j’ai créé à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, mon examen de mi-trimestre comprenait la question suivante, dont voici également le corrigé.

Le 26 octobre 2021, la page « Espaces autochtones » du site de Radio-Canada publiait une chronique signée par une « avocate spécialisée en droit autochtone depuis une dizaine d’années », et intitulée « Montréal, territoire non cédé : que dit le droit? ». En voici un extrait :

Avant chaque match, le Club de hockey Canadien a pris la décision de reconnaître que le territoire sur lequel est situé le Centre Bell est un territoire autochtone « non cédé ». Depuis, les médias s’enflamment. Qu’entend-on par « non cédé »? Quelles sont les implications d’une telle reconnaissance ?

Montréal est un territoire autochtone non cédé. C’est un fait incontestable. Vous aurez beau fouiller les archives du soir au matin, vous ne trouverez aucune preuve pour appuyer une position contraire. Jamais aucun peuple autochtone n’a donné ces terres aux ancêtres des non-Autochtones.

La réalité est tout autre. Quand Jacques Cartier effectue sa première visite après avoir planté sa croix à Gaspé et quand de Maisonneuve et Jeanne Mance ont installé les premiers établissements sur l’île, ils n’ont demandé la permission de personne. Ils ont unilatéralement décidé de prendre possession de ces terres comme si elles étaient inoccupées.

Dès l’année suivante, les gardiens de la porte de l’Est de la confédération Haudenosaunee (les Mohawks) partent en reconnaissance pour rencontrer les nouveaux occupants français. S’ensuit une série de raids iroquois sur Ville-Marie pour déloger les envahisseurs. Les Mohawks occupaient donc déjà le Haut-Saint-Laurent à l’époque.

Ceux qui prétendent que ces terres étaient inoccupées s’ancrent dans le mythe de la découverte, aussi appelé la doctrine de la terra nullius.

Bien sûr, il y a débat à savoir quels peuples autochtones ont occupé le territoire de l’île de Montréal. Les peuples autochtones anichinabés, mohawks, abénakis et autres ont pu occuper l’île à un moment ou un autre de leur histoire. Il pouvait s’agir d’un lieu de passage ou d’un territoire partagé. Mais ce débat (qui appartient d’abord aux peuples concernés eux-mêmes) n’enlève rien au fait que la présence autochtone sur l’île est antérieure à celle de tous ceux dont les ancêtres sont descendus d’un bateau.

Veuillez commenter cet extrait à la lumière du droit positif étatique canadien actuel d’une part et de l’histoire du droit de la Nouvelle-France et du droit international de l’autre.

D’abord, il faut savoir de quoi on parle. Le sous-titre de l’article est la question « Que dit le droit? ». Or, en droit étatique canadien positif, la double affaire Marshall / Bernard de 2005 indique que, pour être titulaire d’un titre ancestral sur un territoire, un groupe autochtone doit avoir occupé celui-ci de manière exclusive (et « suffisante ») au moment de l’affirmation britannique de souveraineté. Or, à ce moment, soit celui du Traité de Paris et de la Proclamation royale de 1763, l’île de Montréal ne faisait pas l’objet d’une telle occupation autochtone. Qui plus est, il serait inutile de chercher une cession là où, dans les faits, des établissements européens n’ont été effectués qu’à l’extérieur des territoires occupés par les Autochtones, ce qui fut apparemment le cas, en règle générale, en Nouvelle-France (Michel Morin; voir aussi les travaux de Sylvio Normand). Si le droit public et les traités français n’ont pas été reconduits par le droit britannique puis canadien à la suite des conquêtes de la Nouvelle-France (arrêt Côté de 1996), il faut savoir que la France n’a pas appliqué aux Autochtones la doctrine de la terra nullius, mais plutôt conclu des traités d’alliance avec ces peuples. Pour ce qui concerne le droit international, cette doctrine fut désavouée par le Pape dès 1537 et n’était pas reconnue par la plupart des auteurs. Enfin, et pour en revenir aux faits, il est loin d’être acquis que les Mohawks soient les descendants des Iroquois du Saint-Laurent, groupe qui s’était dispersé en 1580 (John P. Hart, Jennifer Birch et Christian Gates St-Pierre).

En conclusion de cet atypique billet, j’aimerais indiquer (ou rappeler) au lecteur avoir publié, sur ce même blogue, une série de billets (ici, ici, ici, ici et ici) sur la mythologie de la « doctrine de la découverte ».

L’Equal Protection Clause pour les nuls

Le 29 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis a rendu son arrêt dans l’affaire Students for Fair Admissions v President and Fellows of Harvard College. En pratique, ce jugement sonnait le glas des programmes de discrimination positive en matière d’admissions aux études universitaires, en tenant ceux du Harvard College et de la University of North Carolina pour discriminatoires aux termes de l’Equal Protection Clause du 14th Amendment à la constitution américaine et du Title VI du Civil Rights Act de 1964. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec Jérôme Lussier, dans un entretien qui a paru sur Vaste Programme. Cette publication doit encore être complétée d’un billet de ma main sur la comparaison entre les conceptions américaine et canadienne du droit constitutionnel à la non-discrimination. Mais dans l’intervalle j’ai décidé de publier ici des notes préparatoires à l’exercice, notes qui constituent un fragment ayant pour ambition de restituer les grandes lignes du droit de l’Equal Protection Clause.

Historique

Proposé par le Congrès américain le 13 juin 1866, puis ratifié le 9 juillet 1868, le 14e «Amendement» à la constitution américaine fait partie, avec le 13e de 1865 abolissant et interdisant l’esclavage et le 15e de 1870 protégeant le droit de vote des électeurs noirs masculins, des amendements dits «de la Reconstruction». Son arrière-plan historique est donc bien la guerre de Sécession (1861-1865).

Son objet était de rendre inconstitutionnels les Black Codes adoptés en 1865 et 1866 et qui, malgré l’interdiction de l’esclavage et l’obligation d’y mettre fin faites aux États fédérés par le 13e Amendement, privaient les noirs des capacités de base du droit commun privé. Il comprenait à cette fin (et contient toujours) une Citizenship Clause, une Privileges or Immunities Clause, une Due Process Clause, une Equal Protection Clause et une Enforcement Clause. Les quatre premières figurent en Section 1 :

All persons born or naturalized in the United States, and subject to the jurisdiction thereof, are citizens of the United States and of the state wherein they reside. No state shall make or enforce any law which shall abridge the privileges or immunities of citizens of the United States; nor shall any state deprive any person of life, liberty, or property, without due process of law; nor deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws.

La cinquième disposition (clause) évoquée coïncide avec la Section 5 de l’« amendement » qui nous occupe : «The Congress shall have power to enforce, by appropriate legislation, the provisions of this article».

Une première tentative avait été faite avec l’adoption du Civil Rights Acts de 1866, qui neutralisait l’arrêt Dred Scott v. Sandford de 1857 en prévoyant que toute personne née aux États-Unis d’Amérique sans relever d’une puissance étrangère en était citoyen, mais la compétence du Congrès pour ce faire en vertu de l’Enforcement Clause du 13e Amendement était contestée (y compris par le président de l’époque) en raison de la compétence des États sur la citoyenneté. L’adoption du 14e Amendement devait donc mettre fin à ce problème de compétence.

Selon des auteurs originalistes tels que Steven Calabresi et Abe Salander, il s’agissait, avec la promulgation du 14eAmendement, d’interdire toute «class legislation» (et toute attribution de monopole), au sens des special et partial laws de la doctrine d’avant-guerre, qui ne les admettait que si elles profitaient en dernière analyse à la société dans son ensemble[1] – un contrôle plus sévère encore que la strict scrutiny, sur laquelle je reviendrai. Une première version, proposée par le représentant Thaddeus Stevens, se lisait comme suit : «No discrimination shall be made by any State nor by the United States as to the civil rights of persons because of race, color, or previous condition of servitude». Mais ce serait de propos délibéré qu’un texte de portée générale lui a été préféré. L’opposition générale, abstraite, autrement dit de principe à toute class legislation aurait du reste joué un rôle abolitionniste déterminant.

Comprenant une disposition de mise œuvre habilitant le Congrès, cette modification constitutionnelle en laquelle consistait l’adoption du 14e Amendement fut suivie de législation fédérale, dont le Civil Rights Act de 1875, qui était censé mettre un terme à la ségrégation raciale. Malheureusement, la Cour suprême a trahi la promesse du 14e Amendement dans l’affaire Plessy v Ferguson de 1896, qui lui a fait tolérer la ségrégation du système des lois dites «Jim Crow», un terme péjoratif désignant un Afro-américain, et ce jusqu’à ce qu’elle rende ses arrêts dans les affaires Brown v Board of Education et Bolling v Sharpe de 1954.

Application

Le principe d’égalité dans la loi dont est porteur le 14e Amendement devait s’ancrer dans la Privileges or Immunities Clause, qui ne profite qu’aux citoyens[2], mais dès les Slaughter-House Cases de 1873 la jurisprudence l’a plutôt appuyé sur l’Equal Protection Clause, qui profite à «any person». Après avoir laissé entendre un moment qu’elle ne profitait qu’aux «discrete and insular minorities»[3], la Cour suprême a fini par étendre sa protection, par exemple, à toute « race », autrement dit contre toute discrimination raciale[4]. Dans l’arrêt Students for Fair Admissions v Harvard de 2023, en fait de protection contre la discrimination raciale, la Cour suprême a donc retenu l’interprétation colorblind plutôt qu’antisubordination – selon laquelle ne seraient discriminatoires que les distinctions qui défavorisent les noirs. Pour prendre un autre exemple, en 1980 la Cour suprême des États-Unis avait jugé une loi du Missouri discriminatoire à l’endroit des hommes aussi bien que des femmes[5].

En théorie, le 14e Amendement ne s’applique qu’aux États fédérés. Mais en pratique il s’applique également à l’État fédéral pour avoir été «incorporé» à la Due Process Clause du 5e Amendement aux termes de l’arrêt Bolling v Sharpe, qui, pour concerner la ségrégation raciale des écoles publiques du district fédéral de Columbia, fut rendu le même jour que le célèbre arrêt Brown v Board of Education. On parle à ce sujet de «reverse incorporation»[6].

Depuis les Civil Rights Cases de 1883, il est acquis que le 14e Amendement ne s’applique qu’à l’action de l’État, et non aux acteurs privés. Mais en 1968 la Cour suprême des États-Unis a jugé que le 13e Amendement rendait le Congrès compétent pour interdire une vaste gamme d’actes racistes à l’endroit des noirs commis par des personnes de droit privé, y compris pour adopter des dispositions qui l’avaient été à l’origine dans le Civil Rights Act de 1866 et qui étaient relatives à la discrimination raciale dans la location et la vente de biens immobiliers[7].

Contenu

À la différence de dispositions infra-constitutionnelles telles que certains articles du Civil Rights Act de 1964 (ceux des titres VI et VII), l’Equal Protection Clause ne protège que contre des différences de traitement intentionnelles ou par l’objet (intent or purpose), et non contre de simples différences dans les effets (disparate impact)[8]. C’est donc dire qu’en définitive l’Equal Protection Clause ne saurait protéger contre une authentique identité de traitement, qui ne se révèle pas, au-delà d’une neutralité formelle et apparente, en tant que différence intentionnelle de traitement. En effet, comme le juge White a eu l’occasion de le rappeler au nom de la Cour suprême, «[t]he Equal Protection Clause of the Fourteenth Amendment commands that no State shall « deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws, » which is essentially a direction that all persons similarly situated should be treated alike»[9]. La classification expresse est jugée comme une forme patente de distinction intentionnelle[10]. En l’absence de classification de jure, l’intention d’un traitement différencié connaît un autre mode direct de preuve, celui d’une déclaration (statement) attestant une telle intention de la part du décideur ou de l’auteur de la norme[11]. Ces modes directs ne passent ni par l’inférence ni par la présomption. Mais l’intention d’un traitement différencié connaît encore des modes indirects de preuve, qui mobilisent l’inférence ou la présomption, soit la preuve circonstancielle, qui comprend la preuve statistique, et celle de la prévisibilité d’une classification de facto, qui est administrée suivant un cadre jurisprudentiel qui varie avec la nature, individuelle[12] ou de groupe[13], de la discrimination alléguée[14]. L’intention qui peut se révéler discriminatoire n’est pas forcément malveillante, mais de produire des effets différents sur différentes catégories ou « classes » de justiciables[15]. Les seuls effets de «disparate impact» suffiront rarement à prouver leur caractère intentionnel[16]. En revanche, l’intention dont la preuve pourra mener à la conclusion du caractère inconstitutionnellement discriminatoire de la mesure qu’elle anime n’a à être ni le seul objectif de celle-ci ni même son objectif premier[17]. Une majorité de juges de la Cour suprême semble assimiler le contenu de l’Equal Protection Clause et celui du Title VI du Civil Rights Act de 1964, du moins en considérant que ce qui serait une violation de la première (si elle trouvait application) est forcément une violation du second[18]. C’est à tort, d’abord dans la mesure où les bases de discrimination interdites par le Title VI sont limitées à la race, l’origine nationale et la couleur de peau. Ensuite l’assimilation pourrait suggérer que l’Equal Protection Clause «s’applique» à travers le Title VI ou que celui-ci met en œuvre celle-là, ce qui dans les deux cas serait encore faux. Non seulement cette disposition constitutionnelle ne s’applique-t-elle qu’aux government actors, comme je l’ai indiqué, mais encore le Title VI ne la met pas en œuvre. L’Enforcement Clause du 14e Amendement ne permet pas au Congrès de légiférer sur la discrimination involontaire (par simple disparate impact) – que va jusqu’à interdire le Title VI même si c’est sans autorisation de recours judiciaire par la victime de droit privé[19] – davantage qu’il ne l’autorise à le faire sur la discrimination non étatique. Le Congrès n’est pas habilité par l’Enforcement Clause du 14e Amendement à tout bonnement désavouer l’interprétation jurisprudentielle de celui-ci[20]. Il est donc vraisemblable que ce soit plutôt la Taxing and Spending Clause (de la Section 8 de l’article premier de la constitution américaine) qui fonde la compétence qu’avait le Congrès pour adopter le Title VI du Civil Rights Act de 1964, dont ce sont le Title III, relatif à la déségrégation sur la base de la race, de la couleur de peau, de l’origine nationale et de la religion dans les «public librairies, parks, and other facilities», ainsi que le Title IV, relatif à la déségrégation sur la base de la race, de la couleur de peau, de l’origine nationale, de la religion et (depuis 1972) du sexe dans écoles et universités (colleges) publiques, qui participent à la mise en œuvre de l’Equal Protection Clause. Au-delà de l’Enforcement Clause du 14e Amendement et de la Taxing and Spending Clause de l’article premier, le Congrès est compétent sur la discrimination d’autres manières. Pour ce qui concerne les rapports de droit privé, il peut s’appuyer sur la Commerce Clause de la Section 8 de l’article premier de la constitution américaine[21]. Pour ce qui concerne le gouvernement et l’administration publique fédéraux, il dispose encore de divers ancrages[22].

Encore à la différence de dispositions infra-constitutionnelles telles que celles du Civil Rights Act de 1964, le 14eAmendement – pas davantage à sa Privileges or Immunities Clause qu’à son Equal Protection Clause – ne contient aucune liste de bases interdites de discrimination, mais se présente comme une interdiction générale de class legislation[23]. Cela a vu la jurisprudence distinguer entre différents degrés de contrôle judiciaire de la constitutionnalité des distinctions opérées par la loi, la réglementation et les décideurs publics.

Lorsqu’une mesure étatique affecte un «droit fondamental», elle est assujettie à une forme sévère de contrôle de constitutionnalité, la strict scrutiny, qui exige d’elle qu’elle serve un « compelling governmental interest » de manière relativement nécessaire, c’est-à-dire en se voulant « narrowly tailored ». Dans les mots du Legal Information Institute :

Fundamental rights are a group of rights that have been recognized by the Supreme Court as requiring a high degree of protection from government encroachment.  These rights are specifically identified in the Constitution (especially in the Bill of Rights) or have been implied through interpretation of clauses, such as under Due Process. These laws are said to be “fundamental” because they were found to be so important for individual liberty that they should be beyond the reach of the political process, and therefore, they are enshrined in the Constitution. Laws encroaching on a fundamental right generally must pass strict scrutiny to be upheld as constitutional[24].

Par exemple, dans l’arrêt Harper v West Virginia de 1966 la Cour suprême, nonobstant le fait que le 24e Amendement interdisant tout cens électoral ne s’applique qu’aux élections fédérales, a assujetti à la strict scrutiny toute restriction du droit de vote, y compris par l’imposition d’un cens aux élections des charges au sein des États fédérés.

En revanche, lorsqu’une mesure, sans affecter de fundamental right, opère (intentionnellement) une distinction entre des catégories ou «classes» de justiciables, elle ne sera assujettie à cette forme exigeante de contrôle que si cette classification figure parmi celles que la jurisprudence tient pour «suspectes». Pour le moment, il n’y a à ce titre que la race (ou la couleur de peau)[25]. Puisque l’Equal Protection Clause protège «any person» et non les seuls citoyens, il aurait été logique que les classifications sur la base du statut de citoyen ou d’étranger (citizenship vs alienage) demeurassent assujetties à la strict scrutiny[26]. Or cela ne semble plus être le cas – à la suite d’une exception à la strict scrutiny de classifications fondées sur le statut de citoyen dès lors qu’il s’agissait de représentants de l’État[27] et d’une autre exception, en matière de reverse incorporation, applicable aux classifications sur la base de la citoyenneté opérées par l’État fédéral[28] –, si bien que, malgré un obiter dictum de 1985 suggérant la strict scrutiny[29] et des motifs déterminants de 1982 appliquant l’intermediate scrutiny [30], le degré de contrôle applicable à de telles classifications reste incertain. Certes, dans la fameuse note de bas de page no 4 des motifs majoritaires de l’arrêt Carolene Products de 1938, le juge Stone a suggéré que la religion, aux côtés de la race et de la nationalité, pouvait être un critère «suspect» de classification exigeant un degré élevé de contrôle. Mais en pratique c’est en vertu des seules dispositions religieuses du 1er Amendement que la Cour suprême et les autres tribunaux disposent des contestations de différences de traitement fondées sur la religion[31]. Pour en revenir à la question du contrôle des classifications raciales, relevons comment le juge en chef Roberts, auteur des motifs majoritaires de la Cour dans l’affaire Students for Fair Admissions v Harvard de 2023, a indiqué que

Outside the circumstances of these cases [pertaining to affirmative action in college and university admissions], our precedents have identified only two compelling interests that permit resort to race-based government action. One is remediating specific, identified instances of past discrimination that violated the Constitution or a statute. See, e.g., Parents Involved in Community Schools v. Seattle School Dist. No. 1, 551 U. S. 701, 720 (2007); Shaw v. Hunt, 517 U. S. 899, 909–910 (1996); post, at 19–20, 30–31 (opinion of THOMAS, J.). The second is avoiding imminent and serious risks to human safety in prisons, such as a race riot. See Johnson v. California, 543 U. S. 499, 512–513 (2005)[32].

Ce qui complique quelque peu le tableau est que les tribunaux américains peuvent aussi tenir des classifications pour « quasi-suspectes », pour leur appliquer un degré «intermédiaire» de contrôle, l’intermediate ou exacting scrutiny. C’est le cas de la classification sur la base du genre[33], dont la Cour suprême a indiqué en 1980 qu’elle «must serve important governmental objectives, and […] the discriminatory means employed must be substantially related to the achievement of those objectives»[34]. C’est aussi, au terme d’une période d’incertitude jurisprudentielle où l’application de la strict scrutiny semblait possible[35], le cas de la distinction fondée sur le fait d’être né hors mariage (illegitimacy)[36].

Les tribunaux américains prenant acte de la «practical necessity that most legislation classifies for one purpose or another, with resulting disadvantage to various groups or persons», en dehors des cas qui précèdent – en l’occurrence ceux de la classification sur la base de la race (strict scrutiny), du genre (intermediate scrutiny) ou le fait d’être né hors mariage (intermediate scrutiny) – la contestation aux termes de l’Equal Protection Clause d’une classification (intentionnelle) sera jugée en vertu d’une forme certes atténuée, mais sous-estimée[37] de contrôle : la rational basis review. Comme l’a expliqué le juge Kennedy, auteur des motifs majoritaires de l’arrêt Heller v Doe de 1993 :

a classification neither involving fundamental rights nor proceeding along suspect [or quasi-suspect] lines is accorded a strong presumption of validity. […] Such a classification cannot run afoul of the Equal Protection Clause if there is a rational relationship between the disparity of treatment and some legitimate governmental purpose[38].

En l’absence d’une atteinte à un droit fondamental, la rational basis review est donc la règle, qui correspond à une présomption de constitutionnalité de la norme contestée, tandis que les strict et intermediate scrutinies sont des exceptions, dont l’application présume du contraire, son inconstitutionnalité[39]. La règle compte avec la possibilité pratique d’un désaveu politique de la norme contestée, les exceptions avec le contraire. De l’avis de la Cour suprême, en effet, les classifications suspectes

are so seldom relevant to the achievement of any legitimate state interest that laws grounded in such considerations are deemed to reflect prejudice and antipathy – a view that those in the burdened class are not as worthy or deserving as others. For these reasons, and because such discrimination is unlikely to be soon rectified by legislative means, these laws are subjected to strict scrutiny, and will be sustained only if they are suitably tailored to serve a compelling state interest[40].

Par conséquent, la rational basis review s’appliquera dans la plupart des cas de contrôle de la législation tenue pour «économique et sociale»[41], mais pas seulement dans ce genre d’affaires. Ce qu’il importe de retenir est que, si l’Equal Protection Clause a servi de fondement à la censure constitutionnelle de dispositions traitant intentionnellement de manière différente certains justiciables en raison de leur handicap[42] ou de leur orientation sexuelle[43], c’est en vertu d’une exigence générale de rationalité minimum des normes juridiques infra-constitutionnelles opérant des «classifications», et non de la protection particulière des caractéristiques ou identités personnelles en cause – du moins en l’état actuel de la jurisprudence.


[1] Steven G. Calabresi and Abe Salander, « Religion and the Equal Protection Clause: Why the Constitution Requires School Vouchers », 65 Fla. L. Rev. 909 (2013).

[2] Steven G. Calabresi and Abe Salander, « Religion and the Equal Protection Clause: Why the Constitution Requires School Vouchers », 65 Fla. L. Rev. 909 (2013).

[3] Carolene Products, 1938, note 4 (reverse incorporation).

[4] Gratz v. Bollinger, 2003; Students for Fair Admissions v Harvard, 2023.

[5] Wengler v. Druggists Mut. Ins. Co., 1980.

[6] Voir Richard A. Primus, « Bolling Alone », Colum. L. Rev. 104, no. 4 (2004): 975-1041. 

[7] Jones v. Alfred H. Mayer Co., 1968.

[8] Washington v Davis, 1976 (reverse incorporation).

[9] City of Cleburne v. Cleburne Living Center, Inc., 1985, p. 439.

[10] Miller v Johnson, 1995.

[11] Price Waterhouse v Hopkins, 1989, p. 277 (O’Connor, J., concurring).

[12] McDonnell Douglas Corp. v Green, 1973 (cadre développé sous le Title VII du Civil Rights Act de 1964).

[13] Arlington Heights v Metropolitan Housing Dev. Corp., 1977.

[14] https://www.justice.gov/crt/fcs/T6manual

[15] City of Richmond v Croson Co., 1989; Adarand Constructors Inc. v Pena, 1995 (reverse incorporation).

[16] Arlington Heights v Metropolitan Housing Dev. Corp., 1977, p. 266.

[17] Arlington Heights v Metropolitan Housing Dev. Corp., 1977, p. 265.

[18] Gratz v. Bollinger, 2003; Students for Fair Admissions v Harvard, 2023.

[19] Alexander v Sandoval, 2001.

[20] City of Boerne v. Flores, 1997.

[21] Heart of Atlanta Motel v United States, 1964.

[22] « The Constitution does not establish administrative agencies or explicitly prescribe the manner by which they may be created. Even so, the Supreme Court has generally recognized that Congress has broad constitutional authority to shape the federal bureaucracy. This power stems principally from the combination of Congress’s enumerated legislative powers under Article I of the Constitution; language in Article II, Section 2, which authorizes the appointment of “officers” to positions “which shall be established by law”; and the Necessary and Proper Clause of Article I, Section 8, which authorizes Congress to “make all laws which shall be necessary and proper for carrying into execution” not only Congress’s own enumerated powers, but “all other Powers vested by this Constitution in the Government of the United States, or in any Department or Officer thereof.” Subject to certain constitutional limitations, Congress may create federal agencies and individual offices within those agencies, design agencies’ basic structures and operations, and prescribe how those holding office are appointed and removed. Congress also may enumerate an agency’s powers, duties, and functions, as well as directly counteract, through later legislation, certain agency actions implementing delegated authority. » Source : https://sgp.fas.org/crs/misc/R45442.pdf

[23] Steven G. Calabresi and Abe Salander, « Religion and the Equal Protection Clause: Why the Constitution Requires School Vouchers », 65 Fla. L. Rev. 909 (2013).

[24]https://www.law.cornell.edu/wex/fundamental_right#:~:text=Examples%20of%20Fundamental%20Rights&text=Freedom%20of%20Speech,Against%20Unreasonable%20Searches%20and%20Seizures

[25] City of Richmond v Croson Co., 1989;  Adarand Constructors Inc. v Pena, 1995 (reverse incorporation); Grutter v. Bollinger, 2003; Gratz v Bollinger, 2003; Parents Involved in Cmty. Schs. v Seattle Sch. Dist. No. 1, 2007; Fisher I, 2013; Harvard v Students for Fair Admissions, 2023.

[26] Graham v Richardson, 1971; In re Griffiths, 1973.

[27] Ambach v Norwick, 1979; Bernal v Fainter, 1984.

[28] Matthews v Diaz, 1976.

[29] City of Cleburne v. Cleburne Living Center, Inc., 1985, p. 440.

[30] Plyler v Doe, 1982, pp. 223-224.

[31] Steven G. Calabresi and Abe Salander, « Religion and the Equal Protection Clause: Why the Constitution Requires School Vouchers », 65 Fla. L. Rev. 909 (2013).

[32] Students for Fair Admissions v Havard, 2023.

[33] Michael M. v. Superior Ct., 1981; Rostker v. Goldberg, 1981; Frontiero v Richardson, 1973; Craig v Boren, 1976; Mississippi University for Women v. Hogan, 1982; United States v Virginia (The VMI Case), 1996.

[34] Wengler v. Druggists Mut. Ins. Co., 1980, p. 150.

[35] Levy v Louisiana, 1968; Weber v Aetna Casualty & Surety Co., 1972; Gomez v Perez, 1973.

[36] Mathews v. Lucas, 1976; Trimble v. Gordon, 1977; Mills v. Habluetzel, 1982.

[37] Katie R. Eyer, « The Canon of Rational Basis Review », 93 Notre Dame L. Rev. 1317 (2018).

[38] Heller v Doe, 1993, pp. 319-320.

[39] City of Cleburne v. Cleburne Living Center, Inc., 1985, p. 440.

[40] City of Cleburne v. Cleburne Living Center, Inc., 1985, p. 440.

[41] New Orleans v. Dukes, 1976; United States Railroad Retirement Board v. Fritz, 1980. 

[42] City of Cleburne v Cleburne Living Center Inc., 1985.

[43] Romer v Evans, 1996.

Vous avez dit « histoire », « État canadien » et « doctrine de la découverte »? Partie 4 : de la fédération à la révision de 1982

En 1867, les « Indiens et les terres réservées aux Indiens » deviennent la matière d’une compétence exclusive du Parlement du Canada.

Même si la Loi sur les Indiens (1876) ne s’applique qu’aux Indiens, qui furent longtemps les seuls dont le pouvoir central se préoccupait, la Cour suprême du Canada devait reconnaître, dans un renvoi de 1939, que la compétence fédérale prévue au par. 91(24), L.C. 1867, s’étendait aux « Eskimos », c’est-à-dire aux Inuits[1]. Toutefois, la question de savoir si la compétence fédérale exclusive prévue à 91(24) s’étend aux Métis a longtemps attendu sa réponse. La position traditionnelle du gouvernement fédéral suggérait la négative. La Commission royale sur les peuples autochtones avait recommandé que lui soit plutôt donnée une réponse affirmative[2]. L’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba – loi qui fait partie de la « loi suprême » du Canada – reconnaît bien un « titre indien » aux Métis[3]. Dans l’arrêt Blais de 2003, la Cour suprême du Canada a cependant statué que les Métis n’étaient pas des « Indiens » au sens du par. 13 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles relative au Manitoba, convention qui figure en annexe de la Loi constitutionnelle de 1930, mais elle a tenu à souligner que serait « tranchée à une autre occasion la question de savoir si le mot « Indiens » au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 s’entend également des Métis[4] ». Dans l’intervalle, en Alberta par exemple, le statut particulier des Métis fut – et est toujours – largement sinon principalement régi par une loi provinciale, la Metis Settlements Act[5]. Or, le 14 avril 2016, la Cour suprême du Canada a confirmé que les Métis et Indiens non inscrits (en vertu de la Loi sur les Indiens) sont autant d’« Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, mais cela sans fournir de méthode précise qui permette de déterminer si un ou des individus donnés ressortissent à cette compétence fédérale exclusive[6].

À compter du XIXe siècle « [d]eux idées concernant les Amérindiens dominent la pensée de l’administration civile impériale dans l’Amérique du Nord britannique […] : primo, leur peuple est en voie de disparition et, secundo, ceux qui restent devraient soit être relégués dans des collectivités à l’écart des Blancs, soit être assimilés[7] ». Forte du fruit de moult enquêtes et délibérations,

« la position officielle s’arrête sur ce qu’on perçoit être un devoir : « civiliser » les indigènes nomades en les forçant à s’établir comme agriculteurs […]. Bien que d’aucuns ne manquent pas de s’interroger sur le rapprochement entre l’agriculture et la civilisation, à toutes fins utiles, cela demeure un principe directeur en matière d’administration des Amérindiens tout au long du XIXe siècle […]. L’éducation, confiée aux missionnaires, permettra d’atteindre la ‘civilisation’[8]. »

Voilà comment, « dans la foulée des théories raciales et sociales de Darwin alors en vogue », les fonctionnaires fédéraux s’activent à appliquer « dans tout le Canada des mesures d’ingénierie sociale qui postulent la supériorité de la culture non autochtone, convaincus de servir ainsi la cause du progrès[9] ». Voilà aussi comment en 1876 le Parlement du Canada codifie et affermit le programme d’assimilation des Autochtones dans sa première Loi sur les Indiens[10]. Cette loi a été précédée de l’Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada[11] et de l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages[12], lois qui elles-mêmes s’inscrivaient dans le prolongement de lois coloniales antérieures à la fédération et tirant largement leur source matérielle du rapport de la Commission Bagot. Selon Olive Dickason, le programme de 1876 prévoit déjà que son financement doit venir du réinvestissement des sommes provenant de la vente des terres acquises des Amérindiens, autrement dit que ces derniers paieront eux-mêmes leur marche vers la civilisation[13]. Relevons au passage qu’un des épisodes les plus sombres de la mise en œuvre de cette politique assimilationniste fut celui des pensionnats pour enfants autochtones[14].

La jurisprudence a cependant établi que la Loi constitutionnelle de 1867 ne fait pas que traiter les Autochtones comme des « objets » de droit; elle reconnaît implicitement leurs droits. Le paragraphe 92(5) attribue exclusivement aux provinces la compétence sur les terres qui sont la propriété publique de la province. Et c’est l’article 109 qui reconnaît aux provinces un tel droit de propriété. Or l’article en question précise que les terres, mines, minéraux et réserves royales publics provinciaux demeurent « soumis aux charges dont ils sont grevés, ainsi qu’à tous intérêts autres que ceux que peut y avoir la province ». Et le Conseil privé a confirmé que les droits des autochtones sur leurs terres tels que ceux que leur reconnaît la Proclamation royale de 1763 représentent de tels intérêts[15].

Dès 1870, comme cela est prévu non seulement à l’article 146, LC 1867, mais aussi par une loi impériale de 1868[16], un décret du gouvernement britannique transfère la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest au Canada, plus exactement à son pouvoir central (au « Dominion »). L’année d’avant le décret, soit en 1869, une loi canadienne a préparé l’instauration d’un gouvernement provisoire devant entrer en fonction au moment de la cession[17]. Le décret prévoit le droit des Indiens d’être indemnisés, « par le gouvernement canadien de concert avec le gouvernement impérial », pour la réquisition de leurs terres aux fins de la colonisation, « et la Compagnie sera libérée de toute obligation à cet égard[18] ». L’article 146 prévoyait que le décret serait pris sur présentation d’« adresses de la part des chambres du Parlement du Canada ». Le décret contient ces « adresses », soit des résolutions, en annexe A et B. L’annexe A prévoit que « lors du transfert des territoires en question au gouvernement du Canada, il sera procédé, selon les principes d’équité qui ont toujours guidé la couronne britannique dans ses rapports avec les autochtones, à l’examen et au règlement des demandes d’indemnisation présentées par les tribus indiennes au sujet des terres nécessaires à la colonisation[19] ». Son annexe B prévoit en outre qu’il « incombera [au Canada] de prendre les mesures voulues pour la protection des tribus indiennes concernées quant à leurs intérêts et leur bien être[20] ». En 1895, dans l’affaire Ontario c. Canada, la Cour suprême du Canada a interprété ces dispositions du décret impérial de 1870 comme étant, à l’instar de la Proclamation royale de 1763, porteuses d’une obligation incombant à la Couronne d’obtenir la cession volontaire des droits des Autochtones sur leurs terres avant de se les approprier, de les utiliser ou d’y concéder des droits[21]. En 1909, la Cour suprême du Canada a, au passage, laissé entendre que ces dispositions étaient porteuses d’une obligation incombant à la Couronne d’obtenir par traité la cession volontaire du titre aborigène qui les grève avant d’ouvrir des terres à la colonisation[22]. Dans le même sens, la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest a, en 1973, suggéré que ces dispositions représentaient une reconnaissance constitutionnelle du titre aborigène ou des droits ancestraux des peuples autochtones concernés, si bien que le droit de ceux-ci d’être indemnisés ne pouvait être aboli que par une loi impériale[23]. En revanche, dans l’affaire Baker Lake de 1980, la Cour fédérale a statué que les dispositions qui nous occupent ne reconnaissent pas de droits en faveur des Autochtones davantage qu’elles n’en éteignent, ces dispositions étant sans effets sur le titre aborigène[24]. En 2019, la Cour d’appel du Yukon a rendu jugement définitif – la Cour suprême du Canada ayant refusé d’entendre l’affaire – sur le fond dans l’affaire Ross River Dena Council. Elle y a jugé que « the Transfer Provision did not impose a temporal requirement on Canada to obtain surrender before permitting activity on the lands at issue. Rather, the Transfer Provision transferred the duty to “consider and settle” the claims of the “Indian tribes to compensation for lands required for purposes of settlement” from the Imperial government to the government of Canada »[25]. Par conséquent, le décret impérial de 1870 ne rendrait pas inconstitutionnel l’octroi, sans cession préalable de la manière prévue à la Proclamation royale de 1763, de droits par l’État (fédéral, territorial ou provincial, suivant le cas) à des tiers sur des terres occupées par des Autochtones dans l’ancien territoire de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest, mais l’État fédéral demeurerait assujetti à l’obligation de négocier de bonne foi l’indemnisation des Autochtones dont les droits ont été ainsi restreints (voire éteints, si c’était avant 1982). Il faut aussi savoir que l’annexe A contient l’engagement du gouvernement et du parlement du Canada de respecter les « legal rights of any corporation, company or individual », une expression que les diverses traductions françaises, dont aucune n’a force de loi, ont rendue différemment. Dans l’affaire Caron c. Albertade 2015, la Cour suprême a statué, à la majorité, que cette disposition ne garantissait pas de droits linguistiques[26]. Or, il avait été accessoirement plaidé par une intervenante, l’Association canadienne‑française de l’Alberta, que l’État avait une obligation de fiduciaire à l’endroit des Métis en matière linguistique. Seule la majorité de la formation qui a entendu l’affaire s’est prononcée sur cette thèse, pour dire qu’on en n’avait pas fait la preuve du bien-fondé[27]

De manière similaire, le décret impérial de 1871 portant adhésion de la Colombie-Britannique à la fédération, décret lui aussi pris en vertu de l’art. 146, L.C. 1867, prévoyait que :

« Le gouvernement du dominion prend en charge les affaires indiennes ainsi que la gestion en fiducie des terres réservées à l’usage et au bénéfice des Indiens, en menant à cet égard après l’union une politique aussi libérale que l’a été jusqu’alors celle du gouvernement de la Colombie-Britannique[28]. »

Ainsi, par décret en date du 23 janvier 1875, le gouverneur général en conseil, dans l’exercice du pouvoir de désaveu des lois provinciales que lui attribuait le jeu des articles 56 et 90, LC 1867, désavouait une loi intitulée An Act to Amend and Consolidate the Laws Affecting Crown Lands in British Columbia, et ce, au motif que cette loi ne respectait pas suffisamment les droits que pouvaient détenir les Autochtones sur ces terres. En revanche, avant la révision constitutionnelle de 1982, la Cour suprême du Canada a, dans l’affaire Jack, eu l’occasion de se pencher sur cette disposition du décret impérial de 1871 relatif à la Colombie-Britannique. Dans des motifs majoritaires, le juge en chef Laskin a alors écrit que :

« [R]ien dans l’art. 13 n’a l’effet de restreindre le pouvoir législatif fédéral en matière de pêcheries. Peu import[e] la ligne de conduite qui était suivie en Colombie-Britannique avant la Confédération et qui permettait aux Indiens de pêcher pour se nourrir dans les rivières ou dans d’autres eaux de l’île Vancouver comme de la Colombie-Britannique avant que l’île en fasse partie et par la suite, cette ligne de conduite ne semble assise sur aucun fondement juridique. En outre, l’art. 13 ne contient aucune reconnaissance juridique de droits de pêche des Indiens[29]. »

Dans des motifs concordants, le juge Dickson exprimait plutôt à cet égard l’avis selon lequel, par l’expression «une ligne de conduite aussi libérale», on avait entendu « accorder la première priorité à la pêche par les Indiens à des fins d’alimentation et une certaine priorité à une pêche commerciale restreinte, partagée entre la pêche commerciale et sportive ». Le juge Dickson était cependant d’avis que « il est clair que les mesures destinées à la protection des ressources—totalement absentes des textes réglementaires avant 1871—priment sur tout genre de pêche, qu’il s’agisse de la pêche par les Indiens, de pêche commerciale ou sportive[30] ».

De 1869 à 1870, les Métis de la Rivière rouge se soulèvent. Le « gouvernement provisoire » de Louis Riel négocie la création de la province du Manitoba. L’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba – loi fédérale qui fait partie de la « loi suprême » du Canada aux termes de l’al. 52(2)b) de la Loi constitutionnelle de 1982 – reconnaît l’existence d’un « titre indien » dans la nouvelle province, notamment en faveur des Métis, en ce qu’il prévoit que :

« Attendu qu’il importe, pour l’extinction du titre indien sur les terres de la province, d’affecter une fraction des terres non concédées, dans la limite de un million quatre cent mille acres, au profit des familles métisses qui y résident, il incombe au lieutenant-gouverneur, en application des règlements pris en tant que de besoin par le gouverneur général en conseil, de procéder au partage, entre les enfants des chefs des familles métisses qui résident dans la province lors du transfert, de terrains dont le choix, dans la limite mentionnée ci-dessus, et la localisation relèvent de son appréciation, et de les leur concéder selon les modalités et aux conditions d’établissement ou autres fixées par le gouverneur général en conseil[31]. »

La Loi constitutionnelle de 1871, une loi impériale, est venue, par son article 4, confirmer la compétence fédérale sur toute matière dans les territoires qui lui appartiennent et qui se situent au-delà des frontières de toute province. Son article 2 confirme en outre la compétence fédérale de créer des provinces à même de tels territoires, ce qui avait été fait pour la première fois l’année précédente, aux termes de la loi fédérale de 1870 sur le Manitoba. Toutefois, la constitution de la province ainsi créée ne pouvait (ni ne peut davantage aujourd’hui) être modifiée par le parlement fédéral. Il y a une ambiguïté dans le libellé de l’article 6, mais on peut penser que la procédure bilatérale qui était prévue à l’article 3 pour la modification de toute frontière provinciale était rendue applicable à la modification de la constitution des provinces ainsi créées par loi fédérale. Cela voudrait dire que, à l’exception du droit, prévu à l’article 6 de la LC 1871, de la législature du Manitoba « de modifier les lois régissant le droit de vote et les conditions d’éligibilité et d’exercice du mandat de député à l’assemblée législative, ainsi que celui de légiférer en matière électorale dans la province » – droit étendu dans une moindre mesure à l’Alberta et à la Saskatchewan par leur loi fédérale constitutive par la suite – les provinces des Prairies n’auraient, avant l’entrée en vigueur de la LC 1982, jamais eu la même compétence que les autres provinces de modifier leur propre « constitution », en vertu de l’ancien par. 92(1) LC 1867. Cette question ne semble pas résolue par la jurisprudence, ainsi que l’atteste l’extrait suivant de l’arrêt Forest de 1979 :

« Il y a cependant l’art. 6 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1871 qui […] nie au Parlement fédéral tout pouvoir de modification et le seul qu’il accorde à la législature du Manitoba est celui ‘de changer de temps à autre les dispositions d’aucune loi concernant la qualification des électeurs et des députés à l’Assemblée Législative, et de décréter des lois relatives aux élections dans ladite province’. [¶] Il n’est pas nécessaire de rechercher en l’espèce si cette disposition législative emporte restriction du pouvoir de modification qui découle du par. 92(1) [de la LC 1867] par application de l’art. 2 de l’Acte du Manitoba [qui rendait cette disposition de la LC 1867 applicable à la nouvelle province] [32]. »

En tout état de cause, le 8 mars 2013, la Cour suprême du Canada a statué à la majorité que la Manitoba Metis Federation et les autres appelants dans cette affaire avaient droit à un jugement déclaratoire du fait que « [l]a Couronne fédérale n’a pas mis en œuvre de façon honorable la disposition prévoyant la concession de terres énoncée à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba[33] », dont voici le libellé :

« Attendu qu’il importe, pour l’extinction du titre indien sur les terres de la province, d’affecter une fraction des terres non concédées, dans la limite de un million quatre cent mille acres, au profit des familles métisses qui y résident, il incombe au lieutenant-gouverneur, en application des règlements pris en tant que de besoin par le gouverneur général en conseil, de procéder au partage, entre les enfants des chefs des familles métisses qui résident dans la province lors du transfert, de terrains dont le choix, dans la limite mentionnée ci-dessus, et la localisation relèvent de son appréciation, et de les leur concéder selon les modalités et aux conditions d’établissement ou autres fixées par le gouverneur général en conseil. « 

C’était notamment « la question de savoir ce qui avait été convenu dans le Traité Selkirk et [celle de savoir] qui possédait les terres [qui] s’est posée vers la fin des années 1860, lorsque le transfert envisagé de la Terre de Rupert au Dominion a été rendu public. Il s’en est suivi [sic] de longues discussions sur la nécessité d’établir de nouvelles ententes relatives à ces terres et puis la négociation du Traité 1 et du Traité 2[34]. » De 1871 à 1921, en effet, sont conclus les 11 traités numérotés du Nord-Ouest ontarien, des Prairies et d’une partie des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon. Le Traité no 1 a été conclu avec les Chippaouais et les Cris du Manitoba et des territoires contigus le 3 août 1871. Le Traité no 11 a quant à lui été conclu avec les Amérindiens et les Métis de l’ancien district de MacKenzie du 27 juin 1921 au 17 juillet 1922. Il s’agit de traités de cession inspirés des traités Robinson-Huron et Robinson-Supérieur, mais avec ceci de particulier qu’ils procèdent d’une entreprise systématique de dégrèvement du territoire, ces traités s’emboîtant les uns dans les autres dans leur portée territoriale respective à la manière des pièces d’un puzzle pour former un système étanche. Outre des droits de chasse et de pêche sur les terres de la Couronne non encore cédées, une somme forfaitaire, des annuités et une réserve, la partie autochtone (composée encore ici de nombreuses nations) obtient, en contrepartie, de l’équipement agricole, du bétail, des munitions, des médailles, des drapeaux et des vêtements. Ainsi que le reconnaît aujourd’hui le ministre fédéral des Affaires autochtones, « [l]a réduction substantielle de leurs territoires de chasse et de pêche ancestraux » a rendu les Autochtones « très dépendants des sources de subsistance non traditionnelles et du soutien du gouvernement fédéral[35] ».

Il y eut en fait deux générations de traités numérotés. Entre 1871 et 1877, les traités nos 1 à 7 ont pour objectif d’ouvrir les Prairies à la colonisation ainsi qu’au passage du chemin de fer. Quelque 22 ans plus tard, de 1899 à 1921, les traités nos 8 à 11 doivent donner accès aux ressources naturelles du Nord. Dans l’intervalle, en 1885, les Métis se soulèvent à nouveau, cette fois dans le territoire de la Saskatchewan (qui ne formera une province qu’en 1905). Cette « Rébellion du Nord-Ouest » ou « Rébellion de la Saskatchewan » est écrasée. Louis Riel sera jugé, puis pendu, pour trahison[36].

En 1878, l’article 146 de la Loi constitutionnelle de 1867 est tenu par les politiques pour s’appliquer au transfert de l’Archipel arctique, puisque que la Chambre des communes et le Sénat font parvenir chacun une « adresse » à cet effet à Sa Majesté, et qu’en 1880 un décret impérial est pris en conséquence[37]. Celui-ci porte plus largement transfert de toutes les îles adjacentes, à l’exception de Terre-Neuve.

En vertu de l’article 30 de la Loi de 1870 sur le Manitoba comme en vertu des dispositions équivalentes des lois ultérieures portant création des provinces de l’Alberta[38] et de la Saskatchewan[39] – lois qui relèvent elles aussi de la loi suprême –, la propriété des terres et ressources naturelles publiques avait été réservée à la Couronne fédérale. Plus tard, la Loi constitutionnelle de 1930[40] – une loi impériale qui est toujours en vigueur – venait donner valeur juridique aux conventions de transfert de la propriété publique – à l’exception du titre sous-jacent des réserves indiennes – et des ressources naturelles conclues entre le gouvernement fédéral et ces trois provinces. Une des conditions du transfert à se rapporter aux Autochtones était le respect du droit des « Indiens » de « se livrer en toute saison à la chasse, au piégeage et à la pêche, pour se nourrir, sur toutes les terres inoccupées du domaine public et sur les autres terres auxquelles ils ont un droit d’accès par ailleurs reconnus par les traités numérotés, de chasse, de trappe et de pêche des Autochtones sur les terres de la Couronne[41] ». Cette loi constitutionnelle reconnaît donc aux Indiens signataires des traités numérotés des provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta un droit non commercial de chasse, de trappe et de pêche sur les terres inoccupées de la Couronne et sur les autres terres dont l’usage n’est pas incompatible. Dans l’arrêt Blais de 2003, la Cour suprême du Canada a statué que les Métis n’étaient pas des « Indiens » au sens du par. 13 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles relative au Manitoba[42]. D’autre part, dans une décision de 1990, l’arrêt Horseman[43], la Cour avait laissé entendre que ces dispositions de 1930 relatives aux droits des Autochtones dans les provinces des Prairies s’étaient substituées aux droits issus de traités dans ces trois provinces. Ainsi que le relève Sébastien Grammond[44], cela fut cependant sévèrement critiqué par la doctrine relative aux conditions auxquelles le juge peut interpréter une loi (antérieure à 1982) comme portant unilatéralement extinction de droits ancestraux ou issus de traités. Dans une décision de 1996, l’arrêt Badger, la Cour a précisé que cette extinction se limitait à la portée commerciale des droits issus de traités en cause, le « droit de chasser pour se nourrir » se continuant[45]. En 1999, dans l’affaire Sundown, la Cour parlera du rapport de la Loi constitutionnelle de 1930 aux droits issus de traités numérotés comme d’un rapport de modification par extinction partielle[46]. Ces arrêts ne traitent cependant que des droits de chasse que les traités numérotés reconnaissent aux Autochtones sur les terres publiques, et non des droits que ces traités leur reconnaissent relativement aux terres devant leur être réservées, droits dont il est improbable que la LC 1930 les ait éteints. L’adoption d’une loi impériale pour donner leurs effets juridiques aux ententes de 1930 s’explique sans doute par le fait qu’il ne s’agissait, ni de la modification des frontières d’une ou de plusieurs provinces – ce qui aurait pu être fait aux termes de l’art. 3 LC 1871 –, ni (puisque la LC 1930 donnait aussi force de loi à une entente conclue avec la Colombie-Britannique) de la seule modification d’une ou plusieurs lois fédérales constitutives de provinces – ce qui aurait pu être fait aux termes de l’art. 6 LC 1871 –, ni de simples opérations de pur droit privé – ce qui aurait pu être fait en vertu du droit commun.

En 1923, après un siècle de doléances ainsi qu’une commission d’enquête, deux traités de cession furent aussi conclus avec des Ojibwas de l’Ontario central, soit les traités dit « de Williams ». Ceux-ci avaient pour prétention de régler toute revendication territoriale autochtone en Ontario. Mais à ce jour les Algonquins du Nord-Est de la province y revendiquent toujours des droits.

Comme l’a reconnu la Cour suprême, tous les traités « anciens » ont été conclus verbalement, ce qui fait surgir un doute sur la fiabilité du texte anglais qui les a consignés après le fait[47]. D’où l’importance de la preuve par tradition orale et l’interprétation favorable à la partie autochtone en cas de doute[48]. En réalité, une forte preuve historique suggère que les autochtones n’ont jamais consenti à la cession de leurs droits. Ils concevaient ces traités comme ceux de la génération précédente, et comprenaient probablement qu’on leur demandait que des colons puissent s’installer ou des entreprises exploiter leurs terres[49]. Or cela n’a pas empêché la Cour suprême de statuer qu’une adhésion au traité Robinson-Huron devait emporter renonciation extinctive des droits ancestraux[50].

D’autre part, la Loi constitutionnelle de 1871, par son article 3, conférait aussi au Parlement fédéral le pouvoir de modifier les frontières des provinces avec le consentement de la législature de celles-ci. C’est ainsi qu’en 1898 d’abord et pour le territoire cri[51], puis en 1912 pour le territoire inuit, les législateurs fédéral et québécois ont augmenté le territoire du Québec à même des parties de la Terre de Rupert. Concernant l’extension des frontières du Québec, la loi fédérale de 1912 prévoyait, à son article 2, que « la province de Québec reconnaîtra les droits des habitants sauvages dans le territoire [cédé] dans la même mesure, et obtiendra la remise de ces droits de la même manière, que le Gouvernement du Canada a ci-devant reconnu ces droits et obtenu leur remise, et ladite province supportera et acquittera toutes les charges et dépenses se rattachant à ces remises ou en résultant »[52]. La loi faisait ainsi allusion à une pratique fédérale antérieure soi-disant conforme aux dispositions du décret impérial de 1870. Cette même loi de fédérale de 1912 confirmait par ailleurs la compétence fédérale sur la « tutelle » et les terres des « sauvages » de ce territoire. Il convient de relever le paradoxe qui voyait les autorités fédérales, d’une part nier leur compétence sur les Inuits, de l’autre faire adopter une loi la confirmant. Dans l’arrêt Sparrow de 1990, la Cour suprême du Canada a parlé rétrospectivement des dispositions de 1912 relatives aux autochtones (ici les Inuits) du Québec comme d’une « protection constitutionnelle »[53]. Si je dis « rétrospectivement », c’est parce que la loi fédérale de 1975 portant mise en œuvre de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (dont il sera question plus tard) prétend, à la faveur du consentement de la législature du Québec, avoir modifié l’article 2 de la loi de 1912 de manière à en retrancher les dispositions relatives aux droits des autochtones. 

En 1926, du moins à en croire (rétrospectivement) l’arrêt que rendra la Cour d’appel d’Angleterre le 28 janvier 1982 dans l’affaire des Indian Association of Alberta, Union of New Brunswick Indians et Union of Nova Scotian Indians, avec l’accession du Canada au statut d’État souverain au sens du droit international et la « divisibilité » de la Couronne qui s’ensuit[54], les obligations et la responsabilité de la Couronne à l’endroit des peuples autochtones qui s’y trouvent deviennent celles de la « Crown in respect of Canada », non pas de la « Crown in respect of the United Kingdom »[55].

En 1951, la Loi sur les Indiens – qui ne s’applique qu’à certains Amérindiens, à l’exclusion aussi des Métis et Inuits – connaît sa première grande révision en 70 ans. Est alors adopté son fameux article 88 – à l’origine l’article 87, jusqu’à la refonte de 1970 –, et qui a été matériellement modifié en 2005 et 2012. Cette disposition intègre à la loi fédérale (qui est en principe prépondérante), non seulement les traités conclus avec des « Indiens » au sens de cette loi, mais aussi, à l’égard des « Indiens » seulement, les lois provinciales valides d’application générale, « [s]ous réserve des dispositions de quelque traité et de quelque autre loi fédérale » (qui l’emportent en cas de conflit), et « sauf dans la mesure où ces lois [provinciales] sont incompatibles avec la présente loi [sur les Indiens] ou la Loi sur la gestion financière des premières nations ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou texte législatif d’une bande pris sous leur régime, et sauf [encore] dans la mesure où ces lois provinciales contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou la Loi sur la gestion financière des premières nations ou sous leur régime ». Entre autres, la prépondérance de principe de la loi fédérale est ainsi étendue à certains traités, mais d’un autre côté le Parlement fédéral renonce partiellement à la protection jurisprudentielle du cœur de sa compétence sur les Autochtones. Les débats parlementaires et ministériels qui ont présidé à cette refonte se seraient à peine portés sur cette importante disposition, laquelle « was, at minimum, intented to perpepuate the statutory rights that the Indians already had to sue in tort, in contract, and for debts that came due » et, « almost certainly, to adress and acknowledge the widespread sense that provincial measures should not constrict the exercise of Indians’ legitimate treaty rights »[56]. Mais il y a plus. « The other clearly relevant theme […] was the growing conviction […] that the provinces had a role to play in achieving the recognized long-term goal of assimilation – or, in later idiom, ‘intergration’ – of the Indian peoples into mainstream society »[57].

En 1969, le gouvernement fédéral avait publié l’énoncé d’une nouvelle politique à l’endroit des Autochtones. Il s’agit du malheureux « Livre blanc »[58]. Aux termes de la politique annoncée, les revendications de droits ancestraux seraient dépourvues de fondement juridique[59], et toute particularité de nature permanente dans le rapport qu’entretient le droit avec les Autochtones constituerait de la discrimination raciale ou ethnique dont l’édification d’une société canadienne juste devrait passer par l’éradication[60]. L’abrogation de la Loi sur les Indiens et, au delà, la renonciation par le parlement fédéral à exercer sa compétence sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » sont prévues. Il est cependant notoire que, étouffé sous le déferlement des critiques, le projet consigné dans le Livre blanc a fait long feu. C’est que, dans l’intervalle, les droits universels de la personne avaient aussi vu s’organiser autour d’eux les Autochtones du pays, notamment au sein de l’Assemblée des Premières Nations[61], même si une première tentative de groupement national avait eu lieu encore plus tôt, durant l’entre-deux-guerres, avec la Ligue des Indiens du Canada. Or, même s’ils mobilisent régulièrement les droits de la personne sur la scène internationale, les Autochtones du Canada, craignant sans doute une interprétation formaliste du droit à l’égalité en droit interne, inscrivent alors paradoxalement, notamment lors des débats sur la révision constitutionnelle, les droits constitutionnels spéciaux qu’ils revendiquent dans une logique d’opposition avec les droits et libertés de la personne[62]. Une certaine confusion intellectuelle règne donc au Canada au sujet des droits des peuples autochtones lorsqu’en 1967 les Nisga’a de la Colombie-Britannique s’adressent aux tribunaux pour que soit reconnu leur titre aborigène et qu’au début de la décennie 1970 des mandataires du gouvernement du Québec entreprennent d’exploiter le potentiel hydroélectrique de la Baie-James. Le Canada a achevé son industrialisation et est un État souverain depuis 1926. Les droits ancestraux et issus de traité des peuples autochtones n’ont pas encore été constitutionnalisés généralement. Ces peuples tiennent parfois un double discours sur le rapport de leurs droits spéciaux aux droits fondamentaux de la personne. Dans l’esprit de la vaste majorité des officiels, toute différenciation juridique relative aux Autochtones appartient à une autre époque et doit désormais forcément se révéler discriminatoire. C’est non seulement la Loi sur les Indiens qui paraît dater, mais aussi, à plus forte raison, les dispositions relatives aux Autochtones de lois telles que celles de la Loi constitutionnelle de 1930, celles de 1912 relatives à l’extension des frontières du Québec, celles des décrets impériaux de 1870 et 1871 et celles de la Proclamation royale de 1763.

En 1973, la Cour suprême du Canada rend jugement dans l’affaire Calder. Même si les Nisga’a perdent leur cause, la décision établit l’existence, en droit canadien, d’un titre aborigène indépendamment de tout texte de loi, dont la Proclamation de 1763. Les Nisga’a de la Colombie-Britannique, qui en 2000 règleront leur revendication de droits ancestraux par la conclusion d’un « traité moderne », se sont adressés à la cour supérieure de la Colombie-Britannique pour que celle-ci déclare que leur titre aborigène ou indien « n’a jamais été juridiquement éteint ». Ils ont perdu devant cette instance, puis devant la cour d’appel. Ils perdent aussi devant la Cour suprême du Canada, où les six voix sur le fond sont départagées par les motifs du juge Pigeon, qui se limite à la conclusion selon laquelle la procédure déclaratoire en cause était assujettie à la Crown Procedure Act de la province, en vertu de laquelle elle eût dû être autorisée par lieutenant gouverneur en conseil. Les Nisga’a alléguaient principalement que leur titre aborigène découlait de la reconnaissance, bien établie généralement en droit anglais, de leur antériorité d’occupation du territoire, et non d’un traité, d’une ordonnance du pouvoir exécutif ou d’une disposition législative particuliers. Ce n’est que subsidiairement qu’ils soutenaient que leur titre découlait à la rigueur de la Proclamation royale de 1763, des lois impériales qui reconnaissaient que ce qui est devenu la Colombie-Britannique était un « territoire indien » ainsi que des instructions données au gouverneur. Enfin, les Nisga’a plaidaient que leur titre aborigène n’avait jamais été éteint. Trois juges de la formation de la Cour suprême, soit les juges Hall, Spence et Laskin, en viennent à la conclusion que les Nisga’a détiennent, en vertu à la fois de la Proclamation royale et de la common law, un titre aborigène qui n’a jamais été éteint, et que leur demande de jugement déclaratoire n’était pas assujettie aux exigences de la Crown Procedure Act. Trois autres, soit les juges Judson, Martland et Ritchie, sont d’avis que les Nisga’a n’avaient détenu de titre aborigène qu’en vertu de la common law, non pas de la Proclamation royale qui n’avait trouvé aucune application en Colombie-Britannique, mais que ce titre a depuis été éteint, de sorte qu’il est inutile de se prononcer sur la question de l’application de la Crown Procedure Act à la demande de déclaration en cause. Ce principe de reconnaissance indépendante de la Proclamation royale a été confirmé concernant les droits ancestraux dans l’affaire Côté de 1996[63].

À peu près au même moment que celui où est rendu l’arrêt Calder, les Cris et les Inuits du Québec obtiennent de la cour supérieure une injonction interlocutoire suspendant les travaux de construction, par Hydro-Québec, du complexe hydroélectrique La Grande, à la Baie-James[64]. Dans un jugement difficile à défendre juridiquement, la Cour d’appel casse l’injonction interlocutoire, ce qui veut dire que les travaux pourront donc se poursuivre pendant le procès sur le fond[65]. La Cour suprême accepte d’entendre l’appel sur la question interlocutoire[66], mais l’appelante se désiste après que les parties se soient entendues sur le règlement complet du litige. C’est donc en tant que transaction que naîtra le premier traité d’une troisième génération, le premier traité dit « moderne », soit la Convention de la Baie-James et Nord québécois, conclue avec les Cris et les Inuits en 1975. Celle-ci sera complétée en 1978 par la Convention sur le Nord-Est québécois, qu’ont signée les Naskapis de Schefferville, puis par plusieurs conventions complémentaires. Ces traités sont aussi appelés accords de règlement de revendications territoriales « globales ». Ils font des centaines de pages et prévoient, outre une indemnité, une gradation complexe de droits en fonction de catégories différentes de terres. En principe, ils sont aussi, suivant une logique de substitution, extinctifs des droits ancestraux, ce à quoi s’opposent les Autochtones et qui explique la lenteur du processus national de négociation de tels traités[67]. Dans le cas particulier de la Convention de 1975, il s’agissait, pour le Québec, de dégrever ce territoire de droits qui convoquaient la compétence fédérale[68]. Procédé qui ne sera pas repris dans d’autres traités modernes cependant, la Convention de la Baie James et du Nord québécois ainsi que sa loi fédérale de mise en œuvre ne se contentent pas d’éteindre les droits des groupes autochtones signataires, mais éteignent « tous les revendications, droits, titres et intérêts autochtones, quels qu’ils soient, aux terres et dans les terres du Territoire [couvert par la Convention], de tous les Indiens et de tous les Inuit, où qu’ils soient […] »[69]. Il est à se demander si cette extinction unilatérale des droits de groupes non-signataires de la Convention de 1975 était et demeure admise par le décret impérial de 1870[70]. Comme je l’ai eu l’occasion de l’indiquer, la loi fédérale de 1975 portant mise en œuvre de la Convention de la Baie James et du Nord québécois prétend aussi, à la faveur du consentement de la législature du Québec, avoir modifié l’article 2 de la loi (fédérale) de 1912 relative à l’extension des frontières du Québec de manière à en retrancher les dispositions relatives aux droits des autochtones[71]. Il est permis de douter de la validité du procédé. En 1975, effectivement, on ne modifiait pas les frontières du Québec, de sorte que l’article 3 LC 1871 ne pouvait peut-être pas s’appliquer à cette double législation (fédérale et provinciale) de manière à lui faire modifier qui avait été supra-législativement créé en 1912, comme le suggère d’ailleurs la Cour suprême du Canada[72]. Si tel était le cas, alors il serait net qu’à elle seule la loi fédérale ne pourrait davantage se fonder sur le par 91(24) LC 1867 pour apporter cette modification à la loi de 1912 – le tout sans oublier le décret impérial de 1870, bien entendu.

Si au moment où les colonies britanniques d’Amérique du Nord se sont fédérées 123 traités et cessions territoriales y avaient été conclus, « leur nombre approchera les 500 […] quand sera ratifiée la Convention de la Baie James[73] ». Celle-ci inaugure toutefois un nouveau genre. Depuis la CBNQ, ce sont 27 autres accords du genre qui ont été conclus à travers le pays. Ensuite, et pour prendre l’exemple le plus fort, si à ce jour seulement trois revendications globales ont fait l’objet d’un accord de règlement définitif en Colombie-Britannique, c’est en revanche une cinquantaine d’autres revendications qui y est négociée sous les auspices de la Commission des traités de cette province.

À la veille de la réforme constitutionnelle de 1982, les Autochtones signataires de la CBNQ et de la CNEQ (Cris, Inuits, Naskapis) sont dans une catégorie à part. Les autres Autochtones qui, étant des « Indiens », vivent dans une communauté reconnue à ce titre par le droit le font dans une « réserve » aux termes de la Loi sur les Indiens. Cette réserve peut ou non avoir été établie aux termes d’un traité, et elle peut ou non se trouver sur des terres objet d’un titre aborigène ou issu de la Proclamation royale de 1763. Dans une réserve, les terres sont en principe détenues collectivement par une bande sous la tutelle du ministre.

Ainsi que le relate Paul McHugh, de la fin du XIXà celle du XXsiècles :

« The Crown recognized the land rights of tribes and negotiated for their cession but these practises were undertaken as a matter of executive grace rather than from any legal imperative compelling this treaty-making. These relations engaged Crown beneficence and guardianship but they were never regarded as justiciable or enforceable by legal process – a possibility that the state of legal art could not admit (until the late-twentieth century)[74].« 

Sur le plan historique déjà, hier comme aujourd’hui le droit, d’une part, et, de l’autre, son degré d’effectivité et la perception que peut en avoir une ou une autre catégorie d’acteurs sont deux choses différentes; il peut y avoir plusieurs histoires du droit. Mais encore faut-il savoir faire la part entre une thèse historique et une thèse juridique. L’« originalisme », ou du moins cette version de l’originalisme qui réduit la norme juridique à l’intention précise des rédacteurs des textes qui la portent, demeure une méthode controversée et en théorie récusée par nos tribunaux. Voilà comment les conclusions qu’avait tirées la cour supérieure (la « Cour suprême ») du Yukon à partir du rapport d’expert que je viens de citer ont pu être invalidées par la cour d’appel de ce même Territoire[75].Au-delà de la question des droits territoriaux, il faut savoir que c’est au début du régime de la « Confédération » qu’est consolidée l’approche assimilationniste des autorités publiques à l’endroit des Autochtones. C’est d’ailleurs en 1876 qu’est adoptée la Loi sur les Indiens, qui tient d’une volonté d’uniformiser et de systématiser le volet juridique de cette politique. Auparavant, c’est une pluralité de lois diverses qui s’appliquaient à différentes Premières nations


[1] Re Eskimos, [1939] R.C.S. 104.

[2] Canada, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, Ottawa, La Commission, vol. 5.

[3] Loi de 1870 sur le Manitoba, 33 Vict., c. 3 (Canada), art. 31. Voir aussi Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14.

[4] R. c. Blais, [2003] 2 R.C.S. 236, par. 36.

[5] Metis Settlements Act, R.S.A. 2000, c. M-14.

[6] Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12.

[7] O.P. Dickason, supra note 136, p. 222.

[8] Ibid.

[9] Canada, Commission royale sur les peuples autochtones, supra note 134, p. 34-35. La Commission se réfère notamment à J.R. Miller, supra note 134, p. 96-98.

[10] Loi sur les Indiens, S.C. 1876, c. 18.

[11] Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, S.C. 1868, c. 42.

[12] Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages, et à l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria, chapitre quarante-deux, S.C. 1869, c. 6. Au sujet de ces textes et des lois coloniales qui les ont précédés, voir notamment D. Johnston, « First Nations and Canadian Citizenship », dans W. Kaplan (dir.), Belonging: The Meaning and Future of Canadian Citizenship, Montréal, McGill‑Queen’s University Press, 1993, p. 353 ; J.L. Tobias, « Protection, Assimilation, Civilization: an Outline History of Canada’s Indian Policy », dans J.R. Miller (dir.), Sweet Promises: A Reader on Indian-White Relations in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 127 ; J.S. Milloy, « The Early Indian Acts: Developmental Strategy and Constitutional Change », dans id., p. 145 ; J.R. Miller, supra note 134, en particulier p. 83‑115.

[13] O.P. Dickason, supra note 136, p. 222.

[14] Voir à ce sujet la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, accessible depuis le site internet de la « Commission vérité et réconciliation du Canada », commission établie aux termes de cette convention, qui est en fait une transaction : http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php?p=15

[15] St. Catherine’s Milling and Lumber Co. v. The Queensupra note 77. 

[16] An Act for Enabling Her Majesty to Accept a Surrender upon Terms of the Lands, Privileges, and Rights of « The Governor and Company of Adventurers of England Trading into Hudson’s Bay », and for Admitting the Same into the Dominion of Canada, 1868, 31-32 Vict. c. 105 (R.-U.).

[17] Acte concernant le gouvernement provisoire de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest après que ces territoires auront été unis au Canada, S.C. 1869, c. 3; LRC (1985), app. II, no 7.

[18] Order of Her Majesty in Council admitting Rupert’s Land and the North-Western Territory into the union, dated the 23rd day of June, 1870.

[19] Id., annexe A, trad. ministère de la Justice du Canada.

[20] Id., annexe B, trad. ministère de la Justice du Canada.

[21] Province of Ontario v. Dominion of Canada (1895), 25 S.C.R. 434.

[22] Province of Ontario v. Dominion of Canada, (1909) 43 S.C.R. 1.

[23] Paulette v. Canada (Registrar of Titles) (No. 2), [1973] NWTJ No. 22 (QL), par. 70. C’est sur une autre question que ce jugement fut renversé par la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest, dont le jugement fut confirmé par la Cour suprême du Canada : Paulette v. Canada (Registrar of Land Titles), [1975] NWTJ No. 13 (QL) ; Paulette et al. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 628.

[24] Baker Lake c. Canada, [1980] 1 C.F. 518, par. 102-103.

[25] Ross River Dena Council v. Canada, 2019 YKCA 3 (CanLII), par. 100.

[26] Caron c. Alberta, [2015] 3 RCS 511.

[27] Caron c. Alberta, [2015] 3 RCS 511, par. 104-107.

[28] Order of Her Majesty in Council admitting British Columbia into the Union, dated the 16th day of May, 1871, annexe, par. 13, trad. ministère de la Justice du Canada.

[29] Jack et autres c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 294, p. 299.

[30] Id., p. 311.

[31] Loi de 1870 sur le Manitoba, 33 Vict., c. 3 (Canada), art. 31. Voir à ce sujet Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14.

[32] Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 RCS 1032, p. 1039.

[33] Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, par. 154.

[34] Canada, Commission royale sur les peuples autochtones, Rapport…, vol. 1 : Un passé, un avenir, Ministre des approvisionnements et Services, 1996, p. 173.

[35] Canada, Affaires indiennes et du Nord Canada, Règlement des revendications des Autochtones. Un guide pratique de l’expérience canadienne, Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2003, p. 4.

[36] La dernière décision dans ce dossier est le refus du comité judiciaire du Conseil privé d’accorder à Riel l’autorisation d’en appeler de la confirmation de sa condamnation et de sa peine par le Queen’s Bench du Manitoba: Riel v. The Queen, (1885) 10 App. Cas. 675.

[37] Imperial Order in Council, July 28, 1880. Colonial Office Papers, Series No. 42, Vol. 764, p. 329. Voir à ce sujet G.W. Smith, « The transfer of Arctic Territories from Great Britain to Canada in 1880, and some related matters, as seen in official correspondence », ARCTIC, [S.l.], v. 14, n. 1, p. 53-73, jan. 1961, en ligne : http://arctic.journalhosting.ucalgary.ca/arctic/index.php/arctic/article/view/3660  

[38] Loi sur l’Alberta, (1905) 4-5 Éd. VII, c. 3 (Canada), art. 21.

[39] Loi sur la Saskatchewan, (1905) 4-5 Éd. VII, c. 42 (Canada), art. 21.

[40] Loi constitutionnelle de 1930, 20-21 Geo. V, c. 26 (R.-U.).

[41] Par. 13, 12 et 12, respectivement, des conventions relatives au Manitoba, à l’Alberta et à la Saskatchewan figurant en annexe à la Loi constitutionnelle de 1930, 20-21 Geo. V, c. 26 (R.-U.).

[42] R. c. Blais, [2003] 2 R.C.S. 236, par. 36.

[43] R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, p. 933. Voir aussi Frank c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 95, p. 100; Prince c. The Queen, [1964] R.C.S. 81, à la p. 84.

[44] S. Grammond, Aménager la coexistence : les peuples autochtones et le droit canadien, Bruylant/Yvon Blais, 2003, p. 89.

[45] R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 43-48.

[46] R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, par. 8.

[47] Une transcription de la négociation des sept premiers traités a été publiée par un représentant du gouvernement d’alors : A. Morris, The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North-West Territories, Toronto, Belfords, Clarke & Co., 1880.

[48] R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, p. 798. 

[49] S. Grammond, Aménager la coexistence : les peuples autochtones et le droit canadien, Bruylant/Yvon Blais, 2003, p. 253.

[50] Ontario (P.-G.) c. Bear Island Foundation, [1991] 2 R.C.S. 570.

[51] Acte concernant la délimitation des frontières nord-ouest, nord et nord-ouest de la province de Québec, S.C. 1898, ch. 3 ; Loi concernant la délimitation des frontières nord-ouest, nord et nord-ouest de la province de Québec, S.Q. 1898, ch. 6.

[52] Loi de l’extension des frontières de Québec, S.C. 1912, c. 45, art. 2 ; Loi concernant l’agrandissement du territoire de la province de Québec par l’annexion de l’Ungava, S.Q. 1912, ch. 7, art. 2.

[53] R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1104.

[54] Voir notamment P.C. Oliver, The Constitution of Independence: The Development of Constitutional Theory in Australia, Canada, and New Zealand, Oxford, Oxford University Press, 2005.

[55] The Queen v. The Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, ex parte: The Indian Association of Alberta, Union of New Brunswick Indians, Union of Nova Scotian Indians, (1981) 4 C.N.L.R. 86.

[56] Kerry Wilkins, « Still Crazy after All These Years: Section 88 of the Indian Act at Fifty », (2000) 38(2) Alberta Law Review 458-503, p. 462.

[57] Ibid., p. 463.

[58] Canada, Affaires indiennes et du Nord Canada, La politique indienne du gouvernement du Canada, 1969, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969. 

[59] Id., p. 12.

[60] Id., p. 8.

[61] Voir P.G McHugh, Aboriginal Societies and the Common Law: A History of Sovereignty, Status, and Self-Determination, Oxford, Oxford University Press, 2004, pp. 289 s.

[62] Voir R. Romanow, J. Whyte et H. Leeson, Canada… Notwithstanding. The Making of the Constitution, 1976-1982, 25th anniversary ed., Toronto, Thompson/Carswell, 2007, pp. 121-122.

[63] R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139.

[64] Gros-Louis c. Société de développement de la Baie James, [1974] R.P. 38 (C.S.).

[65] Société de Développement de la Baie-James c. Kanatewat, [1975] C.A. 166.

[66] Kanatewat c. Société de Développement de la Baie James, [1975] S.C.C.A. No. 1.

[67] Maxime St-Hilaire, « La proposition d’entente de principe avec les Innus : vers une nouvelle génération de traités ? », (2003) 44 Les Cahiers de Droit 395.

[68] Christa Scholtz & Maryna Polataiko, « Transgressing the Division of Powers », (2019) 34 Canadian Journal of Law and Society / Revue canadienne Droit et Société 393-415.

[69] Loi sur le règlement des revendications des autochtones de la Baie James et du Nord québécois, S.C. 1976-77, ch. 32, par 3(3).

[70] Ross River Dena Council v. Canada, 2019 YKCA 3 (CanLII), par. 100.

[71] Loi sur le règlement des revendications des autochtones de la Baie James et du Nord québécois, S.C. 1976-77, ch. 32, art. 7.

[72] R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1104.

[73] Olive P. Dickason, Les Premières nations du Canada (1992), Sillery (Québec), Septentrion, 1996, p. 272.

[74] P.G. McHugh, rapport d’expert, par. 10, cité dans Ross River Dena Council v. The Attorney General of Canada, 2012 YKSC 4.

[75] Ross River Dena Council v. Canada (Attorney General), 2013 YKCA 6.

Vous avez dit « histoire », « État canadien » et « doctrine de la découverte »? Partie 3 : de la conquête à la fédération

De la conquête à la fédération, la « doctrine de la découverte » n’est pas davantage que sur les périodes précédentes le fondement juridique théorique de l’affirmation de souveraineté d’un État qui est encore une colonie. Mais, plus la colonie s’émancipera de l’empire, moins les droits des peuples autochtones seront respectés. Pour ces peuples, l’année 1860 inaugure un siècle sombre, un siècle un long, qui se terminera peut-être avec l’arrêt Calder de 1973, comme nous le verrons dans un prochain billet.

Ainsi que le résume bien l’historien Denis Vaugeois :

« En 1763, la France avait cédé le Canada, les Canadiens avaient subi la Conquête, les Indiens avaient vécu la fin d’une ultime French and Indian War. Aussi longtemps que la rivalité anglo-française avait duré en Amérique du Nord, les Indiens – les Iroquois en particulier – avaient eu une carte à jouer. En quelque sorte, ils détenaient une forme de balance du pouvoir. Dans les années qui suivirent, ils étaient à la merci du vainqueur. Toutefois, Sir William Johnson veillait sur eux. Il savait rappeler aux Britanniques le minimum d’engagements pris. Le schisme anglo-saxon de 1775, en opposant Britanniques et Américains, avait offert une nouvelle chance aux Indiens. […] Si, au moins, les Indiens avaient pu mettre fin à leurs divisions qu’exploitaient Britanniques et Américains. Pontiac s’y était employé ; Brant l’imita et crut plus d’une fois être sur le point d’y parvenir. Hélas, la fin de la guerre de l’Indépendance des États-Unis place les Indiens de nouveau à la merci des deux anciens belligérants. Dans la paix de 1783, il n’y a rien pour eux[1]. »

Il faut dire que la pression des loyalistes, ces réfugiés qui ont tout perdu en raison de leur allégeance indéfectible à la couronne britannique, est énorme. Ceux-ci demandent que leurs soient concédées de nouvelles terres.

« Dans le sud-est de l’Ontario actuel, qui fait partie à cette époque de la province de Québec, les autorités continuent […] de respecter les droits des autochtones. Des traités y sont négociés avant que l’on concède des terres aux loyalistes[2]. » Dans ce territoire qui fût un temps celui du Haut-Canada, des traités de cession ont été conclus sur une période allant de 1764 à 1862[3]. Par ailleurs, à titre d’indemnité pour les pertes subies au terme de la Guerre d’indépendance américaine, les Iroquois des Six Nations sont invités à choisir des terres parmi celles du Haut-Canada. Des terres leurs sont ainsi réservées dans la baie de Quinte et le long de la Grand River. Dans la partie est de la province – soit le Bas-Canada ou le territoire du Québec actuel – aucun traité n’aurait alors été formellement conclu, mais les relations avec les Micmacs suggèrent que lord Dorchester, gouverneur de Québec de 1766 à 1778, était « disposé à négocier avec les autochtones l’extinction de leurs droits sur les territoires de chasse[4] ».

Par ailleurs, certains traités conclus entre les États-Unis et la Grande-Bretagne peu après la Guerre d’indépendance (traité de Londres (Jay Treaty) de 1794; traité de Greenville de 1796) et au terme de la Guerre de 1812 (traité de Gand), de même que les négociations qui les ont précédés, attestent le niveau élevé d’indépendance que ces pays reconnaissaient à l’époque aux nations autochtones[5], même s’il faut bien souligner qu’en 1956 la Cour suprême du Canada a statué qu’à défaut de mise en œuvre législative en ce sens le traité de Londres de 1794 – qui avait d’ailleurs été dénoncé en raison de la Guerre de 1812 – n’était pas un « traité de paix » porteur à lui seul de droits en faveur des Autochtones, à qui il promettait pourtant une exemption de droits de douane[6]. De nombreux amérindiens combattent aux côtés des Britanniques en 1812, dans le sud de l’actuel Ontario, avec l’espoir que certaines victoires de ces derniers se traduisent par la récupération de certains territoires.

Dès 1791, chacun des deux Canada dispose, par l’ajout d’une Chambre d’assemblée à leur Conseil législatif (établi en 1774), d’une pleine législature. À cette époque cependant, le gouvernement de la colonie, affaires indiennes y comprises, dépend encore de Londres, de même que la compétence législative sur les autochtones, avec celle sur la gestion des terres de la Couronne dont elle est tenue faire partie.

Ce n’est qu’en 1848, sous l’Union, que le Canada obtiendra la responsabilité ministérielle. Le gouverneur devra alors s’en remettre en principe à son conseil, qui désormais devra avoir sans cesse la confiance de la chambre d’assemblée. Encore là, il demeurera des matières qui, même sur le plan législatif, relèveront de l’empire. En ces matières le gouverneur devra plutôt suivre les instructions qui pourront lui parvenir d’outre-Atlantique. Les projets de loi coloniaux se verront refuser la sanction royale ou les lois coloniales désavouer. Parmi ces matières se trouvent encore la concession de terres et les affaires autochtones. De 1840 à 1854 d’ailleurs, tout projet de loi colonial pouvant affecter le pouvoir qu’a la Couronne de concéder de ses terres doit faire l’objet d’une adresse dans chacune des chambres du parlement impérial[7]. Alors que les droits des Autochtones sur leurs territoires continuent d’y être protégés par la Proclamation royale, dans le Bas-Canada la pratique est autre que dans le Haut-Canada, où du moins des traités de cession sont conclus préalablement au développement de territoires autochtones. En effet, dans le Bas-Canada des terres sont concédées « sans qu’on tienne compte des territoires de chasse autochtones[8] ». À l’échelle de l’Amérique du Nord britannique toutefois, « [u]ne fois passée l’alerte de 1812-1813, la distribution annuelle des présents sera sérieusement remise en question [et] Londres s’interroge même sur la nécessité d’un département des Affaires indiennes. L’époque des commissions d’enquête s’ouvrait[9] ».

Une première commission sur la question amérindienne dans le Haut et le Bas-Canada fut confiée en 1828 par le gouverneur Dalhousie au major général Darling.

Darling déposa son rapport le 24 juillet 1828. Il y ébauchait une politique indienne officielle de sédentarisation et d’envillagement, de scolarisation, de christianisation et d’initiation à l’agriculture et aux métiers. Le rapport soulignait également que les Indiens seraient incapables de gérer leurs affaires si le département des Affaires indiennes était aboli. Il fallait civiliser les Indiens avant de songer à se défaire une fois pour toutes de cette coûteuse administration. Le rapport de Darling fut fort bien reçu par le secrétariat aux Colonies à Londres. Les principales recommandations furent adoptées en 1830, lors du passage de la conduite des Affaires indiennes de l’administration militaire à la branche civile de l’État[10].

En 1837, un comité du Conseil exécutif du Bas-Canada reconnaît pourtant généralement que bon nombre des concessions de terre qui y ont été faites le furent en violation des droits que les Autochtones y détiennent en vertu de la Proclamation royale[11]. Cependant,

« le Comité estime que les revendications des anciennes possessions territoriales de ces tribus, et à vrai dire de toutes les tribus indiennes, doivent être réglées à l’heure actuelle par un droit équitable à une indemnisation pour la perte des terres dont elles tiraient par le passé leur subsistance et qui ont pu être requises par le gouvernement à des fins d’établissement; l’indemnisation de ces tribus devrait les placer et leur permettre de demeurer dans une situation au moins aussi avantageuse que celle dont elles auraient joui dans leur état antérieur[12]. »

En 1839, une loi relative à la protection des terres réservées aux Indiens est adoptée par la législature du Haut-Canada[13]. C’est la première loi du genre à être adoptée par une colonie britannique d’Amérique du Nord. Elle n’est pas désavouée par Londres.

En 1842, sous l’Union, le gouverneur Bagot met sur pied une commission chargée encore une fois d’enquêter sur l’administration des Affaires indiennes, rien n’ayant été fait à ce chapitre depuis le rapport 1837, ce qui s’explique en partie par les révoltes « patriotes » de 1837-1838. La commission dépose son rapport en 1844. Ce serait ce rapport qui aurait « le plus influencé la politique indienne du Canada. Bon nombre des dispositions actuelles de la Loi sur les Indiens trouvent leurs origines dans les nombreuses recommandations de cette commission[14] ». Selon les mêmes auteurs, « [e]n soutenant vigoureusement le projet de civilisation, la commission Bagot avait pour but de mettre un terme à la tutelle dans laquelle se retrouvaient les Indiens en vue d’assurer leur autonomie et, surtout, de mettre fin aux dépenses qu’entraînait l’administration des Affaires indiennes en vue d’éliminer ce service[15] ». Le rapport de la « commission Bagot » fut néanmoins suivi par la recommandation d’un comité du Conseil exécutif que, entre autres choses[16], les Autochtones du Lac-des-Deux-Montagnes soient dédommagés pour la cession illégale de leurs terres à des particuliers[17]. C’est ainsi qu’aux termes d’une loi coloniale de 1851 une réserve est créée pour les Algonquins sur la rivière Désert, près de Maniwaki[18]. L’année précédente, soit en 1850, le Parlement du Canada-Uni avait justement créé le poste de « Commissaire des terres des Sauvages pour le Bas-Canada », chargé d’administrer les terres réservées aux Autochtones[19]. En vertu de la loi de 1850 en effet, le commissaire était chargé de l’administration, non seulement des terres échues à la Couronne à la suite de la dissolution par Rome l’ordre des Jésuites qui auparavant les avaient gérées pour le compte d’Autochtones, mais aussi de celles qui allaient pouvoir être réservées aux Autochtones dans l’avenir. En revanche, la loi de 1850 ne s’appliquait pas aux terres détenues alors en fidéicommis par toute « corporation », « communauté légalement établie » ou « personne d’origine européenne » au bénéfice d’Autochtones. Une décision que rendra le Conseil privé en 1921 tranchera qu’en vertu de cette loi le Commissaire est fiduciaire au bénéfice de… la Couronne (!), alors que la loi prévoit clairement que le commissaire sera « investi » des terres en question pour le compte de leurs occupants autochtones[20]. Il est quelque peu surprenant, du moins d’un point de vue strictement juridique, que ces lois de 1850 et 1851 aient obtenu la sanction royale dans la mesure où la compétence législative sur les affaires autochtones, compétence qui relevait notamment de la disposition des terres de la Couronne après l’avoir fait surtout de la défense, ressortissait en pratique à l’empire. Ces lois n’ont d’ailleurs pas été soumises à l’examen du Parlement impérial comme l’exigeait l’article 42 de la loi de 1840 sur l’union pour tout projet de loi colonial susceptible d’affecter la prérogative royale relative à la disposition des terres de la Couronne. Elles ne semblent pas non plus avoir été réservées au bon plaisir de Sa Majesté par le gouverneur de la colonie, mais avoir plutôt reçu la sanction royale par le truchement de ce dernier. Elles marquent un tournant négatif dans l’histoire de notre droit relatif aux Autochtones dans la mesure où, derrière une reconnaissance de façade des droits territoriaux de ceux-ci, elles se traduisent par leur expropriation. Les Autochtones sont alors « indemnisés » en obtenant des réserves dont les dimensions ont peu à voir avec celles des terres qui leur ont été illégalement ravies, et ce, soit sur ce qui leur reste de leurs propres terres (!), soit sur des terres qui sont étrangères à leur occupation historique du territoire. La loi de 1851 prévoit d’ailleurs que la superficie totale des terres qui seront réservées aux « Sauvages » ne doit pas excéder 230 000 acres. Comme l’explique Michel Morin :

« [l]es terres ne sont […] pas octroyées en échange d’une renonciation aux droits territoriaux des autochtones, puisque le gouvernement tient pour acquis qu’il en est déjà propriétaire. La plupart d’entre elles sont situées dans des territoires ancestraux. Les autochtones n’ont guère d’autre choix que de s’y installer afin de mettre un frein à l’occupation de leurs terres. Dans d’autres cas, les habitants des missions du Régime français obtiennent une réserve à une distance considérable de leur village. Cette tentative de déplacer des communautés entières se solde le plus souvent par un échec. En agissant ainsi, le gouvernement se conforme à une tendance plus générale qui voit dans la création de réserves la solution à tous les problèmes des autochtones[21]. »

À compter de 1854, les projets de loi du Parlement du Canada-Uni relatif à la concession de terres n’ont plus à être examinés par le Parlement impérial[22]. En 1856, Richard Pennefather est nommé surintendant aux Affaires indiennes par le gouverneur et chargé d’enquêter sur les mesures à prendre pour accélérer la marche du processus de « civilisation » des Indiens.

Dans une atmosphère de crise financière et de décentralisation, le mandat sous-jacent consistait à mettre un terme définitif à la coûteuse distribution annuelle des présents et à permettre l’entière prise en charge de la politique indienne et de son administration par le gouvernement colonial canadien. En dépit des protestations indiennes, la distribution des présents fut interrompue en 1858[23].

En 1857, le Parlement du Canada-Uni adopte l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages en cette Province, et pour modifier les lois relatives aux Sauvages[24]. En 1860, le gouvernement impérial lui-même, et non son représentant le gouverneur, accorde la sanction royale à un projet de loi colonial relatif aux Autochtones, ce qui confirme plus nettement que la législature de la colonie est devenue compétente en ce domaine[25]. Au-delà des frontières de la colonie du Canada cependant, il convient d’examiner quelle était la pratique dans l’Ouest de l’Amérique du Nord britannique.

Le 18 juillet 1817, un traité de cession était signé entre, d’une part, « the Right Honorable Thomas Earl of Selkirk » et, de l’autre, cinq « Chiefs and warriors of the Chippeway or Saulteaux Nation and of the Killistine or Cree Nation[26] ». En échange d’un « présent » ou d’une « rente » annuels de cent livres de tabac, les chefs chippaouais et cris auraient consenti à céder au souverain britannique :

« […] all that tract of land adjacent to Red River and Ossiniboyne River, beginning at the mouth of Red River and extending along same as far as Great Forks at the mouth of Red Lake River, and along Ossiniboyne River, otherwise called Riviere des Champignons, and extending to the distance of six miles from Fort Douglas on every side, and likewise from Fort Daer, and also from the Great Forks and in other parts extending in breadth to the distance of two English statute miles back from the banks of the said rivers, on each side, together with all the appurtenances whatsoever of the said tract of land […][27].« 

Ce traité aurait été conclu en présence du gouverneur de la colonie créée par la HBC en vertu de sa Charte. Des doutes planent sur sa validité, mais la question demeure théorique, puisque le chantier de négociation des traités dits « numérotés » a justement été lancé, à l’origine, dans le but de remplacer le virtuel traité de Selkirk, une fois la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest transférés au « Dominion » du Canada.

La convention de 1818, un traité signé entre les États-Unis et le Royaume-Uni, définit la frontière entre ce premier pays et la « Terre de Rupert » à l’ouest du Lac des Bois (où ce rejoignent aujourd’hui les frontières de l’Ontario, du Manitoba et du Minnesota), jusqu’aux Rocheuses, en empruntant le tracé du 49e parallèle nord. À l’Ouest – où se trouvent aujourd’hui la Colombie-Britannique, l’État de Washington et l’Oregon – se situe à l’époque ce que les Britanniques d’Amérique appelaient le district de Columbia de la Terre de Rupert, et que les Américains connaissaient sous le nom de Pays de l’Oregon. Si la Terre de Rupert s’entendait à l’origine du bassin hydrographique de la Baie d’Hudson, les territoires situés à l’Ouest et au Nord de la ligne de partage des eaux (le « Territoire du Nord-Ouest ») auraient, à en croire la Cour suprême du Canada, « indiscernablement » été tenus par les autorités coloniales faire partie du domaine de la Compagnie de la Baie d’Hudson[28]. Plus exactement cependant, c’est en 1821 que, aux termes d’une loi impériale portant fusion de la North-western Company avec la Hudson Bay Company, celle-ci se vit reconnaître la compétence sur le Territoire du Nord-Ouest, y compris celle d’y traiter avec les Autochtones. En 1838, cette autorisation et ce mandat ou, nommément dit, cette « license » fut renouvelée pour une période de 21 ans[29]. Les parties à la Convention de 1818, qui toutes deux avaient des revendications sur ce territoire, semblaient s’entendre pour le moment pour considérer celui-ci comme « Territoire indien » au sens de la Proclamation royale ou dans un sens voisin. Les sujets britanniques et citoyens américains sont reconnus libres d’y commercer[30]. En 1846, aux termes du Traité de l’Oregon, la frontière de 1818 est prolongée vers l’Ouest, mais de sorte que l’île de Vancouver revienne en entier au Royaume-Uni. Le 13 janvier 1849, une « concession royale » (« royal grant ») accordée par le gouvernement impérial en vertu de la prérogative royale détache l’île du « Territoire indien » pour en faire une « colonie de la Couronne » (« Crown Colony ») dont l’administration est cependant confiée à la Compagnie de la Baie d’Hudson pour une période de dix ans[31]. Une loi impériale de la même année y prévoit quant à elle la mise sur pied de tribunaux[32]. La Compagnie demande alors au gouverneur de la nouvelle colonie d’obtenir des Autochtones la cession des terres qu’ils cultivent ou sur lesquelles ils ont construit des habitations[33]. De 1850 à 1854, quatorze traités de cession sont donc conclus et des réserves établies sous l’autorité du gouverneur James Douglas, lui-même marié à une métisse[34]. « Par la suite, les autorités impériales refusent de lui [Douglas] avancer des fonds afin de conclure d’autres ententes[35]. » En 1858[36], une autre loi impériale crée une colonie de plus à partir de ce qui devait rester du « Territoire indien » situé à l’ouest des Rocheuses[37] mais que la compagnie de la baie d’Hudson appelait son district de la Nouvelle-Calédonie. Cette nouvelle colonie est appelée Colombie-Britannique. Les premières instructions données au gouverneur ne traitent pas des droits des Autochtones, mais celles de 1864 « demandent expressément au gouverneur de protéger les autochtones et leurs possessions[38] ». Aucun traité ne sera conclu. En 1866, le Parlement impérial unit la colonie de l’île de Vancouver à celle de Colombie-Britannique[39]. Comme le résume Michel Morin :

« [u]ne série d’ordonnances et de proclamations sont adoptées entre 1858 et 1871. Elles prévoient entre autres choses que toutes les terres de la Colombie-Britannique, ainsi que les mines et les minerais qui s’y trouvent, appartiennent à la couronne « en fief », terme de common law qui désigne le droit de propriété. Les sujets britanniques et les étrangers ayant prêté le serment d’allégeance sont autorisés à acquérir les terres incultes et inoccupées de la couronne. Ils peuvent alors réclamer un droit de préemption; leur titre devient définitif après un arpentage. La politique de Douglas consiste à limiter l’étendue des réserves; il encourage les autochtones à acquérir des terres en les cultivant et en se prévalant du droit de préemption. En 1864, après son départ, le responsable des terres de la couronne emploie plusieurs prétextes pour réduire la taille de certaines réserves autochtones. Dès 1866, une loi exige que les autochtones obtiennent l’autorisation du gouverneur avant d’exercer un droit de préemption. Ceux-ci sont alors placés dans une situation intenable : ils sont confinés dans des réserves minuscules en comparaison de celles qui ont été créées dans les autres provinces, mais peuvent difficilement avoir accès aux terres propres à l’agriculture[40]. »

Si dans les premières phases de la colonisation européenne de l’Amérique du Nord les relations avec les peuples autochtones s’apparentent à des relations de droit international, ces relations se sont progressivement « internalisées » de manière à devenir sui generis. La reconnaissance de la souveraineté autochtone est progressivement passée d’une reconnaissance de pleine souveraineté à la reconnaissance d’une souveraineté interne seulement. Au fur et à mesure que le développement économique et institutionnel des colonies ou (concernant les États-Unis) anciennes colonies s’est accru, il est graduellement apparu que le monopole d’un État européen ou américain sur l’acquisition de terres auprès d’autochtones sur un territoire donné du continent nord-américain supposait l’affirmation par cet État d’une souveraineté externe. Les puissances européennes furent davantage enclines à respecter les droits ancestraux des Autochtones d’Amérique du Nord tant que ceux-ci pouvaient leur être utiles sinon représenter des partenaires obligés. « Après la Révolution américaine et la Guerre de 1812, l’importance des peuples autochtones en tant qu’alliés militaires des Britanniques diminue[41] ». Les victoires remportées par les forces américaines contre les armées autochtones alliées des Britanniques ont fait en sorte que le gouvernement des États-Unis hésite moins à traiter bon nombre de nations autochtones en conquises. Comme si ce fardeau n’était pas suffisant, autour de 1821 commence à s’épuiser le commerce des fourrures[42] et par conséquent l’influence des Autochtones en tant que partenaires commerciaux[43]. Par ailleurs, le développement agricole que connaît le Haut-Canada au cours de la première moitié du XIXe siècle fait, comme le souhaitent les politiques, s’accroître brusquement la demande de terres[44]. À compter du milieu du siècle, le législateur intervient de plus en plus dans la vie communautaire d’Autochtones qui, du moins en ce qui concerne les « Indiens », sont assujettis à une tutelle de plus en plus sévère ainsi qu’à un régime discriminatoire d’assimilation que codifiera la Loi sur les Indiens.

Vers la fin de ce même XIXe siècle, le droit anglo-américain commencera à se faire généralement moins respectueux des droits territoriaux des Autochtones. Faisant fi de l’arrêt Campbell v. Hall, une distinction s’introduit en cette matière en se rabattant sur celle entre la colonie conquise ou cédée d’une part et la colonie de peuplement d’autre part. En somme, la colonisation territoires occupés par des peuples jugés particulièrement « primitifs » est considérée tenir de la colonie de peuplement et s’accompagner par conséquent de l’introduction automatique du droit anglais. Cela sera clairement articulé, en 1921, par le comité judiciaire du Conseil privé de Londres dans le renvoi sur la Rhodésie du Sud[45]. Auparavant, en 1889, ce même Conseil privé avait déclaré la Nouvelle-Galles du Sud terra nullius au moment où a commencé sa colonisation[46], alors que, au tournant des années 1830, les tribunaux australiens avaient reconnu l’application de leurs coutumes à la résolution des litiges entre Autochtones[47]. En revanche, les Maoris de la Nouvelle-Zélande, avec qui la Couronne britannique a conclu le traité de Waitangi en 1840, voient leurs droits territoriaux confirmés par la Cour suprême de cette colonie sept ans plus tard, en 1847[48], et cette confirmation sera reconduite par le Conseil privé en 1901[49]. Plus tôt, de 1823 à 1832, la Cour suprême des États-Unis avait rendu trois arrêts sur le statut des peuples autochtones en droit américain, que le juge en chef John Marshall s’efforcera d’interpréter de manière conforme au droit international… qu’il consultera surtout à travers Vattel. Il s’agit des arrêts : Johnson v. M’Intosh[50]Cherokee Nation v. Georgia[51]Worcester v. Georgia[52]. Dans ce premier arrêt, il laisse entendre que, bien que peut-être contraire au droit naturel et des gens, la doctrine de la découverte se situe au fondement de l’ordre constitutionnel et juridique américain[53]. Dans le deuxième arrêt, il prend implicitement ses distances par rapport à la doctrine de la découverte et se rapproche du droit des gens dans la mesure où il prend appui sur les traités conclus avec les peuples autochtones dans lesquels ceux-ci « acknowledge themselves […] to be under the protection of the United States[54] ». Le juge en chef Marshall parlera alors des peuples autochtones des États-Unis comme de « domestic dependent nations » et rapprochera leur relation au gouvernement américain de celle d’un pupille à son tuteur. Dans le troisième arrêt, le juge en chef Marshall proposera une interprétation du droit américain se voulant conforme au droit international et récusant la doctrine de la découverte. Les Autochtones (ou du moins ceux d’entre eux qui sont suffisamment organisés) sont alors reconnus titulaires d’« original natural rights » que la seule découverte ne saurait avoir éteints[55], mais plutôt la cession ou encore la conquête effective. Cette jurisprudence sera plus tard invoquée autant pour reconnaître que pour nier les droits de certains peuples autochtones (en fonction de leur degré présumé d’évolution).Les traités de cession conclus avec les Autochtones se font donc de plus en plus inéquitables et se mettent progressivement à procéder d’une politique systématique de dégrèvement du territoire. La partie autochtone cède de plus en plus vastes territoires en échange de sommes ou autres prestations dérisoires. Les Autochtones conservent des droits de chasse sur les territoires cédés, mais seulement jusqu’à ce que l’État y consente des droits à des tiers aux fins du développement : agriculture, exploitation forestière, exploitation minière, développement du chemin de fer ou du réseau routier, etc. Qui plus est, les traités de cession sont parfois, voire souvent sinon plus, conclus en contravention de la Proclamation royale[56]. Du reste, il arrive que l’État intervienne indûment « dans la sélection des chefs ou des négociateurs autochtones, n’hésitant pas, si nécessaire, à choisir ceux qui se montr[ent] mieux disposés à accepter les conditions offertes[57] ». En 1850, à la suite de la découverte de ressources minière dans le Nord-Ouest de cette région, des traités d’un genre nouveau sont conclus avec diverses nations objiwases, soit les traités dits Robinson-Huron et Robinson-Supérieur. Ceux-ci sont les premiers traités de cession à être conclus avec de nombreux peuples autochtones à la fois de manière à dégrever des territoires d’une telle envergure ainsi qu’à prévoir en retour, outre la préservation de droits de chasse et de pêche sur les terres de la Couronne, la création de réserves et le versement d’annuités. À l’époque de la « Confédération », ils inspireront les traités dits « numérotés ». Pour le moment cependant, les parties autochtones peuvent encore conserver quelques droits ancestraux sur des terres qui échappent à la cession et sur lesquelles seront établies les réserves prévues au traité[58]. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, après la première fédération de colonies britanniques d’Amérique du Nord, que surgira un nouveau type de traité par lequel l’État cherchera à obtenir l’extinction totale des droits ancestraux des Autochtones.


[1] D. Vaugeois, « Préface », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne : trois commissions d’enquête à l’origine d’une politique de tutelle et d’assimilation, 1828-1858, Septentrion, 2010, p. 21.

[2] M. Morin, L’usurpation…, p. 146.

[3] Canada, Indian Treaties and Surrenders, from 1680 to 1890, 2 Vol., Ottawa, B. Chamberlain, 1891, en ligne : http://www.canadiana.org/ECO?Language=fr

[4] M. Morin, L’usurpation…, p. 148.

[5] M. Morin, L’usurpation…, p. 157-161.

[6] Francis v. The Queen, [1956] S.C.R. 618.

[7] Act of Union, (1840) 3-4 Vic. c. 35 (R.-U.), art. 42.

[8] M. Morin, L’usurpation…, p. 148.

[9] D. Vaugeois, « Préface », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 24.

[10] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 28.

[11] « Report of a Committee of the Executive Council, present the Honourable Mr. Smith, Mr. De Lacy, Mr. Stewart, and Mr. Cochran, on your Excellency’s Reference of the 7th October 1836, respecting the Indian Department », in British Parliamentary Papers, Colonies – Canada, vol. 12, Shannon, Irish University Press, 1970, cité dans M. Morin, L’usurpation…, p. 149-150.

[12] Traduit et cité par M. Morin, L’usurpation…, p. 149-150.

[13] An Act for the Protection of the Land of the Crown in this Province from Trespass and Injury, S.U.C. (1839) 2 Vict. , c. 15.

[14] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 28. L’auteur se réfère à : Canada, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir, deuxième partie, « La Loi sur les Indiens ».

[15] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 29.

[16] Notamment, le comité recommande que les Innus de la Côte-Nord soient indemnisés pour la perte de l’exploitation de nombreuses rivières à saumons.

[17] « Rapport sur les affaires des Sauvages du Canada, soumis à l’Honorable Assemblée législative pour son information, Section III » (1844), appendice no 96 et appendice B, Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada, 1847, 11 Victoria, appendice T, cité dans M. Morin, L’usurpation…, p. 150.

[18] Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, S.P.C. 1851, 14-15 Vict., c. 106.

[19] Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, S.P.C. 1850, 13-14 Vict., c. 42.

[20] A.G. for Canada v. A.G. for Quebec, [1921] A.C. 401.

[21] M. Morin, L’usurpation…, p. 211. Cet auteur renvoie entre autres à G. L. Fortin et J. Frenette, « L’acte de 1851 et la création de nouvelles réserves indiennes au Bas-Canada en 1853 », (1989) 19 Recherches amérindiennes au Québec 31; R. H. Bartlett, « Indian Reserves in Quebec », Studies in Aboriginal Rights, no. 8, University of Saskatchewan Native Law Center, 1984, p. 13-14.

[22] An Act to empower the Legislature of Canada to alter the Constitution of the Legislative Council of that Province, and for other purposes, 1854 (R.-U.), 17-18 Vict. 118, art. 6 – qui abroge l’art. 42 de l’Act of Union, (1840) 3-4 Vic. c. 35 (R.-U.).

[23] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, pp. 29-30.

[24] Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages en cette Province, et pour modifier les lois relatives aux Sauvages, S.P.C. (1857) 20 Vict., c. 26.

[25] Acte relatif à l’administration des terres et des biens des sauvages, S.P.C. 1860, 23 Vict., c. 151, sanctionnée par Londres le 30 juin (voir : Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada, du 16 mars au 18 mai 1861, p. 38-39). 

[26] E.H. Oliver (Ed.), The Canadian North-West: Its Early Development and Legislative Records, Ottawa, 1915, p. 1288-1289.

[27] Ibid.

[28] Voir en ce sens Re Eskimos, [1939] S.C.R. 104.

[29] Ross River Dena Council v. The Attorney General of Canada, 2012 YKSC 4, par. 87-87, se référant au rapport de l’expert P.G. McHugh.

[30] M. Morin, L’usurpation…, p. 202.

[31] Royal Grant, 13 January 1849, dans H.W. Howay et E.O.S. Scholefield, British Columbia from the Earliest Times to the Present, Vancouver, S.J. Clarke, 1914, Vol. 1, p. 500.

[32] An Act to provide for the Administration of Justice in Vancouver Island Act, (1849)  12 & 13 Vict c. 48 (R.-U.).

[33] Lettre de « Barclay to Douglas, December 1849 », dans Hudson’s Bay Company Archives, Londres, et Archives publiques du Canada, A-11/72.

[34] Il s’agit de la fille de Suzanne et William Connolly, dont la validité du mariage, célébré en 1803 en « Territoire indien » conformément à la coutume crie, sera reconnue par la Cour supérieure du Québec (Connolly c. Woolrich, (1867) 17 RJRQ 75), puis par la Cour du Banc de la Reine (Johnstone c. Connolly, (1869) 17 RJRQ 266).

[35] M. Morin, L’usurpation…, p. 204.

[36] An Act to Provide for the Government of British Columbia, 1858 (U.K.), 21-22 Vict., c. 99.

[37] Le Territoire indien situé à l’est des Rocheuses entre la Russie (futur Alaska) et la Terre de Rupert était appelé Territoire du Nord-Ouest.

[38] M. Morin, L’usurpation…, p. 205.

[39] An Act for the Union of the Colony of Vancouver Island with the Colony of British Columbia, 1866 (UK), 29-30 Vict., c. 67.

[40] M. Morin, L’usurpation…, p. 205.

[41] Canada, Commission royale sur les peuples autochtones, Conclure des traités dans un esprit de coexistence : une solution de rechange à l’extinction du titre ancestral, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1994, p. 29. La Commission se réfère à J.R. Miller, Skyscrapers Hide the Heavens: A History of White‑Indian Relations in Canada, 3rd ed., Toronto, University of Toronto Press, 2000 (éd. originale, 1989), p. 83-98.

[42] Voir F. Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850 : structures et conjoncture, Montréal, Fides, 1966, p. 216. S’il est vrai qu’on situe généralement autour de 1821 la fin du commerce colonial des fourrures, c’est par exemple vers 1850 que, en ce qui concerne les Innus, on en situe le début (J.-P. Lacasse, Les Innus et le territoire: Innu Tipenitamun, Sillery (Québec), Septentrion, 2004, p. 31).

[43] Voir O.P. Dickason, Les Premières nations, Sillery (Québec), Septentrion, 1996, p. 213.

[44] Canada, Commission royale sur les peuples autochtones, supra note 134, p. 29-30. La Commission se réfère notamment à J.R. Miller, supra note 134, p. 83-98.

[45] In re Southern Rhodesia, [1919] A.C. 211.

[46] Cooper v. Stuart (1889) 14 App. Cas. 286.

[47] R v. Tommy, Monitor, 28 November 1827; R v. Ballard, Sydney Gazette, 23 April 1829; R v. Boatman or Jackass and Bulleyes, Sydney Gazette, 25 February 1832.

[48] The Queen v. Symonds, [1847] NZPCC 387.

[49] Nireaha Tamaki v. Baker, [1901] A.C. 561.

[50] Johnson v. M’Intosh, 21 U.S. (8 Wheat.) 543 (1823).

[51] Cherokee Nation v. Georgia, 30 U.S. (5 Pet.) 1 (1831).

[52] Worcester v. Georgia, 31 U.S. (6 Pet.) 515 (1832).

[53] Johnson v. M’Intosh, pp. 591-592. Pour une lecture récente et plus nuancée de cet arrêt, voir Joseph William Singer, « Indian Title: Unraveling the Racial Context of Property Rights, or How to Stop Engaging in Conquest », (2017) 10 Albany Government Law Review 1-48.

[54] Cherokee Nation v. Georgia, p. 17.

[55] Worcester v. Georgia, p. 559.

[56] Voir par exemple Chippewas of Sarnia Band v. Canada (Attorney General), (2000) 51 OR (3d) 641 (C.A. Ont.).

[57] S. Grammond, Aménager la coexistence…, p. 247, se référant à R. Fumoleau, As Long as this Land Shall Last, Toronto, McClelland & Stewart, 1973, p. 218.

[58] Le traité Robinson-Supérieur du 7 septembre 1850 prévoit en effet que : « the said Chiefs and Principal Men, on behalf of their respective tribes or bands, do hereby fully, freely and voluntarily surrender, cede, grant and convey unto Her Majesty, Her heirs and successors forever, all their right, title, and interest to and in the whole of the territory above described, save and except the reservations set forth in the schedule hereunto annexed, which reservations shall be held and occupied by the said Chiefs and their tribes in common for the purposes of residence and cultivation » (Canada, Indian Treaties and Surrenders, from 1680 to 1890, 3 Vol., Ottawa, B. Chamberlain, 1891, Vol. 1, No. 60, pp. 147-149, à la page 147). Le traité Robinson-Huron contient des dispositions équivalentes.

Vous avez dit « histoire », « État canadien » et « doctrine de la découverte »? Partie 2 : la colonisation et la conquête britanniques

La pratique anglaise sera d’abord, et contrairement à la française, de nier les droits des Autochtones (1606-1662) avant de les reconnaître (à partir de 1662).

Les Anglais commenceront par nier que l’on puisse détenir des droits sur des terres qu’on ne fait que « parcourir » plutôt que de les cultiver (Thomas More, John Locke…). Ils invoqueront donc, à compter de 1620, la doctrine de la découverte ou de l’occupation effective à l’encontre des cessions de terres obtenues des Autochtones par les Néerlandais.

En 1608, dans le Case of Tanistry[1], le King’s Bench aurait envisagé qu’une coutume successorale irlandaise puisse être trop déraisonnable pour être tolérée par la common law, qui aurait fini par s’appliquer dans l’ensemble de l’île à compter du XVIe siècle à la faveur d’une présence suffisante d’organes administratifs et judiciaires pour son application – ce qui, comme le fait remarquer Michel Morin, n’était certainement pas le cas sur les terres ancestrales autochtones dans l’Amérique du Nord du début du XVIIe siècle. La même année, le King’s Bench, dans une affaire entendue par tous les juges d’Angleterre, en l’occurrence le Calvin’s Case[2], a précisé les conditions de réception du droit des pays conquis par l’Angleterre. Si la conquête est celle d’un pays chrétien, les lois (le droit privé) de ce dernier continuent de s’appliquer jusqu’à ce que le souverain en décide autrement. Si le pays conquis est celui d’infidèles (musulmans), alors c’est plutôt l’« équité naturelle » qui s’applique dans l’intervalle. Quant aux païens conquis, ils sont dépourvus de tout recours en justice. Il faudra attendre l’affaire Campbell v. Hall de 1774 pour que cette jurisprudence soit renversée dans le sens d’une généralisation du premier cas de figure[3]. En ce début de XVIIe siècle, une telle jurisprudence n’inaugure rien de bon pour les Autochtones d’Amérique appelés à fréquenter les Anglais. Mais la conquête de ceux-là par ceux-ci n’a, pour le moment du moins, aucune correspondance avec la réalité. Du reste, s’il s’agit là de la doctrine juridique officielle qu’attestent généralement les concessions obtenues par des compagnies comme celles de la Virginie et de Nouvelle-Angleterre, ce droit est contredit par la pratique qui voit parfois les autorités coloniales ainsi que les colons particuliers négocier des cessions de terre avec les Autochtones[4]. En outre, les autorités coloniales se comportent comme si le consentement de ces derniers était requis pour qu’elles leur appliquent le droit anglais[5]. Autrement dit, les Anglais n’avaient pas les moyens de mettre en pratique leurs théories juridiques.

D’ailleurs, dès 1662, la General Court of Massachusetts Bay a reconnu l’existence du titre aborigène : « such haue binn the incouragement of the Indians in their improovements thereof, the which, added to their native right, which cannot, in strict justice, be vtterly extinct, doe therefore order, that the Indians be not dispossessed of such lands as they at present are possessed of there[6] ».

En 1664, en reprenant les établissements néerlandais, les Anglais renouvellent les ententes conclues entre ces derniers et les Autochtones. C’est l’origine de la « Covenant Chain ». 

En 1665, une commission royale est créée pour enquêter notamment sur les relations des autorités coloniales avec les chefs autochtones. Les commissaires auraient condamné nettement l’acte de faire la guerre aux Autochtones sans « juste cause » (terme relevant du droit international), l’appropriation sans leur consentement de terres qu’ils occupent et le défaut d’honorer les traités conclus avec eux[7]. Comme suites, le rapport des commissaires n’aurait connu que des directives, et non pas des normes juridiques. Ces directives favoriseront la négociation directe entre particuliers et Autochtones[8], ce qui se révèlera problématique par la suite.

Avant la conquête de la Nouvelle-France, l’un des premiers traités de cession de terres à avoir été conclus entre la Couronne anglaise (qui deviendra britannique en 1707) est le traité de Nanfan, du nom du gouverneur par intérim de la colonie de New York qui l’a négocié et conclu au nom du roi anglais à Albany le 19 juillet 1701, soit juste avant la Grande Paix de Montréal du 4 août entre la France et trente neuf nations amérindiennes, dont les Cinq Nations iroquoises : sinneke, maquase, cayouge, onnandage et onéida. Cette dernière Grande Paix est d’autant plus étonnante que ces mêmes Cinq Nations étaient justement parties au traité de Nanfan. Par celui-ci, outre qu’elles affirment s’y être assujetties entièrement avec leurs territoires[9], les Cinq Nations cèdent à la Couronne anglaise un vaste territoire s’étendant, du Nord au Sud, des Grands Lacs jusqu’au Kentucky actuel et, d’Ouest en Est, de ce qui est aujourd’hui St. Louis, au Missouri, jusqu’aux Appalaches, avec la compétence d’y construire des « forts et châteaux ». Ce territoire, qui est ici appelé leur « chasse au castor » (beaver hunting ground) ou, en langue iroquoise, « Canagariarchio », les Cinq Nations prétendent le tenir en grande partie de conquêtes effectuées lors des guerres franco-iroquoises (1680-1701), guerres aussi appelées, en anglais, « Beaver Wars ». La Couronne anglaise entend ici tirer profit de ces conquêtes iroquoises aux dépens de la France qui, pour sa part, ne reconnaîtra jamais ce traité – pas même quelques semaines plus tard, au moment de la conclusion de la Grande Paix de Montréal. Le traité de Nanfan a été renouvelé le 14 septembre 1726 avec trois de ses nations iroquoises signataires d’origine, soit les nations sinneke, cayouge et onnandage[10], non sans quelques différences cependant. Le territoire couvert par les traités de 1701 et 1726 coïncidera avec la plus grande partie du « Territoire indien » dont la Proclamation royale de 1763 portera création. La zone couverte par ce traité relèvera ensuite largement de la Province de Québec en vertu de la loi constitutionnelle impériale de 1774, qui a amputé de moitié, environ, le Territoire indien, qui relèvera bientôt, en vertu du traité de Versailles (appelé aussi « de Paris ») de 1783, des États-Unis d’Amérique, qui ne le reconnaîtront pas comme tel.

Du fait même de la conquête, l’essentiel du droit public britannique se substituerait automatiquement à celui du pays conquis[11]. Voilà qui du moins finira par être affirmé par une certaine jurisprudence[12].

Au terme de la guerre de succession d’Espagne (1702-1713), la France et la Grande-Bretagne signent, le 11 avril 1713, le traité d’Utrecht. Le bassin hydrographique de la baie d’Hudson (Terre de Rupert), Terre-Neuve et l’Acadie – à l’exception de l’Île royale (Cap-Breton) et de l’Île-Saint-Jean (Prince-Édouard) et, de fait, la plus grande partie du Nouveau-Brunswick actuel – sont cédés à la Grande-Bretagne. Comme l’indique Michel Morin, les Autochtones (Abénaquis, Micmacs et Malécites vivent cette cession comme un affront[13]. Initialement, la France aurait même été « disposée à céder toute la Baie de Fundy et la côte du Maine, en réinstallant [ses précieux alliés militaires que sont] les Abénaquis au cap Breton. Les protestations véhémentes de ces derniers auront convaincu les autorités de changer de position […][14] ». L’article XV du traité prévoit que les Français ne molesteront ni les « Cinq Nations ou Cantons des Indiens soumis à la [Grande-Bretagne ni les] autres Nations de l’Amérique, amies de cette Couronne[15] ». Celle-ci s’engage réciproquement à se comporter de façon « pacifique » avec les Autochtones sujets ou amis de la France. De plus, ce même article reconnaît aux uns et aux autres Autochtones la « pleine liberté de se fréquenter pour le bien du commerce ». Un différend portera sur les frontières de l’Acadie. « Avec le temps, chaque couronne conteste le droit de sa rivale de s’établir dans l’État du Maine et dans le Nouveau-Brunswick actuels[16] ». Lors des conférences diplomatiques de 1755 sur les nombreux différends frontaliers entre la France et la Grande-Bretagne en Amérique du Nord et dans les Antilles, les représentants français soutiendront que le « pays » des Etchemins (c’est-à-dire des Malécites) doit être distingué de l’Acadie[17]. Ils affirmeront l’indépendance des Abénaquis afin d’éviter à la France d’être tenue responsable de leurs actions, mais cela sans revendiquer de titre sur leur territoire[18]. Mais la stratégie française a pour but de nier réciproquement les implications territoriales des alliances conclues entre Britanniques et Autochtones, en niant même la stabilité et la valeur juridique d’une telle alliance. Il s’agit donc pour la France, dont la mauvaise foi paraît ici évidente, de soutenir la thèse de l’indépendance totale mais aterritoriale et inconstante des peuples autochtones[19]. À quelques reprises, la France remettra aussi en question l’alliance des Britanniques avec les Micmacs. Ceux-là concluent en effet une série de traités avec ceux-ci ainsi qu’avec les Malécites et les Passamaquoddys sur une période allant de 1725 à 1779. Il ne s’agit pas de cessions, mais de traités de « paix et d’amitié », autrement dit d’alliances politiques et militaires. Les traités de 1752 et de 1760-1761 contiennent cependant aussi une clause commerciale précise. En fait, par ces derniers traités, la Couronne britannique obtient des Micmacs qu’ils renoncent à commercer avec les Français, en échange de quoi elle s’engage à maintenir un système de maisons de troc[20].

Dans les années 1750, le contexte incite Londres à se pencher très attentivement sur la question autochtone en Amérique du Nord. Les colons convoitent les terres des Autochtones. D’une validité douteuse, l’achat de terres par des particuliers auprès d’Autochtones directement se traduit par une perte de profits pour la Couronne qui est ainsi privée des fruits de la revente de terres. Cela compromet aussi la souveraineté de l’État en même temps que la paix avec les premiers peuples. Les chefs autochtones nient la validité de nombreuses cessions de terres, notamment à des particuliers, parce que celles-ci n’auraient pas été obtenues des personnes autorisées. D’autre part, la guerre contre la France, bien que non encore officialisée, a déjà repris, et les Britanniques veulent éviter les problèmes causés par leur négligence de cette dimension lors de la guerre de succession d’Espagne et qui ont grevé les acquis du traité d’Utrecht. La Grande-Bretagne ne peut pas se préparer à l’officialisation du conflit sans compter avec la force militaire autochtone. En 1756, William Johnson[21], le « père » sinon inconnu, du moins méconnu de la Proclamation royale de 1763, est nommé à titre de surintendant des affaires indiennes des colonies du Nord, un poste créé en 1755 et qui fut jusqu’en 1830 celui de secrétaire militaire du gouverneur. En somme, sa mission consiste à obtenir la neutralité des Autochtones dans le conflit entre l’Angleterre et la France et, plus généralement, à servir d’intermédiaire entre les Autochtones et l’armée dès lors qu’il s’agit pour l’Angleterre d’obtenir des terres pour la construction de forts et d’accéder au commerce des fourrures. Quant à sa méthode, elle consistera largement en la convocation de conférences de paix, en la distribution annuelle de présents ainsi qu’en la conclusion de traités[22].

Peu avant la capitulation de Montréal qui aura lieu le 8 septembre 1760, le général Jeffrey Amherst déclare à l’intention des alliés autochtones des Français, le 26 avril de la même année, que le Souverain britannique ne l’a pas envoyé pour priver quiconque de ses terres et biens, et qu’en échange de leur appui les Autochtones conserveront ceux-ci de même que leurs territoires de chasse.

En août, alors que les soldats britanniques ont atteint Fort-Lévis (aujourd’hui Johnstown, Ont., entre Kingston et Montréal) et le Fort-de-La Présentation (que les Britanniques renommeront Fort Oswegatchie, avant que les Américains ne l’appellent Ogdensburg, d’où la ville de l’État de New York tient son nom), le surintendant William Johnson y rencontre des représentants des Sept Feux. Il leur promet solennellement que seront garanties la possession de leurs terres et la liberté de pratiquer la religion catholique, en échange de leur promesse de rester neutre dans le conflit qui oppose les puissances coloniales. 

Le 5 septembre, soit trois jours avant la capitulation de Montréal, le général Murray rencontre à Longueuil les Hurons de Lorette. Selon toute vraisemblance, ceux-ci sont déjà au courant de l’issue des négociations qui ont eu lieu avec Johnson. Murray leur remet un document signé de sa main et qui prévoit que ceux-ci « ne devront pas être molestés ni arrêtés par un officier ou des soldats anglais lors de leur retour à leur campement de Lorette » et qu’ils seront « reçus aux mêmes conditions que les Canadiens et leur sera permis d’exercer librement leur religion, leurs coutumes et la liberté de commerce avec les Anglais ». Ce document remis par Murray aux Hurons et dont certains parleront plus tard comme d’un simple « sauf-conduit » sera reconnu comme un traité par la Cour suprême dans Sioui[23].

Les 15 et 16 septembre est tenue la conférence de Caughnawaga (Kahnawake), à laquelle prennent part les Sept Feux. Au terme de la conférence, les ententes de Fort-Lévis et de Longueuil sont confirmées et les Sept Feux adhèrent à la « Covenant Chain », la série d’alliances qui lie l’Angleterre à la Confédération haudenosaunee (iroquoise). Dans sa correspondance, Johnson en parle comme d’un traité.

L’article 40 de la capitulation de Montréal, signée par Vaudreuil devant Amherst, demande au conquérant que les anciens alliés autochtones de la France soient maintenus dans les terres qu’ils habitent s’ils veulent y rester et qu’ils aient comme les Français la liberté de religion[24].

En droit international, la Conquête est consacrée par le Traité de Paris de 1763[25]. Aux termes de celui-ci, la Grande-Bretagne obtient de la France l’île du Cap-Breton, l’île Saint-Jean (actuellement l’Île-du-Prince-Édouard) ainsi que le Canada, qui à l’époque s’étend au bassin des Grands Lacs[26]. La France conserve des droits de pêche « sur une partie des Côtes de l’Isle de Terre-Neuve » et dans le golfe du Saint-Laurent, en partie par un renouvellement de l’article 13 du Traité d’Utrecht[27], et obtient Saint-Pierre-et-Miquelon comme simple port de pêche[28]. La France cède à la Grande-Bretagne la rive gauche du fleuve Mississippi, à l’exception toutefois de la Nouvelle-Orléans qui (comme la rive droite du Mississippi) doit demeurer française[29]. Or, par un accord secret de 1762, le soi-disant Traité de Fontainebleau, la France aurait préalablement cédé toute la Louisianne de même que la Nouvelle-Orléans à l’Espagne[30] qui, pourtant, ne s’opposera pas à la cession, par la France, d’une partie de ce même territoire en vertu du Traité de Paris de l’année suivante. La Grande-Bretagne restitue à l’Espagne tous les territoires qu’elle a conquis dans l’île de Cuba, « avec la Place de la Havane[31] », en échange de quoi l’Espagne lui cède « la Floride […] ainsi que tout ce que l’Espagne possède sur le Continent de l’Amérique septentrionale, à l’Est, ou au Sud-Est, du fleuve Mississippi[32] ». La Grande-Bretagne obtient par ailleurs de la France la Grenade et les Grenadines et la confirmation de son titre sur les îles de Saint-Vincent, de la Dominique et de Tobago, celui de la France étant confirmé sur celle de Sainte-Lucie[33]. La France se voit également restituer par la Grande-Bretagne les îles de la Guadeloupe, de Mariegalante, de la Désirade et de la Martinique ainsi que Belle-Isle[34]. Des questions intéressant l’Afrique, l’Asie et l’Europe sont aussi réglées[35]. En revanche, les droits des peuples autochtones n’y sont pas reconnus.

Cependant, outre le droit international, la Conquête devait trouver sa traduction en droit interne. Cela fut fait par la Proclamation royale de 1763, du roi George III[36], sur recommandation du gouvernement britannique et du surintendant des Affaires indiennes[37].

La Proclamation royale du 7 octobre 1763 visait d’abord à pourvoir à la mise sur pied d’un gouvernement dans les nouvelles colonies de Québec, de Floride orientale, de Floride occidentale[38] ainsi que de Grenade. Elle servit ainsi de constitution provisoire à la colonie de Québec jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Acte de Québec de 1774. Mais elle visait aussi à protéger les droits des peuples autochtones, si bien qu’elle est surnommée la « Grande charte amérindienne ».

Les peuples amérindiens, dont l’amitié paraissait maintenant « inutile » aux colons des Treize colonies qui convoitaient leurs terres à l’Ouest des Appalaches, avaient été plutôt négligés voire méprisés par les autorités coloniales depuis la Conquête. En 1762, le général Amherst met fin à la pratique de distribution de présents pourtant devenus essentiels à la subsistance des Autochtones[39]. « Les Anglais refusent d’abandonner leurs forts, comme ils l’avaient promis, et occupent ceux des Français. Ils se révèlent incapables d’empêcher les habitants des colonies du Sud de s’établir sur les territoires des autochtones[40]. » Voilà d’ailleurs le contexte de la rébellion du chef outaouais Pontiac au printemps de cette même année 1763. « En août 1763, on apprend à Londres que les autochtones ont pris ou détruit neuf forts situés au sud des Grands Lacs et qu’ils assiègent Detroit[41] ». Les fruits de la Conquête étaient fragiles. De plus, les autorités impériales tenaient au principe selon lequel les colons (pas davantage que les puissances étrangères) ne devaient pas être autorisés à acheter ou louer des terres directement des Amérindiens, qui devait plutôt impérativement d’abord céder leur titre à la Couronne.

La première grande mesure relative aux Autochtones que prend la Proclamation consiste en la délimitation d’un « Territoire Indien » à l’extérieur des colonies britanniques, anciennes et nouvelles. Ce territoire est donc situé entre la Floride, les Treize colonies, la colonie de Québec, la Terre de Rupert (Compagnie de la baie d’Hudson) et, on le devine même si cela n’est pas précisé, le Mississippi (Espagne). Nous avons vu qu’il devait correspondre largement au territoire couvert par les traités de 1701 et 1726. Il est toutefois certainement possible, au vu de la technique négative employée pour sa délimitation, d’interpréter le « Territoire Indien » comme une catégorie résiduelle : tout territoire relevant maintenant ou dans l’avenir de l’Amérique du Nord britannique sans être rattaché à une colonie ou au territoire assujetti à la compétence de la Compagnie de la baie d’Hudson (pour le moment la Terre de Rupert) est ou sera territoire indien et administré comme tel. D’ailleurs, en 1803, une loi britannique impériale, le Canada Jurisdiction Act[42], attribue aux tribunaux du Bas-Canada la compétence sur les affaires criminelles provenant du « Territoire indien », ce qui posera la question de savoir si cette compétence territoriale ne couvre que le Territoire du Nord-Ouest ou si elle s’étend à la Terre de Rupert, ce que contestera la Compagnie de la Baie d’Hudson[43].

Dans le « Territoire Indien », la colonisation est suspendue et ne pourra reprendre que sur autorisation des autorités impériales (par opposition aux autorités coloniales). Dans l’intervalle, aucun gouverneur colonial ni « commandant en chef » ne peut faire arpenter ou concéder des titres sur des terres se situant au-delà des frontières de la colonie dont ils sont respectivement chargés de l’administration. Il est donc interdit à tout sujet de Sa Majesté de s’établir dans ce Territoire indien sans y avoir été spécialement et directement autorisé par Londres ou d’y acheter des terres auprès des occupants autochtones. Ceux qui l’ont déjà fait doivent quitter les lieux. La création d’un tel « Territoire Indien » fut un des facteurs de la Guerre d’indépendance américaine, comme le fut à plus forte raison le rattachement d’environ la moitié de ce territoire à la colonie de Québec en 1774[44]. Il est capital, pour la suite de l’histoire, de ne jamais oublier depuis combien longtemps les terres indiennes ont été convoitées par les colons britanniques. La décolonisation de ceux-ci par rapport à Londres se traduira par leur colonisation intérieure des Autochtones. 

La seconde grande mesure prise par la Proclamation royale relativement aux Autochtones consiste à protéger les droits de ceux-ci sur leurs terres à l’intérieur des colonies et des territoires qui, telle la Terre de Rupert, sont administrés par une compagnie[45]. En 1966, la Cour suprême du Canada a statué que la Proclamation « specifically excludes territory granted to the Hudson’s Bay Company[46] ». Il ne peut s’agir que d’une erreur. Le texte de 1763 fait en sorte que, à l’intérieur des colonies et des territoires administrés par une compagnie, les terres qui n’ont pas été cédées par les Autochtones à Sa Majesté ou autrement achetées d’eux par celle-ci leur sont réservées. L’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Marshall / Bernard laisse cependant entendre que l’application de la Proclamation de 1763 dans une colonie n’a jamais eu pour effet de réserver l’ensemble de celle-ci aux Autochtones[47]. Dans l’arrêt Sioui, cette juridiction avait d’ailleurs eu ce mot ambigu selon lequel « la Proclamation royale du 7 octobre 1763 organisa les territoires récemment acquis par la Grande-Bretagne et réserva aux Indiens deux catégories de terres : celles situées à l’extérieur des limites territoriales de la colonie et les établissements permis par la Couronne à l’intérieur de la colonie[48] ». À mon avis, l’interprétation juste des dispositions qui nous occupent est que, à l’intérieur des colonies et de la Terre de Rupert, la Proclamation de 1763 a réservé aux Autochtones les terres qu’ils occupaient sans les avoir jamais cédées à la Couronne.

Comme avec le Territoire indien, tout intrus doit quitter les lieux d’une terre réservée aux Autochtones à l’intérieur d’une colonie ou d’un territoire administré par une compagnie, et le roi se réserve le pouvoir exceptionnel d’autoriser de ses sujets à acheter ou prendre de telles terres ou s’y établir. Or une procédure normale pour ce faire est aussi prévue, mais pour les terres réservées à l’intérieur des colonies et de la Terre de Rupert seulement, et consiste en une cession volontaire à la Couronne de la part des Autochtones concernés au terme d’une assemblée de ceux-ci convoquée à cette fin :

si quelques-uns des sauvages, un jour ou l’autre, devenaient enclins à se départir desdites terres, elles ne pourront être achetées que pour Nous, en Notre nom, à une réunion publique ou à une assemblée des sauvages qui devra être convoquée à cette fin par le gouverneur ou le commandant en chef de la colonie […]; en outre, si ces terres sont situées dans les limites de territoires administrés par leurs propriétaires (proprietary government), elles ne seront alors achetées que pour l’usage et au nom des propriétaires, conformément aux directions et aux instructions que Nous croirons ou qu’ils croiront à propos de donner à ce sujet […].

Ces conditions ont été reprises dans l’ensemble par la Loi sur les Indiens[49] concernant les terres de réserve ainsi que par la jurisprudence relative au titre aborigène[50]. Il faut toutefois savoir que, le 15 décembre 1876, exerçant un pouvoir que lui attribuait la Loi sur les Indiens, le gouvernement fédéral a, par décret (« proclamation »), suspendu l’application des dispositions de cette loi relatives à la cession à l’égard de « toutes les réserves et terres indiennes » de la Colombie-Britannique[51]. Ce décret et le pouvoir de le prendre n’ont été abrogé et aboli que lors de la révision de 1907 de la Loi sur les Indiens.

Concernant cette protection des droits territoriaux des Autochtones à l’intérieur des colonies et de la Terre de Rupert, la rédaction maladroite de la Proclamation royale a donné lieu à de nombreuses controverses qui, faute d’avoir été tranchées par la Cour suprême, perdurent aujourd’hui, notamment relativement à l’application de ces droits au Québec. Une interprétation littérale pourrait suggérer que l’interdiction de faire arpenter ou de concéder toute terre qui, d’une manière ou d’une autre, est réservée à des Autochtones ne vaut que pour les colonies autres que les nouvelles colonies de Québec, Floride orientale et Floride occidentale. À cet égard, de savants débats ont eu lieu sur la signification possible de l’emploi de la virgule et du point-virgule dans ce texte[52]. Or, comme le défend Michel Morin, une interprétation contextuelle et l’examen de la pratique de l’époque suggèrent tous deux fortement que les dispositions de la Proclamation royale relative à la protection des territoires autochtones à l’intérieur des colonies avaient pour vocation de s’appliquer également dans les nouvelles colonies et sur la Terre de Rupert et qu’elle fut immédiatement et longtemps interprétée ainsi[53]. En 1918, dans l’affaire Bonhomme[54], la Cour suprême du Canada laisse entendre, dans des dicta, que la Proclamation royale protège les droits des Autochtones à l’intérieur du Québec de 1763[55].

En pratique toutefois, si les autorités coloniales d’après la Conquête se sont d’abord abstenues, dans la colonie de Québec comme dans les autres colonies britanniques d’Amérique du Nord, de concéder des terres dans les territoires traditionnels de chasse des Autochtones, elles s’y seraient autorisées à partir de l’année 1787[56]. Les autorités impériales, coloniales, fédérales et provinciales ont effectivement longtemps affirmé que, les droits de certaines communautés autochtones ayant été éteints par la colonisation française ainsi que par les traités d’Utrecht (1713) et de Paris (1763), celles-ci ne pouvaient bénéficier de la Proclamation royale de 1763[57]. Or, dans la double affaire Marshall / Bernard, la Cour suprême du Canada a confirmé que les dispositions de la Proclamation de 1763 relatives aux Autochtones s’appliquent dans l’ancienne Acadie française[58].

Un autre débat porte sur l’application historique et les effets actuels de la Proclamation royale sur le Territoire du Nord-Ouest. Suivant l’interprétation « résidualiste » du « Territoire indien », il est possible que le Territoire du Nord-Ouest en ait déjà relevé avant de ressortir à la Compagnie de la Baie d’Hudson, soit avant 1821.

Quant à la reconnaissance, par la Proclamation, de droits territoriaux aux Autochtones à l’intérieur des colonies et des territoires administrés par une compagnie (Proprietary Government), on peut y voir un principe général, applicable aux futures colonies. Cette manière de voir sera rejetée par trois (motifs du juge Judson) et admise par autant (motifs du juge Hall) de juges de la Cour suprême dans Calder[59], le septième juge ne se prononçant pas sur cette question. Cette affaire provenait de la Colombie-Britannique qui, avant de devenir une province canadienne (1871), fût constituée en colonie à partir du Territoire du Nord-Ouest (1849, 1858, 1866). Dans Delgamuukw, le juge en chef Lamer relèvera au passage que, « les droits énoncés dans la Proclamation [royale de 1763…] ont été appliqués en principe aux peuples autochtones dans l’ensemble du pays[60] ». La thèse de l’application de la Proclamation royale à la Colombie-Britannique me paraît être plus convaincante que son contraire[61].

Comme le fait bien ressortir entre autres Michel Morin, en ses principes fondamentaux la Proclamation royale n’est pas inédite mais poursuit une pratique qui remonte à 1664, soit la reconnaissance par l’Angleterre de l’occupation de leurs territoires de chasse par les autochtones[62]. L’évolution consiste notamment ici dans la codification juridique (en droit interne) d’une pratique – peut-être fondée auparavant sur le droit international. Au-delà de la pratique, les droits territoriaux des Autochtones obtiennent ici pleine valeur juridique en droit britannique. La Proclamation royale représente donc aussi un rappel, du moins partiel, par Londres, de la compétence impériale sur les Autochtones et l’administration des terres.

Le 1er août 1764, les termes de la Proclamation ont été expliqués par le surintendant Johnson aux Autochtones réunis en conférence à Niagara, puis ils auraient été ratifiés au fort Ontario en 1766, de sorte que la Proclamation semble aussi avoir fait l’objet d’un traité, en l’occurrence le traité de Niagara de 1764, qui aurait en même temps confirmé la « covenant chain ».

En 1774, dans l’affaire Campbell v. Hall, lord Mansfield, le juge en chef du King’s Bench anglais, statue que la Proclamation royale de 1763 représentait un exercice valide de la prérogative royale de conquérant. Au contraire des colonies de peuplement sur lesquelles le roi n’avait aucune compétence législative mais ne pouvait qu’autoriser par ordonnance la convocation d’une assemblée législative et la création de tribunaux locaux, les colonies « conquises » étaient assujetties à une compétence royale de nature législative à laquelle le roi renonçait dès lors qu’il promettait de convoquer une assemblée législative. Il ne pouvait normalement s’agir ici que de la conquête des zones françaises et espagnoles d’établissement dans la mesure où rien n’était moins sûr alors que la réalité d’une conquête des peuples autochtones par le souverain britannique[63]. Or cette catégorie de « colonie conquise ou acquise par traité » s’opposait jusqu’alors à celle de « colonie de peuplement », considérée comme terra nullius. L’arrêt Campbell v. Hall dérobe au champ d’application de cette dernière catégorie les colonies établies sur des terres habitées préalablement par des peuples « païens ».

Le Quebec Act de 1774[64], qui abrogeait la Proclamation royale de 1763 « en ce qui concerne la […] province de Québec[65] », prévoyait d’autre part que « rien de ce qui est contenu dans cet Acte ne s’étendra, ou s’entendra s’étendre à annuler, changer ou altérer aucuns droits, titres ou possessions, résultant de quelques concessions, actes de cession, ou d’autres que ce soit, d’aucunes terres dans la dite province, ou provinces y joignantes, et que les dits titres resteront en force, et auront le même effet, comme si cet Acte n’eut jamais été fait[66] ». Des clauses équivalentes ont également été prévues dans les lois constitutionnelles ultérieures[67]. De fait, la Proclamation royale de 1763 n’a jamais été directement abrogée en son entier. Elle l’a été indirectement dans une large mesure, mais ses dispositions relatives aux Autochtones sont toujours en vigueur[68]. Par ailleurs, l’alinéa 25a) de la Charte canadienne des droits et libertés[69] a confirmé « les droits et libertés des peuples autochtones » issus de la Proclamation royale de 1763.En dépit des dispositions de la Proclamation royale, il y aurait eu quelque 50 000 colons établis illégalement à l’ouest des Appalaches en 1774[70]. En effet, après 1763, en violation de la Proclamation royale, l’administration des 13 colonies américaines conclura des traités de cession de vastes territoires, de manière à faire reculer le « Territoire indien ».


[1] Case of Tanistry (1608), Davis 28 [80 E.R. 519] (lord Mansfield). Voir à ce sujet F.H.N., « The Case of Tanistry », (1950-1952) 9 Northern Ireland Legal Quarterly 215.

[2] Calvin’s case (1608). 7 Co Rep 1a, 17b, 23a [77 ER 377, 398, 404] (lord Coke). Voir à ce sujet G. Loughton, « Calvin’s Case and the Origins of the Rule Governing “Conquest” in English Law », [2004] AJLH 8 : http://www.austlii.edu.au/au/journals/AJLH/2004/8.html

[3] Campbell v. Hall (1774) 1 Cowp 204, 210 [98 ER 1045, 1048]. Lord Mansfield y parle de l’« absurd exception as to pagans, mentioned in the Calvin’s case, [which] shews the universality and antiquity of the maxim [according to which the laws of a conquered country continue in force until they are altered by the conqueror]. For that distinction could not exist before the Christian æra; and in all possibility arose from the mad enthusiasm of the Croisades ».

[4] M. Morin, L’usurpation…, p. 112.

[5] M. Morin, L’usurpation…, p. 113.

[6] Citée dans J. W. Springer, « American Indians and the Law of Real Property in Colonial New England », American Journal of Legal History, 30(1), 25-58, p. 56.

[7] M. Morin, L’usurpation…, p. 115.

[8] M. Morin, L’usurpation…, p. 115.

[9] « […]and wee having subjected ourselves and lands on this side of Cadarachqui lake wholy to the Crown of England […] ». Le texte du traité de Nanfan a été publié dans : O’Callaghan, E.B. (Ed.), Documents Relative to the Colonial History of the State of New York, vol. 4., Albany (NY), Weed, Parsons, and Co., 1855, p. 908 s.

[10] Le traité de confirmation de 1726 a été conclu avec les représentants de sept tribus réparties entre ces trois nations : tribus du castor et du pluvier pour la nation sinneke ; tribus de la tortue, du loup et de l’ours pour la nation cayouge ; tribus du loup et du cerf pour la nation onnandage.

[11] Contra supra note 28. 

[12] Ruding v. Smith, (1821) 161 E.R. 774 (Consistory Court, Lord Stowell), p. 778 : « Even with respect to the ancient inhabitants [of a conquered country], no small portion of the ancient law is unavoidably superseded by revolution of government that has taken place. The allegiance of subjects, and the law that relates to it – the administration of the law in the sovereign, and appellate jurisdiction – and the laws connected with the exercice of sovereign authority – must undergo alterations adapted to the change »,  prenant ses distances par rapport à Campbell v. Hall, (1774) 98 E.R. 1045 (King’s Bench, Lord Mansfied) : « For before the 7th October 1763, the original constitution of Grenada continued, and the King stood in place of [the inhabitants’] former Sovereign ».

[13] M. Morin, L’usurpation…, p. 121.

[14] M. Morin, « Des nations libres… », p. 54.

[15] Cité par M. Morin, « Des nations libres… », p. 30. Voir C. Parry (Ed.), Consolidated Treaty Series, Dobbs Ferry, Oceana, 1969, vol. 21, p. 409.

[16] M. Morin, « Des nations libres… », p. 55.

[17] M. Morin, « Des nations libres… », p. 57.

[18] M. Morin, « Des nations libres… », p. 65.

[19] Les Français soutiennent alors que les « Sauvages » sont « libres & indépendants » au point de ne pas pouvoir être appelés « sujets de l’une ou l’autre Couronne; l’énonciation du traité d’Utrecht à cet égard, est fautive & ne peut changer la nature des choses ». Cette nature est soudainement celle de peuples qui demain peuvent cesser d’occuper le terrain qu’ils occupent aujourd’hui en même temps que de devenir alors l’ennemi de son ami de la veille (« MÉMOIRE remis par M. le Duc de Mirepoix au Ministère de Londres, le 14 mai 1755 », in Jacob-Nicolas Moreau (dir.), Mémoire contenant le précis des faits avec leurs pièces justificatives pour servir de réponse aux observations envoyées par les Ministres d’Angleterre dans les Cours de l’Europe, Paris, Imprimerie royale, 1756, p. 250-257, cité par M. Morin, « Des nations libres… », p. 66.

[20] Voir à ce sujet des traités de 1760 et 1761 : R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456 ; R. c. Marshall; R. c. Bernard, [2005] 2 R.C.S. 220.

[21] J. Gwyn, «Sir William Johnson» dans J. English et R. Bélanger (dir.), Dictionnaire biographique du Canada en ligne, University of Toronto Press/Université Laval, 2000 : http://www.biographi.ca/index-f.html  

[22] Denys Delâge et Jean-Pierre Sawaya, Les Traités des Sept-Feux avec les Britanniques: Droits et pièges d’un héritage colonial au Québec, Septentrion, 2001.

[23] R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025. Ajoutons que, dans R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, la Cour suprême a aussi reconnu comme traités des accords commerciaux conclus entre les Micmacs et le gouverneur de la Nouvelle-Écosse en 1760 et 1761.

[24] Rappelons que la capitulation de Montréal prévoyait la liberté de religion, le maintien des droits de propriété et de la Coutume de Paris.

[25] Traité de Paix en le roi d’Espagne et le roi de la Grande Bretagne, conclu à Paris le 10 février 1763, avec l’accession du roi du Portugal, Paris, Imprimerie royale, 1763.

[26] Id., a. 4.

[27] Id., a. 5.

[28] Id., a. 6.

[29] Id., a. 7.

[30] C. Herbermann, The Catholic Encyclopedia: An International Work of Reference on the Constitution, Doctrine, Discipline, and History of the Catholic Church, Encyclopedia Press, 1913, p. 380.

[31] Id., a. 19.

[32] Id., a. 20.

[33] Traité de Paix en le roi d’Espagne et le roi de la Grande Bretagne…, supra note 52, a. 9.

[34] Id., a. 8.

[35] Id., a. 10-14.

[36] Son règne (1760-1820) a connu notamment la conquête de la Nouvelle-France, la perte des colonies qui allaient former les É.-U., l’unification des royaumes de Grande-Bretagne et d’Irlande ainsi qu’une forte tendance à la réaffirmation de la prérogative royale aux dépens, non seulement du Parlement, mais aussi du cabinet.

[37] Proclamation royale de 1763, L.R.C. 1985, app. II, no 1. La fidélité de cette version au texte original a été contestée : B. Slattery, The Land Rights of Indigenous Canadian Peoples, thèse de doctorat, Université d’Oxford, 1979, pp. 204 et 362 s. La version tenue pour la plus fiable par cet auteur est reproduite dans M. Morin, L’usurpation…

[38] Ce territoire passa à l’Espagne en vertu des traités de Versailles de 1783, conclu au terme de la guerre américaine d’indépendance, pour revenir aux Etats-Unis en 1810. 

[39] M. Morin, L’usurpation…, p. 133.

[40] M. Morin, L’usurpation…, p. 133.

[41] M. Morin, L’usurpation…, p. 133-134.

[42] Canada Jurisdiction Act, 43 Geo. III, c. 138 (R.-U.).

[43] La question de savoir si cette compétence s’étend aux Autochtones ou se limite aux « Blancs » se posera également. Voir à ce sujet les affaires R v De Reinhard et R v M’Lellan, dont traite notamment Hamar Foster, « Forgotten Arguments: Indian Title and Sovereignty in Canada Jurisdiction Act Cases », (1992) 21:3 Manitoba Law Journal 343-389. Selon des travaux plus récents, « later court interpretations […] more clearly imply that the act did not extend to Natives » (Donald Fyson, « Minority Groups and the Law in Quebec, 1760-1867 », in G. Blaine Baker et Donald Fyson (dir), Essays in the History of Canadian Law, Volume XI : Quebec and the Canadas, Osgoode Society for Canadian Legal History et University of Toronto Press, 2013, p. 278-329, à la page 289.

[44] Quebec Act, (1774) 14 Geo. III, c. 83 (G.-B.).

[45] « […] and in any case they shall lie within the Limits of any Proprietary Government […] »

[46] Sigeareak El-53 v. The Queen, [1966] S.C.R. 645, p. 650.

[47] R. c. Marshall / R. c. Bernard, [2005] 2 R.C.S. 220, par. 85-96.

[48] R. c. Siouisupra note 50, p. 1052. Le souligné est de moi.

[49] Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I-5, art. 36-41.

[50] Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 113, 115, 129, 131. Voir aussi : Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, p. 379-382 ; Canadien Pacifique Ltée c. Paul, [1988] 2 R.C.S. 654, p. 677-678 ; St. Catherine’s Milling and Lumber Co. v. The Queen, (1888) 14 App. Cas. 46 (PC).

[51] Proclamation, December 15, 1876, The Canada Gazette, December 30, 1876, vol. X, no 27.

[52] Brian Slattery, The Land Rights of Indigenous Canadian Peoples as Affected by the Acquisition of their Territories, doctoral dissertation, Oxford University/University of Saskatchewan Law Centre, 1979.

[53] M. Morin, L’usurpation…, p. 139-151. De nombreux traités ont été conclus dans les deux Florides avant l’indépendance des colonies américaines. Dans Mitchel v. United States, 9 Peters 711 (1835), la Cour suprême des États-Unis est appelée à examiner certains d’entre eux et affirme alors que la Proclamation royale avait reconnu des droits de propriété aux Autochtones de ces « nouvelles » colonies. Au Québec, les instructions du gouverneur Murray (art. 61 : interdiction de déranger les Autochtones dans les terres qu’ils occupent alors; art. 62 : interdiction pour les sujets britanniques d’acheter directement des terres auprès des Autochtones) et des décisions du Conseil de la province (baie Missisquoi/Abénaquis; Restigouche/Micmacs, Malécites (« Amalécites »); Lac-Saint-Jean/Innus) attestent que la Proclamation royale était interprétée comme s’appliquant dans la colonie. Concernant les Innus du Lac-St-Jean, la décision du Conseil du gouverneur a même été confirmée par le Conseil privé en 1767. Voir à ce sujet D. Schulze, « L’application de la Proclamation royale de 1763 dans les frontières originales de la province de Québec : la décision du Conseil privé dans l’affaire Allsopp », [1997] 31 R.J.T. 511. 

[54] R. c. Bonhomme, (1918) 59 R.C.S. 679.

[55] M. Morin, « Un document inédit sur la portée territoriale de la Proclamation royale : les notes des juges de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Bonhomme », (1995) 26 R.G.D. 557.

[56] Voir Alain Beaulieu, « ‘An Equitable Right to be Compensated’: The dispossession of the Aboriginal Peoples of Quebec and the Emergence of a new legal rationale (1760-1860) », Canadian Historical Review, vol. 94, 2013, pp. 1-27.

[57] Voir notamment J. Stagg, Anglo-Indian Relations in North America to 1763 and an Analysis of the Royal Proclamation of 7 October 1763, Ottawa, Indian and Northern Affairs Canada, 1981 ; R. Dupuis, Tribus, peuples et nations : les nouveaux enjeux des revendications autochtones au Canada, Montréal, Boréal, 1997, p. 61.

[58] R. c.  Marshall R. c. Bernard, [2005] 2 R.C.S. 220, par. 87.

[59] Calder et al. c. Procureur Général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313.

[60] Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 200.

[61] P.M. Hutchings, «The Argument for the Application of the Royal Proclamation of 1763 to British Columbia : Its Force and Effect», thesis (LL.M.), University of British Columbia, 1987; M. Morin, L’usurpation…, p. 204.

[62] M. Morin, L’usurpation…, chap. V (p. 105-127) et p. 138.

[63] Campbell v. Hall, (1774) 98 E.R. 1045.

[64] Quebec Act, (1774) 14 Geo. III, c. 83 (G.‑B.).

[65] Id., art. IV, al. 3, trad. de F.J. Cugnet.

[66] Id., art. III.II, trad. de F.J. Cugnet.

[67] The Clergy Endowments (Canada) Act, (1791) 31 Geo. III. c. 31 (G.-B.), art. 33 ; Act of Union, (1840) 3-4 Vict., c. 35 (R.-U.), art. 46 ; British North America Act, (1867) 30-31 Vict., c. 3 (R.-U.), art. 129. Cette dernière loi sera officiellement réintitulée, en français, «Loi constitutionnelle de 1867» aux termes de l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 (R-U), constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11.

[68] Voir notamment St. Catherine’s Milling & Lumber Co. c. The Queensupra note 77, p. 626.

[69] Loi constitutionnelle de 1982, L.R.C. 1985, app. II, no 44, Partie I.

[70] M. Morin, L’usurpation…, p. 138.

Vous avez dit « histoire », « État canadien » et « doctrine de la découverte »? Partie 1 : la Nouvelle-France

À l’époque des explorations européennes dans les Amériques, la France comme l’Angleterre et les Pays-Bas ne reconnaissent pas la validité des bulles papales, notamment les bulles Æterni regis (1481) et Inter Caetera (1493), qui répartissent le Nouveau monde entre le Portugal et l’Espagne ni ne se sentent liés par les traités de Tordesillas et de Saragosse qui visent à leur mise en œuvre. Au départ, la justification de leur présence sur ce continent varie au gré des circonstances : liberté des mers et de découverte, occupation effective, conclusion de traités, achat de terres…

En 1540 – et ce du moins jusqu’en 1717[1] –, relativement aux premiers occupants du territoire, la France se réserve les deux options suivantes afin d’assoir sa « domination » : « par voye d’amictié ou aymables compositions, si faire se peult, [ou] par force d’armes, main forte et autres voyes d’hostilité […] »[2]. Jamais la seconde option, du reste subsidiaire, ne deviendra la politique coloniale de la France en Amérique du Nord. D’ailleurs, il faut dire qu’elle n’en aurait pas eu les moyens. Quant à la première option, qui était dès le départ privilégiée, les instructions données en 1541 à Roberval, « Vice-Roy et Lieutenant-général au pays de Canada »[3], reconnaissaient d’ailleurs la capacité des peuples autochtones de conclure des alliances, l’obligation de respecter la parole donnée devant découler du droit naturel.

En effet, au matin de la Nouvelle-France (1534-1760) comme à celui de la Nouvelle-Hollande (1614-1664) et de la Nouvelle-Angleterre (1620-1783), les puissances coloniales ne peuvent aspirer à aucune forme de contrôle du territoire ni à l’exploitation du commerce des fourrures sans conclure des alliances avec les peuples autochtones. L’Angleterre l’apprendra d’ailleurs sur le tard. Concernant les Néerlandais, au début du XVIIe siècle ceux-ci ne peuvent justifier la fondation de colonies en Amérique en invoquant quelque bulle pontificale ni la découverte de nouveaux territoires[4]. L’année de parution du livre de Grotius, soit « [e]n 1625, le gouverneur de la Compagnie hollandaise [des Indes occidentales] reçoit l’ordre de négocier des cessions de territoire. L’année suivante, l’île de Manhattan est achetée contre 60 florins, l’équivalent d’une dizaine de peaux de castor[5] ».

En Nouvelle-France, il est rare que des terres soient concédées à même des territoires occupés par des Autochtones. « Dans les « Pays d’en haut », c’est-à-dire la région des Grands Lacs, les rares concessions de terre accordées à des Français suscitent d’ailleurs des protestations de la part des Autochtones[6] ». Encore faut-il distinguer les Autochtones venus s’établir près de Québec (Wendats/Hurons), Trois-Rivières (Abénakis) et Montréal (Haudenhausonee/Iroquois; Algonquins) de ceux vivants sur leurs terres ancestrales[7] : (autres) Iroquois; (autres) Algonquins; Nipissingues; (autres) Abénakis; Innus/Montagnais; Micmacs; Malécites (ou « Etchemins » ou « Amalécites »); Renards; etc. Parmi ces derniers, il faut encore distinguer entre les convertis tenus pour sujets du roi (par ex. les Algonquins de la vallée de l’Outaouais et de la rive nord du Lac Ontario) et les autres. S’agissant des Autochtones domiciliés, une seigneurie ou un titre d’une autre forme est concédé à des missionnaires à leur bénéfice. Une seule seigneurie fait exception, celle de Sillery, qui en 1651 est concédée directement aux Hurons à titre de seigneurs, avant que, en 1702, les Jésuites ne finissent par s’en faire reconnaître les seigneurs[8]. Il s’agit ici pour ainsi dire des premières « réserves indiennes », qui à l’époque sont appelées « réductions » : (1) Wendats/Hurons à Sillery (puis Jeune-Lorette), près de Québec; (2) Abénaquis à Bécancour (Wôlinak) et (3) Saint-François (Odanak), près de Trois-Rivières, après une première domiciliation à l’embouchure de la rivière Chaudière; (4) Iroquois à La-Prairie-de-la-Magdeleine et à Sault-Saint-Louis (Kahnawake)[9]et (5) Saint-Régis (Akwesasne), près de Montréal; (6) Iroquois et Algonquins au lac des Deux-Montagnes/Oka (Kanesatake), près de Montréal[10]; (7) Iroquois au Fort-de-La-Présentation (Oswegatchie), près de l’actuelle Ogdensburg, dans l’État de New York. Ces « réserves » existent toujours, bien que leur taille ait pu changer[11].

Concernant les Autochtones qui, sous le régime français, continuent d’occuper leurs terres ancestrales, il faut savoir, comme l’indique Benoît Grenier, que :

« Au-delà de la rivière des Outaouais, les autorités interdisent la concession de seigneuries, la région des Grands Lacs étant réservée à des fins commerciales (fourrures) et militaires (fortifications). À l’exception des seigneuries de Fort Frontenac (Kingston), concédée en 1675 puis réunie au domaine du roi, de Détroit à l’époque de Cadillac et du Sault-Sainte-Marie (concédée en 1750), il n’y aura pas de seigneuries dans cette zone, ce qui témoigne du désir des autorités de concentrer la colonisation dans l’espace laurentien[12]. »

Michel Morin abonde dans le même sens, en expliquant que, dans les territoires traditionnels autochtones :

« […] on trouve uniquement des forts français et un très petit nombre de concessions, en plus des villages autochtones. [… L]es Français ne prétendent pas avoir assujetti leurs alliés et […] n’ont pas tenté de le faire. Tout au plus, à compter de 1681, ils contrôlent l’accès aux « Pays d’en haut » en exigeant que les voyageurs et les commerçants non autochtones obtiennent l’autorisation de s’y rendre. S’ils avaient occupé massivement et sans autorisation ces territoires, les Autochtones auraient facilement pu décider de les expulser ou même de les massacrer, même si leur dépendance face aux marchandises européennes aurait aussi pu les inciter à chercher un compromis. L’issue du conflit aurait décidé du sort de cette tentative de colonisation[13]. »

Même les peuples autochtones domiciliés conservent, du moins en droit, un degré élevé d’autonomie. Ils signent des traités et ne sont généralement pas assujettis au droit français. Les nations domiciliées formaient d’ailleurs, à partir de 1722, une organisation politique, la confédération des Sept Feux, avec laquelle la France a conclu des alliances militaires.[14] En réalité, la France était même partie à l’alliance des Sept Feux qui fut à l’origine conclue en présence du gouverneur français. De plus, « c’est uniquement dans la mesure où un texte le prévoit expressément que les Autochtones domiciliés seront assujettis au droit français. En outre, à cette époque, il est nécessaire d’obtenir leur consentement pour appliquer celui-ci dans les faits[15] ». Les documents d’époque désignent parfois les Autochtones domiciliés comme les « vassaux » du roi. Or, selon Michel Morin, « rien ne s’oppose à ce qu’un peuple autochtone devienne vassal du roi sur le plan militaire, tout en conservant une autonomie interne beaucoup plus grande qu’une nation intégrée au royaume[16] ». En somme, si les Amérindiens domiciliés « sont bien soumis à la souveraineté française, celle-ci leur reconnaît un degré d’autonomie impensable pour des Français[17] ».

Les traités conclus entre la France et les nations autochtones sont souvent publiés à ce titre. Cela suggère que les relations avec les peuples autochtones relevaient du droit international.

Le 27 mai 1603 est conclue à Tadoussac une alliance entre la France et les nations algonquine, etchemine (une nation malécite) et innue. L’alliance de Tadoussac a pour corolaire de faire des Français de nouveaux ennemis des Cinq Nations iroquoises, constituées en confédération depuis le XVe ou le XVIe siècle. Celles-ci posent rapidement la principale menace d’échec de l’entreprise coloniale, tellement le conflit s’aggrave[18].

En 1664, dans l’édit d’Établissement de la compagnie des Indes occidentales, le roi rappelle l’impératif de respecter les alliances conclues avec les Autochtones, les attributions de la compagnie se fondant sur le « fait » suivant :

« […] soit que lesdits pays nous appartiennent pour être ou avoir été ci-devant habités par les François, soit que ladite compagnie s’y établisse en chassant ou soumettant les Sauvages ou naturels habitants des dits pays ou autres nations de l’Europe, qui ne sont dans notre alliance […]. »

En 1665, un traité de paix est conclu « entre le lieutenant général du roi, assisté du gouverneur et de l’intendant, d’une part, et les représentants de quatre nations iroquoises ou encore Haudenoshaunee, soit les Onnontague, les Goiogouen, les Tsonnontouan et les Onneiout, d’autre part. Les Agniers (ou Mohawks) la ratifieront ultérieurement[19] ». Ce traité a été publié en 1667 « de l’exprès commandement de Sa Majesté[20] ». Notons que c’est l’article 5 de ce traité, relatif à l’ « échange de familles », qui est à l’origine de la « domiciliation » de familles iroquoises à Deux-Montagnes et sur la rive sud de Montréal.

Les années 1680 voient les Français, ayant en vue d’étendre leur approvisionnement en fourrures, s’associer de nouveau à des ennemis des Cinq Nations, et par conséquent reprendre le conflit avec celles-ci, en même temps qu’avec leurs alliés les Anglais. Un nouveau traité de paix devra être conclu. Ce sera la Grande paix du 4 août 1701, conclue à Montréal entre la France et trente neuf nations amérindiennes, soit les nations alliées aux Français et les Cinq Nations iroquoises. En effet, lorsque, en 1697, elle conclut un traité de paix avec l’Angleterre, le traité de Ryswick, la France refuse de le tenir pour applicable aux Cinq Nations, auxquelles elle ne reconnaît pas la qualité de sujets britanniques. La Grande paix de 1701 met un terme aux Guerres franco-iroquoises (les Beaver Wars) qu’avaient déclenchées, à partir de 1638, les conquêtes territoriales menées par les Iroquois aux dépens de peuples autochtones alliés aux Français. Au moment où elles prennent part à ce traité de paix avec la France et ses alliés autochtones, les Cinq Nations iroquoises viennent, par le traité de Nanfan du 19 juillet, de s’assujettir à la Couronne anglaise, à laquelle ils ont cédé un vaste territoire s’étendant, du Nord au Sud, des Grands Lacs jusqu’au Kentucky actuel et, d’Ouest en Est, de ce qui est aujourd’hui St. Louis, au Missouri, jusqu’aux Appalaches, avec la compétence d’y construire des « forts et châteaux ».

Les droits de chasse et de pêche d’un peuple sur son territoire ancestral sont parfois protégés positivement par le droit colonial français à l’encontre des particuliers ou des autres peuples autochtones. La Paix de 1665, par exemple, qui distingue entre les nations iroquoises d’une part et les nations huronne et algonquine de l’autre dont les membres seuls sont alors considérés comme sujets du roi ou vivant sous sa protection[21], garantit à ces dernières nations des droits de chasse et de pêche dans la vallée du Saint-Laurent et sur la Côte-Nord[22]. Des ordonnances de l’intendant en 1707 et 1733 ont pour effet de protéger juridiquement les territoires des Innus contre les incursions des chasseurs français ou d’autres nations autochtones au sein du domaine du roi[23].  « De manière analogue, une ordonnance de 1750 interdit aux Français de chasser dans une zone comprenant les six lieues situées de chaque côté de la rivière Saint-François, afin de protéger les intérêts des Abénaquis domiciliés sur la rive sud du Saint-Laurent, en face de Trois-Rivières[24] ».

En 1665, les ordres de Louis XIV au gouverneur Courcelles intiment à celui-ci de veiller à ce que les Autochtones soient traités de façon équitable et lui rappelle que personne n’a le droit de « prendre leurs terres sous prétexte qu’il est préférable qu’elles deviennent françaises ».

En 1716, les ordres de Louis XV par l’intermédiaire du régent Philippe d’Orléans interdisent aux colons français de s’établir ou de cultiver la terre à l’Ouest des seigneuries de la région de Montréal.

En 1717, le roi crée par lettres patentes la Compagnie d’Occident à laquelle il confère un monopole commercial en Louisiane et sur les peaux de castor grasses exportées du Canada. Selon Michel Morin, ce document « résume les grands principes qui gouvernent les relations avec les Autochtones depuis 1664, en y apportant certaines modifications[25] ». L’extrait pertinent se lit comme suit :

« Pourra ladite compagnie, dans le dit pays de sa concession, traiter et faire alliance en notre nom avec toutes les nations du pays, autres que celles dépendantes des autres puissances d’Europe[[26]], et convenir avec elles des conditions qu’elle jugera à propos pour s’y établir et faire son commerce de gré à gré, et en cas d’insulte, elle pourra leur déclarer la guerre, les attaquer ou se défendre par la voie des armes, et traiter de paix et de trêves avec elles[27]. »

Comme le fait remarquer Michel Morin, « il n’est plus question de chasser ou de soumettre [les nations autochtones] qui ne sont pas alliées aux Français, comme c’était le cas en 1664[28] », avec l’édit de création de la Compagnie des Indes occidentales.

En 1720, un mémoire préparé dans le cadre des travaux d’une commission établie à la suite du traité d’Utrecht dans le but de tracer la frontière entre la Nouvelle-France et la baie d’Hudson reconnaît que les territoires de chasse des Autochtones « appartiennent » à ceux-ci[29].

Au terme d’une conférence tenue à Québec en 1748 et à laquelle participent quelque 80 représentants iroquois, le gouverneur La Galissonière et l’intendant Bigot confirment une fois de plus que les Autochtones « se disent et sont un peuple indépendant de toutes les nations, et il est incontestable que les territoires qu’ils habitent leur appartiennent ».En 1996, dans l’arrêt Côté[30], la Cour suprême dira que la colonisation française n’a pas eu pour effet d’éteindre les droits ancestraux des autochtones sur les portions du territoire actuel du Canada où elle fut jadis réalité. La justification principale du juge en chef Lamer était que la reconnaissance des droits ancestraux par la common law relevant du droit public davantage que du droit privé, il est possible qu’elle ait « constitué une conséquence nécessaire de la souveraineté britannique, qui a écarté le droit [public] colonial antérieur qui régissait la Nouvelle-France[31] ». Autrement dit, nul n’était besoin de répondre à la question de savoir si le droit français avait reconnu des droits équivalents aux Autochtones. Même si la non-reconnaissance des droits des Autochtones par le droit de la Nouvelle-France était avérée, cela ne saurait être tenu pour une extinction valide en vertu de la common law. Cela dit, de manière subsidiaire le juge en chef Lamer a avancé que le droit colonial français n’a pas plus explicitement nié l’existence de droits ancestraux qu’il ne l’a reconnue. Relevons au passage que la thèse voulant que, du simple fait de la Conquête de 1760, le droit public de l’ancien Canada français aurait été écarté au profit de celui que contient la common law sera affirmée par une certaine jurisprudence[32]mais sérieusement mise en doute par la recherche en histoire du droit[33].


[1] Voir infra le développement sur l’édit de création de la Compagnie d’Occident.

[2] « Roberval’s Commission », in H.P. Biggar (dir.), A Collection of Documents Relating to Jacques Cartier and the Sieur de Roberval, Ottawa, Éd. off, 1930, p. 178.

[3] R. La Roque de Roquebrune, « La Rocque de Roberval, Jean-François de », Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 1966, en ligne : http://www.biographi.ca/fr/bio/la_rocque_de_roberval_jean_francois_de_1F.html

[4] M. Morin, L’usurpation de la souveraineté autochtone, Montréal, Boréal, 1997, p. 120.

[5] Ibid.

[6] M. Morin, « Des nations libres sans territoire ? Les Autochtones et la colonisation de l’Amérique française du XVIe au XVIIIe siècle », (2010) 12 Journal of the History of International Law 1, 40.

[7] Au sujet des Iroquois de la vallée du Saint-Laurent, qui se seraient dispersés au XVIe siècle, voir John P. Hart, Jennifer Birch and Christian Gates St-Pierre, « Effects of population dispersal on regional signaling networks: An example from northern Iroquoia », Sciences Advances, 2017; 3 :e1700497, 9 August 2017, en ligne : http://advances.sciencemag.org/content/3/8/e1700497  

[8] Voir M. Lavoie, C’est ma seigneurie que je réclame. La lutte des Hurons de Lorette pour la seigneurie de Sillery, 1650-1900, Montréal, Boréal, 2010.

[9] Voir A. Decroix, « Le conflit juridique entre les Jésuites et les Iroquois au sujet de la seigneurie du Sault Saint-Louis : analyse de la décision de Thomas Gage (1762) », (2007) 41 Revue juridique Thémis 279 ; K. Pepin, Les Iroquois et les terres du Sault-Saint-Louis : étude d’une revendication territoriale (1760-1850), mémoire de maîtrise en histoire, Université du Québec à Montréal, 2007.

[10] Au sujet de la revendication, par les Iroquois, en vertu du droit commun, de terres ayant relevé de la seigneurie d’Oka avant l’abolition du régime seigneurial, voir l’avis du Conseil privé dans l’affaire Corinthe et al. v Séminaire de Saint-Sulpice, [1912] AC 872 (R.-U.).

[11] Techniquement, Kanesatake n’est pas une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, mais une « assise territoriale provisoire » au sens de la Loi visant à mettre en œuvre l’entente conclue par les Mohawks de Kanesatake et Sa Majesté du chef du Canada concernant l’exercice de pouvoirs gouvernementaux par ceux-ci sur certaines terres et modifiant une loi en conséquence, LC 2001, ch. 8.

[12] Benoît Grenier, Brève histoire du régime seigneurial, Boréal, 2012, p. 60.

[13] M. Morin, « Des nations libres… », p. 41. L’auteur s’appuie sur G. Havard, Empire et Métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut1660-1715, Sillery/Paris, Septentrion/Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 293-294.

[14] Voir Jean-Pierre Sawaya, La Fédération des Sept-Feux de la vallée du Saint-Laurent: XVIIe-XVIIIe siècles, Septentrion, 1998.

[15] M. Morin, « Des nations libres… », p. 33.

[16] M. Morin, « Des nations libres… », p. 32.

[17] M. Morin, « Des nations libres… », p. 33-34.

[18] M. Morin, « « Manger avec la même micoine dans la même gamelle » : à propos des traités conclus avec les Amérindiens au Québec, 1665-1760 », (2003) 33 RGD 93 p. 107-109.

[19] M. Morin, « Des nations libres.. », p. 28.

[20] Traitez de paix conclus entre S.M. Le Roy de France et les Indiens du Canada […], Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1667 : http://canadiana.org/ECO/ItemRecord/90875?id=0967c09389f36e45

[21] Sauf que, comme le fait remarquer M. Morin (« Des nations libres… », p. 31), les Hurons et Algonquins, ne sont pas partie au traité de 1665. Ils nient ce que prétend l’article deux, soit s’être « donnés » au roi « à titre de Sujettion & vasselage ».

[22] M. Morin, « Des nations libres… », p. 28-29.

[23] M. Morin, « Des nations libres… », p. 43.

[24] M. Morin, « Des nations libres… », p. 43.

[25] M. Morin, « Des nations libres… », p. 46.

[26] Conformément à l’esprit de l’article XV du traité d’Utrecht de 1713.

[27] Lettres patentes pour l’établissement d’une Compagnie de Commerce, sous le nom de « Compagnie d’Occident », 1717, article VI.

[28] M. Morin, « Des nations libres… », p. 47.

[29] « Mémoire concernant les limites de la Baye d’Hudson », janvier 1720, Collection des Archives nationales, Série CiiE, vol. 2, fos. 69, 72v-73, cité par M. Morin, « Des nations libres… », p. 52.

[30] R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139.

[31] Id., par. 49.

[32] Ruding v. Smith, (1821) 161 E.R. 774 (Consistory Court), lord Stowell, à la p. 778: «Even with respect to the ancient inhabitants [of a conquered country], no small portion of the ancient law is unavoidably superseded by revolution of government that has taken place. The allegiance of subjects, and the law that relates to it – the administration of the law in the sovereign, and appellate jurisdiction – and the laws connected with the exercise of sovereign authority – must undergo alterations adapted to the change», prenant ses distances par rapport à Campbell v. Hall, (1774) 98 E.R. 1045 (K.B.), lord Mansfied: «For before the 7th October 1763, the original constitution of Grenada continued, and the King stood in place of [the inhabitants’] former Sovereign». 

[33] Michel Morin, «Les changements de régimes juridiques consécutifs à la Conquête de 1760», (1997) 57 R. du B. 689; Michel Morin, «Portalis c. Bentham? Les objectifs assignés à la codification du droit civil et du droit pénal en France, en Angleterre et au Canada », dans Commission du droit du Canada, La législation en question, (Ottawa, Commission du droit du Canada, 2000), aux pp. 139-217.

Vous avez dit « Église catholique » et « doctrine de la découverte »?

Puisque, pour les raisons que l’on sait, le sujet du rapport de l’Église catholique à la « doctrine de la découverte » est actuellement de toutes les chroniques médiatiques, voici ma tentative d’y apporter quelques précisions.

En 1481, par la bulle pontificale dite « Æterni regis », le pape Sixte IV confirme le principe du traité d’Alcáçovas, soit, sous l’apparence d’une « zone de mission », la découverte et le droit d’occupation, c’est-à-dire la possession, des îles Canaries par l’Espagne. La bulle attribue d’autre part au Portugal toutes les terres conquises par les puissances chrétiennes depuis l’Afrique jusqu’aux Indes, et ce, sous réserve de l’obligation d’en évangéliser les habitants. En 1493, par les bulles « Inter Caetera », le pape Alexandre VI Borgia, qui était d’origine espagnole, accorde à l’Espagne toutes les terres à l’ouest d’un méridien se trouvant à 100 lieues (418 km) à l’ouest des Açores et du Cap-Vert, soit à une longitude de 36 degrés et 8 minutes ouest. Ce document papal prescrivait notamment « le renversement et l’assujettissement des nations barbares ». En 1494, se fondant sur les bulles pontificales, l’Espagne et le Portugal concluent le traité de Tordesillas[1]. Celui-ci déplace la ligne atlantique de partage du droit de découverte « à trois cent soixante-dix lieues [1546,6 km] des îles du Cap-Vert dans la direction du Ponant [le couchant du soleil] » [2], soit une longitude de trente-neuf degrés et trois minutes ouest. Le Brésil revient ainsi au Portugal, ce que les Espagnols ne savent pas encore mais que les Portugais savaient probablement, contrairement à ce que raconte l’histoire officielle de la découverte du Brésil par Pedro Álvares Cabral en 1500[3]. Le partage du « nouveau » monde que prévoit ce traité est complété par le traité de Saragosse de 1529, où l’Espagne et le Portugal stipulent que l’autre ligne de démarcation sera l’antiméridien de celle définie dans le traité de Tordesillas.

Un traité ne lie que ses parties. D’autre part, à ma connaissance aucun souverain autre qu’espagnol ou portugais et aucun auteur parmi ceux qui sont passés à la postérité n’ont reconnu la validité des bulles de 1481 et 1493, même si celles-ci « s’inscrivaient dans le sillage d’une pratique traditionnelle de la papauté relative à l’attribution des terræ incognitæ, sur la base de la conception du pouvoir pontifical des curialistes […] Les bulles d’Alexandre VI font tout naturellement suite à celles qui, depuis le début de l’expansion portugaise le long des côtes d’Afrique, sous divers pontifes, lui avaient donné sa sanction canonique par la concession de privilèges de croisade et l’adjudication d’un « monopole de découverte », notamment par la Bulle Romanus Pontifex (1455) de Nicolas V (1447-55), qui avait consacré les droits exclusifs du Portugal en Guinée »[1]. L’opposition des autres puissances maritimes, soit la France, l’Angleterre et les Provinces-Unies (Pays-Bas) débouchera sur le « régime dit des « lignes d’amitié » (amity lines), suivant lequel le droit des gens en vigueur dans le Vieux monde ne serait pas appliqué au sud et à l’ouest d’une ligne courant le long du tropique du Cancer et du 30eméridien »[2], puis imposera progressivement un double principe de liberté des mers et d’occupation effective (plutôt que simple « découverte ») comme condition d’acquisition des « nouveaux » territoires. 

L’année 1513 voit la première tentative d’instauration du « requerimiento », dont le principe est élaboré par le juriste, professeur et membre du Conseil de Castille Juan López de Palacios Rubios[3]. Le requerimiento est un « document indiquant les « titres » du Roi d’Espagne sur les Indes (à commencer par la bulle d’Alexandre VI) et qui était lu aux Indiens, avec l’assistance d’un interprète, pour les inciter à accepter la souveraineté espagnole »[4]. Les Autochtones d’Amérique sont ainsi informés du fait qu’ils sont désormais vassaux de l’empereur espagnol et sujets du pape. En cas de refus de leur part de se soumettre « volontairement », on peut leur imposer ces conditions par « le fer et le feu ». Celui-ci renvoie à la guerre, celui-là à l’esclavage. Selon des auteurs, ce principe se serait inspiré du droit islamique de la guerre[5].

En 1523, le roi-empereur Charles Quint convoque à Volladolid « les membres de son conseil des Indes, un grand nombre de savants jurisconsultes, de théologiens et d’autres hommes recommandables par leur savoir et la pureté de leurs principes. Il leur parut que ‘puisque le Seigneur notre Dieu avait créé’ les Indiens libres, l’empereur ne pouvait en conscience les confier à personne ni les répartir entre les Espagnols »[6]. La conquête et l’esclavage sont exclus. S’affirme l’idée selon laquelle seule la reconnaissance d’un prince chrétien à la suite d’une conversion libre peut fonder le pouvoir de l’empereur d’Espagne sur les Autochtones d’Amérique.

En 1537, le pape Paul III signe la bulle « Sublimis Deus », qui tranche sur celles de ses prédécesseurs en se lisant notamment comme suit : « Considérant que les Indiens, étant de véritables hommes sont aptes à recevoir la foi chrétienne, mais encore, d’après ce que nous savons le désirent fortement […] nous décidons et déclarons, nonobstant toute opinion contraire, que les dits Indiens […] ne pourront être en aucune façon privés de leur liberté ni de la possession de leurs biens […] et qu’ils devront être appelés à la foi de Jésus-Christ par la prédication de la parole divine et par l’exemple d’une vie vertueuse et sainte. »


[1] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 43.

[2] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 44.

[3] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Economica, 1995, p. 45.

[4] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 45.

[5] Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Economica, 1995, p. 34, se référant à G. Stadtmüller, Geschichte des Völkerrechts, tome 1, Hanovre, 1951, p. 49.

[6] Bartholomé de Las Casas, Trente propositions, 1549, proposition XXIX.


[1] Il y eut en réalité deux traités conclus entre les parties le même jour, le second portant sur l’Afrique du Nord et de l’Ouest.

[2] Une traduction française complète des Traités de Tordesillas par Bernard Lesfargues figure dans Régis Debray,  Christophe Colomb le visiteur de l’aube, suivi des Traités de Tordesillas, 2éd., Paris, La Différence, 1991.

[3] Voir la présentation des Traités de Tordesillas par Bartolomé Bennassar, dans idem. Voir aussi Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Economica, 1995, p. 43.

Projet de loi no 96: “passe du coyote” ou piaillement du troglodyte mignon?

L’article 159 de l’actuel projet de loi québécoise « sur la langue officielle et commune du Québec, le français », entend modifier la Loi constitutionnelle de 1867 par l’interpolation suivante :

CARACTÉRISTIQUES FONDAMENTALES DU QUÉBEC

90Q.1. Les Québécoises et les Québécois forment une nation.

90Q.2. Le français est la seule langue officielle du Québec. Il est aussi la langue commune de la nation québécoise.

On a parlé de ce stratagème comme d’une « trouvaille » et d’une « passe du coyote ». Qu’en est-il vraiment?

En réalité, le Québec n’est pas en « passe » de modifier la « constitution canadienne » au sens de « Constitution du Canada », au sens de « loi suprême » du pays, au sens de l’article 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, bref, au vrai et plein sens juridique du mot, mais la seule « constitution de la province » au sens de l’article 45 de cette dernière loi constitutionnelle (et de l’ancien article 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867).

C’est se tromper que de confondre systématiquement les effets et le lieu officiel de la modification d’une loi. Qui plus est, ce dernier ne doit surtout pas être confondu avec le contenu des « codifications administratives » de nos lois constitutionnelles. En effet, si la Loi constitutionnelle de 1867, par exemple, est modifiée par proclamation du gouverneur général (en vertu de l’article 38, 41, 42 ou 43 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui permettent la vraie modification constitutionnelle, celle de la loi suprême), alors la modification se trouvera officiellement dans la proclamation (d’où l’article 61 par exemple). Si (suivant le cas bien sûr) elle l’est plutôt par loi fédérale (en vertu de l’article 44), la modification se trouvera dans la loi fédérale modificative. Et il en va de même pour sa modification par loi provinciale (en vertu de l’article 45).

Au demeurant, il ne saurait y avoir de refonte ou de consolidation officielle de nos principales lois constitutionnelles, qui à l’origine furent adoptées en tant que lois britanniques, puisque la compétence de les modifier est fragmentée. La refonte de nos lois constitutionnelles est condamnée à n’être qu’officieuse.

Partant, non, le Québec ne s’apprête pas à modifier la « constitution canadienne » (commune et supra-législative). Et, juridiquement parlant, la modification qu’il prétend pouvoir apporter à la Loi constitutionnelle de 1867 ne pourra se trouver que dans sa propre loi, provinciale et formellement ordinaire, en l’occurrence, à l’exception de celle relative au français comme seule langue officielle de la province qui, pour les raisons indiquées dans mon dernier billet, est impossible. Cela dit, le troglodyte mignon est bel et bien mignon, ainsi que son chant.

Le Québec peut-il modifier seul la constitution canadienne de manière à faire du français la seule langue officielle de la province? Bien sûr que non.

Le Québec peut-il, comme le prétend l’article 159 de l’actuel projet de loi no 96, modifier seul la constitution canadienne de manière à faire du français l’unique langue officielle de la province? Qu’on le regrette ou non, la réponse à cette question est fort simple: non.

Pourquoi? Parce que la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit ce qui suit:

41 Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, autorisée par des résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l’assemblée législative de chaque province : […] c) sous réserve de l’article 43, l’usage du français ou de l’anglais[.]

43 Les dispositions de la Constitution du Canada applicables à certaines provinces seulement ne peuvent être modifiées que par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, autorisée par des résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l’assemblée législative de chaque province concernée. Le présent article s’applique notamment : […] b) aux modifications des dispositions relatives à l’usage du français ou de l’anglais dans une province.

Le statut formellement constitutionnel de l’anglais et du français au Québec est d’ailleurs prévu à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui fait de ces deux langues des langues parlementaires, législatives et judiciaires. En voici le texte :

133 Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l’autorité de la présente loi, et par-devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l’une ou de l’autre de ces langues.

Les lois du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues.

Peut-on faire davantage officiel? Difficilement. Voir d’ailleurs à ce sujet les arrêts Blaikie de 1979 et de 1981, ainsi que l’arrêt McDonald de 1986.

Au demeurant, un législateur ordinaire, dans l’exercice de la compétence prévue à l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 par exemple, ne peut pas, sous prétexte de dispositions « déclaratoires », s’approprier, pour les détourner, les effets symboliques accessoires des dispositions de la (vraie) loi constitutionnelle en tant que loi suprême du Canada. Sur ces notions, voire le court article de Patrick Baud, Éléna S. Drouin et moi avons fait paraître dans le Constitutional Forum. Mais c’est en vertu du principe de constitutionnalisme, reconduit et confirmé par le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qu’une loi ordinaire ne peut pas même détourner les effets accessoires des dispositions de la loi suprême. Pour qu’il en soit autrement, il faut que ce soit prévu dans celle-ci (comme à l’article premier de la Loi constitutionnelle de 1982) ou admis suivant un « test » jurisprudentiel (tel celui de l’arrêt Sparrow, relatif aux droits constitutionnels reconnus aux peuples autochtones à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, ou encore ceux relatifs à la résolution des conflits de compétences). En dehors de ces exceptions, du reste, il faut se souvenir que les dispositions de la loi suprême (y compris dans leur rapport de conditionnement de validité de la loi ordinaire), doivent être interprétées de manière « architecturale » ou fonctionnaliste, à la lumière de leur objet respectif et propre au sein d’un ensemble cohérent. Inutile, donc, d’insister de manière littérale sur l’emploi du mot « usage », au paragraphe 43b) de la Loi constitutionnelle de 1982, pour tenter de lui faire se dérober une simple « déclaration » de « langue officielle » unique. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art 5 et 6 (au par. 106), la majorité a souligné que l’affirmation qu’une disposition est déclaratoire n’écarte pas la possibilité que cette disposition soit incompatible avec la Constitution si son dessein ou son effet est de modifier la Constitution sans se conformer aux procédures de modification prévues par celle-ci.