Vous avez dit « histoire », « État canadien » et « doctrine de la découverte »? Partie 3 : de la conquête à la fédération

De la conquête à la fédération, la « doctrine de la découverte » n’est pas davantage que sur les périodes précédentes le fondement juridique théorique de l’affirmation de souveraineté d’un État qui est encore une colonie. Mais, plus la colonie s’émancipera de l’empire, moins les droits des peuples autochtones seront respectés. Pour ces peuples, l’année 1860 inaugure un siècle sombre, un siècle un long, qui se terminera peut-être avec l’arrêt Calder de 1973, comme nous le verrons dans un prochain billet.

Ainsi que le résume bien l’historien Denis Vaugeois :

« En 1763, la France avait cédé le Canada, les Canadiens avaient subi la Conquête, les Indiens avaient vécu la fin d’une ultime French and Indian War. Aussi longtemps que la rivalité anglo-française avait duré en Amérique du Nord, les Indiens – les Iroquois en particulier – avaient eu une carte à jouer. En quelque sorte, ils détenaient une forme de balance du pouvoir. Dans les années qui suivirent, ils étaient à la merci du vainqueur. Toutefois, Sir William Johnson veillait sur eux. Il savait rappeler aux Britanniques le minimum d’engagements pris. Le schisme anglo-saxon de 1775, en opposant Britanniques et Américains, avait offert une nouvelle chance aux Indiens. […] Si, au moins, les Indiens avaient pu mettre fin à leurs divisions qu’exploitaient Britanniques et Américains. Pontiac s’y était employé ; Brant l’imita et crut plus d’une fois être sur le point d’y parvenir. Hélas, la fin de la guerre de l’Indépendance des États-Unis place les Indiens de nouveau à la merci des deux anciens belligérants. Dans la paix de 1783, il n’y a rien pour eux[1]. »

Il faut dire que la pression des loyalistes, ces réfugiés qui ont tout perdu en raison de leur allégeance indéfectible à la couronne britannique, est énorme. Ceux-ci demandent que leurs soient concédées de nouvelles terres.

« Dans le sud-est de l’Ontario actuel, qui fait partie à cette époque de la province de Québec, les autorités continuent […] de respecter les droits des autochtones. Des traités y sont négociés avant que l’on concède des terres aux loyalistes[2]. » Dans ce territoire qui fût un temps celui du Haut-Canada, des traités de cession ont été conclus sur une période allant de 1764 à 1862[3]. Par ailleurs, à titre d’indemnité pour les pertes subies au terme de la Guerre d’indépendance américaine, les Iroquois des Six Nations sont invités à choisir des terres parmi celles du Haut-Canada. Des terres leurs sont ainsi réservées dans la baie de Quinte et le long de la Grand River. Dans la partie est de la province – soit le Bas-Canada ou le territoire du Québec actuel – aucun traité n’aurait alors été formellement conclu, mais les relations avec les Micmacs suggèrent que lord Dorchester, gouverneur de Québec de 1766 à 1778, était « disposé à négocier avec les autochtones l’extinction de leurs droits sur les territoires de chasse[4] ».

Par ailleurs, certains traités conclus entre les États-Unis et la Grande-Bretagne peu après la Guerre d’indépendance (traité de Londres (Jay Treaty) de 1794; traité de Greenville de 1796) et au terme de la Guerre de 1812 (traité de Gand), de même que les négociations qui les ont précédés, attestent le niveau élevé d’indépendance que ces pays reconnaissaient à l’époque aux nations autochtones[5], même s’il faut bien souligner qu’en 1956 la Cour suprême du Canada a statué qu’à défaut de mise en œuvre législative en ce sens le traité de Londres de 1794 – qui avait d’ailleurs été dénoncé en raison de la Guerre de 1812 – n’était pas un « traité de paix » porteur à lui seul de droits en faveur des Autochtones, à qui il promettait pourtant une exemption de droits de douane[6]. De nombreux amérindiens combattent aux côtés des Britanniques en 1812, dans le sud de l’actuel Ontario, avec l’espoir que certaines victoires de ces derniers se traduisent par la récupération de certains territoires.

Dès 1791, chacun des deux Canada dispose, par l’ajout d’une Chambre d’assemblée à leur Conseil législatif (établi en 1774), d’une pleine législature. À cette époque cependant, le gouvernement de la colonie, affaires indiennes y comprises, dépend encore de Londres, de même que la compétence législative sur les autochtones, avec celle sur la gestion des terres de la Couronne dont elle est tenue faire partie.

Ce n’est qu’en 1848, sous l’Union, que le Canada obtiendra la responsabilité ministérielle. Le gouverneur devra alors s’en remettre en principe à son conseil, qui désormais devra avoir sans cesse la confiance de la chambre d’assemblée. Encore là, il demeurera des matières qui, même sur le plan législatif, relèveront de l’empire. En ces matières le gouverneur devra plutôt suivre les instructions qui pourront lui parvenir d’outre-Atlantique. Les projets de loi coloniaux se verront refuser la sanction royale ou les lois coloniales désavouer. Parmi ces matières se trouvent encore la concession de terres et les affaires autochtones. De 1840 à 1854 d’ailleurs, tout projet de loi colonial pouvant affecter le pouvoir qu’a la Couronne de concéder de ses terres doit faire l’objet d’une adresse dans chacune des chambres du parlement impérial[7]. Alors que les droits des Autochtones sur leurs territoires continuent d’y être protégés par la Proclamation royale, dans le Bas-Canada la pratique est autre que dans le Haut-Canada, où du moins des traités de cession sont conclus préalablement au développement de territoires autochtones. En effet, dans le Bas-Canada des terres sont concédées « sans qu’on tienne compte des territoires de chasse autochtones[8] ». À l’échelle de l’Amérique du Nord britannique toutefois, « [u]ne fois passée l’alerte de 1812-1813, la distribution annuelle des présents sera sérieusement remise en question [et] Londres s’interroge même sur la nécessité d’un département des Affaires indiennes. L’époque des commissions d’enquête s’ouvrait[9] ».

Une première commission sur la question amérindienne dans le Haut et le Bas-Canada fut confiée en 1828 par le gouverneur Dalhousie au major général Darling.

Darling déposa son rapport le 24 juillet 1828. Il y ébauchait une politique indienne officielle de sédentarisation et d’envillagement, de scolarisation, de christianisation et d’initiation à l’agriculture et aux métiers. Le rapport soulignait également que les Indiens seraient incapables de gérer leurs affaires si le département des Affaires indiennes était aboli. Il fallait civiliser les Indiens avant de songer à se défaire une fois pour toutes de cette coûteuse administration. Le rapport de Darling fut fort bien reçu par le secrétariat aux Colonies à Londres. Les principales recommandations furent adoptées en 1830, lors du passage de la conduite des Affaires indiennes de l’administration militaire à la branche civile de l’État[10].

En 1837, un comité du Conseil exécutif du Bas-Canada reconnaît pourtant généralement que bon nombre des concessions de terre qui y ont été faites le furent en violation des droits que les Autochtones y détiennent en vertu de la Proclamation royale[11]. Cependant,

« le Comité estime que les revendications des anciennes possessions territoriales de ces tribus, et à vrai dire de toutes les tribus indiennes, doivent être réglées à l’heure actuelle par un droit équitable à une indemnisation pour la perte des terres dont elles tiraient par le passé leur subsistance et qui ont pu être requises par le gouvernement à des fins d’établissement; l’indemnisation de ces tribus devrait les placer et leur permettre de demeurer dans une situation au moins aussi avantageuse que celle dont elles auraient joui dans leur état antérieur[12]. »

En 1839, une loi relative à la protection des terres réservées aux Indiens est adoptée par la législature du Haut-Canada[13]. C’est la première loi du genre à être adoptée par une colonie britannique d’Amérique du Nord. Elle n’est pas désavouée par Londres.

En 1842, sous l’Union, le gouverneur Bagot met sur pied une commission chargée encore une fois d’enquêter sur l’administration des Affaires indiennes, rien n’ayant été fait à ce chapitre depuis le rapport 1837, ce qui s’explique en partie par les révoltes « patriotes » de 1837-1838. La commission dépose son rapport en 1844. Ce serait ce rapport qui aurait « le plus influencé la politique indienne du Canada. Bon nombre des dispositions actuelles de la Loi sur les Indiens trouvent leurs origines dans les nombreuses recommandations de cette commission[14] ». Selon les mêmes auteurs, « [e]n soutenant vigoureusement le projet de civilisation, la commission Bagot avait pour but de mettre un terme à la tutelle dans laquelle se retrouvaient les Indiens en vue d’assurer leur autonomie et, surtout, de mettre fin aux dépenses qu’entraînait l’administration des Affaires indiennes en vue d’éliminer ce service[15] ». Le rapport de la « commission Bagot » fut néanmoins suivi par la recommandation d’un comité du Conseil exécutif que, entre autres choses[16], les Autochtones du Lac-des-Deux-Montagnes soient dédommagés pour la cession illégale de leurs terres à des particuliers[17]. C’est ainsi qu’aux termes d’une loi coloniale de 1851 une réserve est créée pour les Algonquins sur la rivière Désert, près de Maniwaki[18]. L’année précédente, soit en 1850, le Parlement du Canada-Uni avait justement créé le poste de « Commissaire des terres des Sauvages pour le Bas-Canada », chargé d’administrer les terres réservées aux Autochtones[19]. En vertu de la loi de 1850 en effet, le commissaire était chargé de l’administration, non seulement des terres échues à la Couronne à la suite de la dissolution par Rome l’ordre des Jésuites qui auparavant les avaient gérées pour le compte d’Autochtones, mais aussi de celles qui allaient pouvoir être réservées aux Autochtones dans l’avenir. En revanche, la loi de 1850 ne s’appliquait pas aux terres détenues alors en fidéicommis par toute « corporation », « communauté légalement établie » ou « personne d’origine européenne » au bénéfice d’Autochtones. Une décision que rendra le Conseil privé en 1921 tranchera qu’en vertu de cette loi le Commissaire est fiduciaire au bénéfice de… la Couronne (!), alors que la loi prévoit clairement que le commissaire sera « investi » des terres en question pour le compte de leurs occupants autochtones[20]. Il est quelque peu surprenant, du moins d’un point de vue strictement juridique, que ces lois de 1850 et 1851 aient obtenu la sanction royale dans la mesure où la compétence législative sur les affaires autochtones, compétence qui relevait notamment de la disposition des terres de la Couronne après l’avoir fait surtout de la défense, ressortissait en pratique à l’empire. Ces lois n’ont d’ailleurs pas été soumises à l’examen du Parlement impérial comme l’exigeait l’article 42 de la loi de 1840 sur l’union pour tout projet de loi colonial susceptible d’affecter la prérogative royale relative à la disposition des terres de la Couronne. Elles ne semblent pas non plus avoir été réservées au bon plaisir de Sa Majesté par le gouverneur de la colonie, mais avoir plutôt reçu la sanction royale par le truchement de ce dernier. Elles marquent un tournant négatif dans l’histoire de notre droit relatif aux Autochtones dans la mesure où, derrière une reconnaissance de façade des droits territoriaux de ceux-ci, elles se traduisent par leur expropriation. Les Autochtones sont alors « indemnisés » en obtenant des réserves dont les dimensions ont peu à voir avec celles des terres qui leur ont été illégalement ravies, et ce, soit sur ce qui leur reste de leurs propres terres (!), soit sur des terres qui sont étrangères à leur occupation historique du territoire. La loi de 1851 prévoit d’ailleurs que la superficie totale des terres qui seront réservées aux « Sauvages » ne doit pas excéder 230 000 acres. Comme l’explique Michel Morin :

« [l]es terres ne sont […] pas octroyées en échange d’une renonciation aux droits territoriaux des autochtones, puisque le gouvernement tient pour acquis qu’il en est déjà propriétaire. La plupart d’entre elles sont situées dans des territoires ancestraux. Les autochtones n’ont guère d’autre choix que de s’y installer afin de mettre un frein à l’occupation de leurs terres. Dans d’autres cas, les habitants des missions du Régime français obtiennent une réserve à une distance considérable de leur village. Cette tentative de déplacer des communautés entières se solde le plus souvent par un échec. En agissant ainsi, le gouvernement se conforme à une tendance plus générale qui voit dans la création de réserves la solution à tous les problèmes des autochtones[21]. »

À compter de 1854, les projets de loi du Parlement du Canada-Uni relatif à la concession de terres n’ont plus à être examinés par le Parlement impérial[22]. En 1856, Richard Pennefather est nommé surintendant aux Affaires indiennes par le gouverneur et chargé d’enquêter sur les mesures à prendre pour accélérer la marche du processus de « civilisation » des Indiens.

Dans une atmosphère de crise financière et de décentralisation, le mandat sous-jacent consistait à mettre un terme définitif à la coûteuse distribution annuelle des présents et à permettre l’entière prise en charge de la politique indienne et de son administration par le gouvernement colonial canadien. En dépit des protestations indiennes, la distribution des présents fut interrompue en 1858[23].

En 1857, le Parlement du Canada-Uni adopte l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages en cette Province, et pour modifier les lois relatives aux Sauvages[24]. En 1860, le gouvernement impérial lui-même, et non son représentant le gouverneur, accorde la sanction royale à un projet de loi colonial relatif aux Autochtones, ce qui confirme plus nettement que la législature de la colonie est devenue compétente en ce domaine[25]. Au-delà des frontières de la colonie du Canada cependant, il convient d’examiner quelle était la pratique dans l’Ouest de l’Amérique du Nord britannique.

Le 18 juillet 1817, un traité de cession était signé entre, d’une part, « the Right Honorable Thomas Earl of Selkirk » et, de l’autre, cinq « Chiefs and warriors of the Chippeway or Saulteaux Nation and of the Killistine or Cree Nation[26] ». En échange d’un « présent » ou d’une « rente » annuels de cent livres de tabac, les chefs chippaouais et cris auraient consenti à céder au souverain britannique :

« […] all that tract of land adjacent to Red River and Ossiniboyne River, beginning at the mouth of Red River and extending along same as far as Great Forks at the mouth of Red Lake River, and along Ossiniboyne River, otherwise called Riviere des Champignons, and extending to the distance of six miles from Fort Douglas on every side, and likewise from Fort Daer, and also from the Great Forks and in other parts extending in breadth to the distance of two English statute miles back from the banks of the said rivers, on each side, together with all the appurtenances whatsoever of the said tract of land […][27].« 

Ce traité aurait été conclu en présence du gouverneur de la colonie créée par la HBC en vertu de sa Charte. Des doutes planent sur sa validité, mais la question demeure théorique, puisque le chantier de négociation des traités dits « numérotés » a justement été lancé, à l’origine, dans le but de remplacer le virtuel traité de Selkirk, une fois la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest transférés au « Dominion » du Canada.

La convention de 1818, un traité signé entre les États-Unis et le Royaume-Uni, définit la frontière entre ce premier pays et la « Terre de Rupert » à l’ouest du Lac des Bois (où ce rejoignent aujourd’hui les frontières de l’Ontario, du Manitoba et du Minnesota), jusqu’aux Rocheuses, en empruntant le tracé du 49e parallèle nord. À l’Ouest – où se trouvent aujourd’hui la Colombie-Britannique, l’État de Washington et l’Oregon – se situe à l’époque ce que les Britanniques d’Amérique appelaient le district de Columbia de la Terre de Rupert, et que les Américains connaissaient sous le nom de Pays de l’Oregon. Si la Terre de Rupert s’entendait à l’origine du bassin hydrographique de la Baie d’Hudson, les territoires situés à l’Ouest et au Nord de la ligne de partage des eaux (le « Territoire du Nord-Ouest ») auraient, à en croire la Cour suprême du Canada, « indiscernablement » été tenus par les autorités coloniales faire partie du domaine de la Compagnie de la Baie d’Hudson[28]. Plus exactement cependant, c’est en 1821 que, aux termes d’une loi impériale portant fusion de la North-western Company avec la Hudson Bay Company, celle-ci se vit reconnaître la compétence sur le Territoire du Nord-Ouest, y compris celle d’y traiter avec les Autochtones. En 1838, cette autorisation et ce mandat ou, nommément dit, cette « license » fut renouvelée pour une période de 21 ans[29]. Les parties à la Convention de 1818, qui toutes deux avaient des revendications sur ce territoire, semblaient s’entendre pour le moment pour considérer celui-ci comme « Territoire indien » au sens de la Proclamation royale ou dans un sens voisin. Les sujets britanniques et citoyens américains sont reconnus libres d’y commercer[30]. En 1846, aux termes du Traité de l’Oregon, la frontière de 1818 est prolongée vers l’Ouest, mais de sorte que l’île de Vancouver revienne en entier au Royaume-Uni. Le 13 janvier 1849, une « concession royale » (« royal grant ») accordée par le gouvernement impérial en vertu de la prérogative royale détache l’île du « Territoire indien » pour en faire une « colonie de la Couronne » (« Crown Colony ») dont l’administration est cependant confiée à la Compagnie de la Baie d’Hudson pour une période de dix ans[31]. Une loi impériale de la même année y prévoit quant à elle la mise sur pied de tribunaux[32]. La Compagnie demande alors au gouverneur de la nouvelle colonie d’obtenir des Autochtones la cession des terres qu’ils cultivent ou sur lesquelles ils ont construit des habitations[33]. De 1850 à 1854, quatorze traités de cession sont donc conclus et des réserves établies sous l’autorité du gouverneur James Douglas, lui-même marié à une métisse[34]. « Par la suite, les autorités impériales refusent de lui [Douglas] avancer des fonds afin de conclure d’autres ententes[35]. » En 1858[36], une autre loi impériale crée une colonie de plus à partir de ce qui devait rester du « Territoire indien » situé à l’ouest des Rocheuses[37] mais que la compagnie de la baie d’Hudson appelait son district de la Nouvelle-Calédonie. Cette nouvelle colonie est appelée Colombie-Britannique. Les premières instructions données au gouverneur ne traitent pas des droits des Autochtones, mais celles de 1864 « demandent expressément au gouverneur de protéger les autochtones et leurs possessions[38] ». Aucun traité ne sera conclu. En 1866, le Parlement impérial unit la colonie de l’île de Vancouver à celle de Colombie-Britannique[39]. Comme le résume Michel Morin :

« [u]ne série d’ordonnances et de proclamations sont adoptées entre 1858 et 1871. Elles prévoient entre autres choses que toutes les terres de la Colombie-Britannique, ainsi que les mines et les minerais qui s’y trouvent, appartiennent à la couronne « en fief », terme de common law qui désigne le droit de propriété. Les sujets britanniques et les étrangers ayant prêté le serment d’allégeance sont autorisés à acquérir les terres incultes et inoccupées de la couronne. Ils peuvent alors réclamer un droit de préemption; leur titre devient définitif après un arpentage. La politique de Douglas consiste à limiter l’étendue des réserves; il encourage les autochtones à acquérir des terres en les cultivant et en se prévalant du droit de préemption. En 1864, après son départ, le responsable des terres de la couronne emploie plusieurs prétextes pour réduire la taille de certaines réserves autochtones. Dès 1866, une loi exige que les autochtones obtiennent l’autorisation du gouverneur avant d’exercer un droit de préemption. Ceux-ci sont alors placés dans une situation intenable : ils sont confinés dans des réserves minuscules en comparaison de celles qui ont été créées dans les autres provinces, mais peuvent difficilement avoir accès aux terres propres à l’agriculture[40]. »

Si dans les premières phases de la colonisation européenne de l’Amérique du Nord les relations avec les peuples autochtones s’apparentent à des relations de droit international, ces relations se sont progressivement « internalisées » de manière à devenir sui generis. La reconnaissance de la souveraineté autochtone est progressivement passée d’une reconnaissance de pleine souveraineté à la reconnaissance d’une souveraineté interne seulement. Au fur et à mesure que le développement économique et institutionnel des colonies ou (concernant les États-Unis) anciennes colonies s’est accru, il est graduellement apparu que le monopole d’un État européen ou américain sur l’acquisition de terres auprès d’autochtones sur un territoire donné du continent nord-américain supposait l’affirmation par cet État d’une souveraineté externe. Les puissances européennes furent davantage enclines à respecter les droits ancestraux des Autochtones d’Amérique du Nord tant que ceux-ci pouvaient leur être utiles sinon représenter des partenaires obligés. « Après la Révolution américaine et la Guerre de 1812, l’importance des peuples autochtones en tant qu’alliés militaires des Britanniques diminue[41] ». Les victoires remportées par les forces américaines contre les armées autochtones alliées des Britanniques ont fait en sorte que le gouvernement des États-Unis hésite moins à traiter bon nombre de nations autochtones en conquises. Comme si ce fardeau n’était pas suffisant, autour de 1821 commence à s’épuiser le commerce des fourrures[42] et par conséquent l’influence des Autochtones en tant que partenaires commerciaux[43]. Par ailleurs, le développement agricole que connaît le Haut-Canada au cours de la première moitié du XIXe siècle fait, comme le souhaitent les politiques, s’accroître brusquement la demande de terres[44]. À compter du milieu du siècle, le législateur intervient de plus en plus dans la vie communautaire d’Autochtones qui, du moins en ce qui concerne les « Indiens », sont assujettis à une tutelle de plus en plus sévère ainsi qu’à un régime discriminatoire d’assimilation que codifiera la Loi sur les Indiens.

Vers la fin de ce même XIXe siècle, le droit anglo-américain commencera à se faire généralement moins respectueux des droits territoriaux des Autochtones. Faisant fi de l’arrêt Campbell v. Hall, une distinction s’introduit en cette matière en se rabattant sur celle entre la colonie conquise ou cédée d’une part et la colonie de peuplement d’autre part. En somme, la colonisation territoires occupés par des peuples jugés particulièrement « primitifs » est considérée tenir de la colonie de peuplement et s’accompagner par conséquent de l’introduction automatique du droit anglais. Cela sera clairement articulé, en 1921, par le comité judiciaire du Conseil privé de Londres dans le renvoi sur la Rhodésie du Sud[45]. Auparavant, en 1889, ce même Conseil privé avait déclaré la Nouvelle-Galles du Sud terra nullius au moment où a commencé sa colonisation[46], alors que, au tournant des années 1830, les tribunaux australiens avaient reconnu l’application de leurs coutumes à la résolution des litiges entre Autochtones[47]. En revanche, les Maoris de la Nouvelle-Zélande, avec qui la Couronne britannique a conclu le traité de Waitangi en 1840, voient leurs droits territoriaux confirmés par la Cour suprême de cette colonie sept ans plus tard, en 1847[48], et cette confirmation sera reconduite par le Conseil privé en 1901[49]. Plus tôt, de 1823 à 1832, la Cour suprême des États-Unis avait rendu trois arrêts sur le statut des peuples autochtones en droit américain, que le juge en chef John Marshall s’efforcera d’interpréter de manière conforme au droit international… qu’il consultera surtout à travers Vattel. Il s’agit des arrêts : Johnson v. M’Intosh[50]Cherokee Nation v. Georgia[51]Worcester v. Georgia[52]. Dans ce premier arrêt, il laisse entendre que, bien que peut-être contraire au droit naturel et des gens, la doctrine de la découverte se situe au fondement de l’ordre constitutionnel et juridique américain[53]. Dans le deuxième arrêt, il prend implicitement ses distances par rapport à la doctrine de la découverte et se rapproche du droit des gens dans la mesure où il prend appui sur les traités conclus avec les peuples autochtones dans lesquels ceux-ci « acknowledge themselves […] to be under the protection of the United States[54] ». Le juge en chef Marshall parlera alors des peuples autochtones des États-Unis comme de « domestic dependent nations » et rapprochera leur relation au gouvernement américain de celle d’un pupille à son tuteur. Dans le troisième arrêt, le juge en chef Marshall proposera une interprétation du droit américain se voulant conforme au droit international et récusant la doctrine de la découverte. Les Autochtones (ou du moins ceux d’entre eux qui sont suffisamment organisés) sont alors reconnus titulaires d’« original natural rights » que la seule découverte ne saurait avoir éteints[55], mais plutôt la cession ou encore la conquête effective. Cette jurisprudence sera plus tard invoquée autant pour reconnaître que pour nier les droits de certains peuples autochtones (en fonction de leur degré présumé d’évolution).Les traités de cession conclus avec les Autochtones se font donc de plus en plus inéquitables et se mettent progressivement à procéder d’une politique systématique de dégrèvement du territoire. La partie autochtone cède de plus en plus vastes territoires en échange de sommes ou autres prestations dérisoires. Les Autochtones conservent des droits de chasse sur les territoires cédés, mais seulement jusqu’à ce que l’État y consente des droits à des tiers aux fins du développement : agriculture, exploitation forestière, exploitation minière, développement du chemin de fer ou du réseau routier, etc. Qui plus est, les traités de cession sont parfois, voire souvent sinon plus, conclus en contravention de la Proclamation royale[56]. Du reste, il arrive que l’État intervienne indûment « dans la sélection des chefs ou des négociateurs autochtones, n’hésitant pas, si nécessaire, à choisir ceux qui se montr[ent] mieux disposés à accepter les conditions offertes[57] ». En 1850, à la suite de la découverte de ressources minière dans le Nord-Ouest de cette région, des traités d’un genre nouveau sont conclus avec diverses nations objiwases, soit les traités dits Robinson-Huron et Robinson-Supérieur. Ceux-ci sont les premiers traités de cession à être conclus avec de nombreux peuples autochtones à la fois de manière à dégrever des territoires d’une telle envergure ainsi qu’à prévoir en retour, outre la préservation de droits de chasse et de pêche sur les terres de la Couronne, la création de réserves et le versement d’annuités. À l’époque de la « Confédération », ils inspireront les traités dits « numérotés ». Pour le moment cependant, les parties autochtones peuvent encore conserver quelques droits ancestraux sur des terres qui échappent à la cession et sur lesquelles seront établies les réserves prévues au traité[58]. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, après la première fédération de colonies britanniques d’Amérique du Nord, que surgira un nouveau type de traité par lequel l’État cherchera à obtenir l’extinction totale des droits ancestraux des Autochtones.


[1] D. Vaugeois, « Préface », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne : trois commissions d’enquête à l’origine d’une politique de tutelle et d’assimilation, 1828-1858, Septentrion, 2010, p. 21.

[2] M. Morin, L’usurpation…, p. 146.

[3] Canada, Indian Treaties and Surrenders, from 1680 to 1890, 2 Vol., Ottawa, B. Chamberlain, 1891, en ligne : http://www.canadiana.org/ECO?Language=fr

[4] M. Morin, L’usurpation…, p. 148.

[5] M. Morin, L’usurpation…, p. 157-161.

[6] Francis v. The Queen, [1956] S.C.R. 618.

[7] Act of Union, (1840) 3-4 Vic. c. 35 (R.-U.), art. 42.

[8] M. Morin, L’usurpation…, p. 148.

[9] D. Vaugeois, « Préface », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 24.

[10] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 28.

[11] « Report of a Committee of the Executive Council, present the Honourable Mr. Smith, Mr. De Lacy, Mr. Stewart, and Mr. Cochran, on your Excellency’s Reference of the 7th October 1836, respecting the Indian Department », in British Parliamentary Papers, Colonies – Canada, vol. 12, Shannon, Irish University Press, 1970, cité dans M. Morin, L’usurpation…, p. 149-150.

[12] Traduit et cité par M. Morin, L’usurpation…, p. 149-150.

[13] An Act for the Protection of the Land of the Crown in this Province from Trespass and Injury, S.U.C. (1839) 2 Vict. , c. 15.

[14] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 28. L’auteur se réfère à : Canada, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir, deuxième partie, « La Loi sur les Indiens ».

[15] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, p. 29.

[16] Notamment, le comité recommande que les Innus de la Côte-Nord soient indemnisés pour la perte de l’exploitation de nombreuses rivières à saumons.

[17] « Rapport sur les affaires des Sauvages du Canada, soumis à l’Honorable Assemblée législative pour son information, Section III » (1844), appendice no 96 et appendice B, Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada, 1847, 11 Victoria, appendice T, cité dans M. Morin, L’usurpation…, p. 150.

[18] Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, S.P.C. 1851, 14-15 Vict., c. 106.

[19] Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, S.P.C. 1850, 13-14 Vict., c. 42.

[20] A.G. for Canada v. A.G. for Quebec, [1921] A.C. 401.

[21] M. Morin, L’usurpation…, p. 211. Cet auteur renvoie entre autres à G. L. Fortin et J. Frenette, « L’acte de 1851 et la création de nouvelles réserves indiennes au Bas-Canada en 1853 », (1989) 19 Recherches amérindiennes au Québec 31; R. H. Bartlett, « Indian Reserves in Quebec », Studies in Aboriginal Rights, no. 8, University of Saskatchewan Native Law Center, 1984, p. 13-14.

[22] An Act to empower the Legislature of Canada to alter the Constitution of the Legislative Council of that Province, and for other purposes, 1854 (R.-U.), 17-18 Vict. 118, art. 6 – qui abroge l’art. 42 de l’Act of Union, (1840) 3-4 Vic. c. 35 (R.-U.).

[23] M. Lavoie, « Introduction », in M. Lavoie et D. Vaugeois, L’impasse amérindienne…, pp. 29-30.

[24] Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages en cette Province, et pour modifier les lois relatives aux Sauvages, S.P.C. (1857) 20 Vict., c. 26.

[25] Acte relatif à l’administration des terres et des biens des sauvages, S.P.C. 1860, 23 Vict., c. 151, sanctionnée par Londres le 30 juin (voir : Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada, du 16 mars au 18 mai 1861, p. 38-39). 

[26] E.H. Oliver (Ed.), The Canadian North-West: Its Early Development and Legislative Records, Ottawa, 1915, p. 1288-1289.

[27] Ibid.

[28] Voir en ce sens Re Eskimos, [1939] S.C.R. 104.

[29] Ross River Dena Council v. The Attorney General of Canada, 2012 YKSC 4, par. 87-87, se référant au rapport de l’expert P.G. McHugh.

[30] M. Morin, L’usurpation…, p. 202.

[31] Royal Grant, 13 January 1849, dans H.W. Howay et E.O.S. Scholefield, British Columbia from the Earliest Times to the Present, Vancouver, S.J. Clarke, 1914, Vol. 1, p. 500.

[32] An Act to provide for the Administration of Justice in Vancouver Island Act, (1849)  12 & 13 Vict c. 48 (R.-U.).

[33] Lettre de « Barclay to Douglas, December 1849 », dans Hudson’s Bay Company Archives, Londres, et Archives publiques du Canada, A-11/72.

[34] Il s’agit de la fille de Suzanne et William Connolly, dont la validité du mariage, célébré en 1803 en « Territoire indien » conformément à la coutume crie, sera reconnue par la Cour supérieure du Québec (Connolly c. Woolrich, (1867) 17 RJRQ 75), puis par la Cour du Banc de la Reine (Johnstone c. Connolly, (1869) 17 RJRQ 266).

[35] M. Morin, L’usurpation…, p. 204.

[36] An Act to Provide for the Government of British Columbia, 1858 (U.K.), 21-22 Vict., c. 99.

[37] Le Territoire indien situé à l’est des Rocheuses entre la Russie (futur Alaska) et la Terre de Rupert était appelé Territoire du Nord-Ouest.

[38] M. Morin, L’usurpation…, p. 205.

[39] An Act for the Union of the Colony of Vancouver Island with the Colony of British Columbia, 1866 (UK), 29-30 Vict., c. 67.

[40] M. Morin, L’usurpation…, p. 205.

[41] Canada, Commission royale sur les peuples autochtones, Conclure des traités dans un esprit de coexistence : une solution de rechange à l’extinction du titre ancestral, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1994, p. 29. La Commission se réfère à J.R. Miller, Skyscrapers Hide the Heavens: A History of White‑Indian Relations in Canada, 3rd ed., Toronto, University of Toronto Press, 2000 (éd. originale, 1989), p. 83-98.

[42] Voir F. Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850 : structures et conjoncture, Montréal, Fides, 1966, p. 216. S’il est vrai qu’on situe généralement autour de 1821 la fin du commerce colonial des fourrures, c’est par exemple vers 1850 que, en ce qui concerne les Innus, on en situe le début (J.-P. Lacasse, Les Innus et le territoire: Innu Tipenitamun, Sillery (Québec), Septentrion, 2004, p. 31).

[43] Voir O.P. Dickason, Les Premières nations, Sillery (Québec), Septentrion, 1996, p. 213.

[44] Canada, Commission royale sur les peuples autochtones, supra note 134, p. 29-30. La Commission se réfère notamment à J.R. Miller, supra note 134, p. 83-98.

[45] In re Southern Rhodesia, [1919] A.C. 211.

[46] Cooper v. Stuart (1889) 14 App. Cas. 286.

[47] R v. Tommy, Monitor, 28 November 1827; R v. Ballard, Sydney Gazette, 23 April 1829; R v. Boatman or Jackass and Bulleyes, Sydney Gazette, 25 February 1832.

[48] The Queen v. Symonds, [1847] NZPCC 387.

[49] Nireaha Tamaki v. Baker, [1901] A.C. 561.

[50] Johnson v. M’Intosh, 21 U.S. (8 Wheat.) 543 (1823).

[51] Cherokee Nation v. Georgia, 30 U.S. (5 Pet.) 1 (1831).

[52] Worcester v. Georgia, 31 U.S. (6 Pet.) 515 (1832).

[53] Johnson v. M’Intosh, pp. 591-592. Pour une lecture récente et plus nuancée de cet arrêt, voir Joseph William Singer, « Indian Title: Unraveling the Racial Context of Property Rights, or How to Stop Engaging in Conquest », (2017) 10 Albany Government Law Review 1-48.

[54] Cherokee Nation v. Georgia, p. 17.

[55] Worcester v. Georgia, p. 559.

[56] Voir par exemple Chippewas of Sarnia Band v. Canada (Attorney General), (2000) 51 OR (3d) 641 (C.A. Ont.).

[57] S. Grammond, Aménager la coexistence…, p. 247, se référant à R. Fumoleau, As Long as this Land Shall Last, Toronto, McClelland & Stewart, 1973, p. 218.

[58] Le traité Robinson-Supérieur du 7 septembre 1850 prévoit en effet que : « the said Chiefs and Principal Men, on behalf of their respective tribes or bands, do hereby fully, freely and voluntarily surrender, cede, grant and convey unto Her Majesty, Her heirs and successors forever, all their right, title, and interest to and in the whole of the territory above described, save and except the reservations set forth in the schedule hereunto annexed, which reservations shall be held and occupied by the said Chiefs and their tribes in common for the purposes of residence and cultivation » (Canada, Indian Treaties and Surrenders, from 1680 to 1890, 3 Vol., Ottawa, B. Chamberlain, 1891, Vol. 1, No. 60, pp. 147-149, à la page 147). Le traité Robinson-Huron contient des dispositions équivalentes.

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