Est-il possible que, par le « cadre d’analyse de l’arrêt Doré« , qui s’est par exemple appliqué à la disposition de l’affaire de l’École secondaire Loyola, la Cour suprême du Canada frôle le déni de justice constitutionnelle?
Est-il possible en effet que, dans des cas où la Charte canadienne des droits et libertés est plaidée et applicable, la Cour lui substitue une version, visitée par l’esprit de cette charte, du droit administratif relatif au contrôle de licéité?
Est-il possible même que, dans les cas où elle en vient à la conclusion que la restriction d’un droit constitutionnellement garanti par cette charte ne prend pas la forme exigée par son article premier pour être éventuellement tenue pour justifiée, en l’occurrence celle d’une « règle de droit », la Cour, plutôt que de conclure à son inconstitutionnalité, autorise néanmoins la justification de la restriction, et ce, en vertu d’exigences matérielles encore moins sévères?
Est-il possible qu’un tel écart par rapport à l’esprit autant que la lettre de la loi constitutionnelle s’explique par une incroyable confusion de ces questions pourtant fort différentes que sont d’une part celle de l’application de la charte et d’autre part celle de l’application de sa disposition autorisant la justification d’une restriction apportée aux droits qu’elle garantit?
Est-il possible que, à la suite de cette confusion, la substitution du droit administratif à la charte constitutionnelle soit notamment animée par un souci d’éviter d’avoir à répondre à une question qui se devait d’être simple, mais dont la jurisprudence de la Cour a perdu le contrôle?
Oui, tout cela est possible, et vrai. Sur cette toute dernière thèse, selon laquelle la Cour suprême du Canada a perdu le contrôle des conditions auxquelles la Charte canadienne des droits et libertés trouve application, j’aimerais reporter mon lecteur à l’article que j’ai fait paraître dans la dernière livraison de la Revue de droit de l’Université de Sherbrooke (« Du non-droit de l’application de la Charte canadienne des droits et libertés », (2015) 45 RDUS 157-234). Le présent billet se contentera de soutenir les autres.
L’article premier de la charte constitutionnelle canadienne prévoit notamment que les droits et libertés que celle-ci garantit « ne peuvent être restreints que par une règle de droit ». La version anglaise paraît à cet égard plus ambiguë, car il y est plus généralement question d’une restriction « prescribed by law ». Que cela soit ou non attribuable à ce choix de mots ou à la différence entre les versions anglaise et française, il n’en demeure pas moins qu’au sujet de cette exigence la jurisprudence de la Cour suprême du Canada est des plus confuses.
À en croire l’arrêt Société Radio-Canada de 2011, cette jurisprudence indique qu’une règle de droit possède les cinq qualités suivantes : (1) avoir été adoptée à la faveur d’une habilitation; (2) généralité et stabilité; (3) précision; (4) caractère normatif, c’est-à-dire impératif, et non seulement interprétatif ; (5) accessibilité, c’est-à-dire avoir fait l’objet d’une forme de publicité (par. 58-63). La même année, les motifs unanimes de la juge en chef McLachlin dans l’affaire PHS Community Services Society laissent entendre que, s’il avait été invoqué par le Procureur général, l’article premier de la Charte aurait pu s’appliquer de manière à vérifier si la restriction en cause était justifiée. Or celle-ci venait de la décision du ministre, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui attribuait la loi, de refuser une exemption, et non de la loi elle-même (par. 137). L’arrêt Multani avait, en 2006, suggéré dans le même sens qu’il n’était effectivement pas nécessaire que la mesure soit de portée générale pour constituer une règle de droit. En réalité, certains arrêts, antérieurs comme postérieurs à l’affaire Multani, militent en ce sens pour avoir statué que l’extradition d’un citoyen porte atteinte à la liberté de circulation garantie au par. 6(1) de la charte, mais peut, suivant les cas, être justifiée en vertu de l’article premier (Cotroni, Lake). Par contre, un passage, à mon avis obiter dictum, de l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority de 2009 était quant à lui venu suggérer qu’une « règle de droit » au sens de l’article premier de la Charte était forcément de portée générale (par. 53), et ce, à la suite d’une confusion entre la question de l’application de la Charte et celle de l’application se son article premier (par. 50). Ce même arrêt confirme du reste, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, qu’une règle de droit n’est pas forcément législative ou réglementaire, mais peut être une règle de common law (par. 52). L’arrêt Société Radio-Canada ajoutera qu’elle peut aussi prendre la forme d’une directive. Cela dit, la même année que celle où a été rendu l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority, l’arrêt Hutterian Brethren of Wilson Colony laissait quant à lui entendre qu’une règle de droit pouvait être de portée individuelle (par. 65-71). Enfin, l’arrêt Doré c. Barreau du Québec de 2012 est venu dire au contraire que seules pouvaient représenter une « règle de droit » au sens de l’article premier de la Charte une norme législative ou règlementaire (par. 37-39).
Normalement, un tel resserrement aurait dû rendre la restriction des droits plus difficile : à défaut de prendre une forme législative ou règlementaire pour prendre celle d’une règle de droit, une mesure restrictive aurait dû ne pas pouvoir être tenue pour justifiée. C’est le contraire qui s’est produit, l’arrêt Doré ayant permis la justification d’une décision administrative restrictive d’un droit, et ce, en vertu d’exigences moindres que celles de la jurisprudence relative à l’article premier de la Charte, à savoir celles d’un droit administratif éclairé par les valeurs de celle-ci.
Comment une telle erreur, en l’occurrence consignée dans des motifs unanimes de la juge Abella, a-t-elle été rendue possible? D’abord par l’existence d’un précédent où le simple contrôle de légalité du droit administratif s’est appliqué en lieu et place de la Charte à l’exercice d’un pouvoir prévu par la loi, l’affaire Chamberlain c. Surrey School District No. 36. Ensuite par les motifs concordants des juges Deschamps et Abella dans l’arrêt Multani, où il a été suggéré que le droit administratif devait s’appliquer de préférence à l’article premier de la Charte à la justification d’une décision administrative (par. 103). Or, ce qui éclate au grand jour dans la motivation, par la juge Abella, de l’arrêt Doré, c’est que ce résultat contraire à l’article premier de la Charte s’explique par la confusion de deux questions pourtant bien distinctes : celle des conditions de restriction aux droits et celle, logiquement préalable, des conditions d’application de la Charte. En effet, à l’appui de sa conclusion selon laquelle le droit administratif s’applique plutôt que l’article premier de la Charte à la justification d’une décision administrative restrictive d’un droit, la juge Abella cite des arrêts relatifs à la non-application de la Charte à la common law ou à des litiges purement privés (par. 39-41).
Cette erreur est devenue l’état du droit, ainsi que l’atteste l’arrêt École secondaire Loyola, dont les motifs concordants de la juge en chef McLachlin et du juge Moldaver vont jusqu’à en nier tout effet pratique : « L’exigence de la Charte selon laquelle les restrictions aux droits doivent être raisonnables et faire l’objet d’une justification qui puisse se démontrer peut être exprimée de différentes façons dans des contextes différents, mais l’exigence constitutionnelle fondamentale reste la même. » (par. 113)
Pourtant, lorsque la Charte est applicable, il est du devoir du tribunal compétent de l’appliquer, et, sur la question de la justification d’une restriction, il était possible à la Cour suprême de simplement s’en tenir à la conclusion qu’une « règle de droit » ou mesure « prescribed by law » est un acte de puissance publique, de portée individuelle ou collective, prévu par le droit.
7 réflexions sur « « DÉ-DORÉ » SON BLASON: LE DÉNI DE JUSTICE CONSTITUTIONNELLE DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA »