Les théoriciens du droit s’intéressent souvent à la problématique du « pluralisme juridique ». Simple constat empirique pour certains, fondement d’une vision post-moderne du droit tous azimuts pour d’autres, le pluralisme juridique s’inscrit en faux contre la théorie dominante selon laquelle le droit consisterait en un ensemble de règles étatiques. Les pluralistes soulignent plutôt la multiplicité des sources de la normativité. Notre univers social déborde de champs semi-autonomes où l’on trouve des institutions reconnues comme légitimes par un segment de la population pour adopter, interpréter et mettre en œuvre des règles. Pensons, par exemple, aux fédérations sportives, aux partis politiques et aux communautés religieuses.
Une des caractéristiques de l’État moderne est qu’il se situe au-dessus de tous les autres ordres normatifs. En cas de conflit entre les lois de l’État et les normes non étatiques, c’est les premières qui doivent l’emporter. Les piliers jumeaux de la justification de cette priorité sont les notions de « l’intérêt général » et du « monopole légitime de l’usage de la force ». Par contre, la priorité n’est pas totalisante ; le droit étatique comprend des mécanismes permettant aux citoyens de se doter de règles privées (liberté contractuelle, liberté d’association, liberté religieuse). Le concept « d’ordre public » désigne la limite de ces libertés, c’est-à-dire la frontière entre ordonnancements particuliers et généraux.
Cette frontière n’est pas aussi étanche que la théorie moderne de l’État le voudrait. Pour toutes sortes de raisons historiques et politiques, les règles de l’État sont infléchies par des normes d’ordres non étatiques. C’est le cas, par exemple, des normes techniques comme celles de l’ISO (voir le Règlement concernant le système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre) et les principes comptables généralement reconnus (voir la Loi sur les impôts), ainsi que des normes du mouvement olympique (voir la Loi modifiant le Code criminel (combats concertés)), pour ne prendre que quelques exemples. Si cette interpénétration des normes étatiques et non étatiques passe souvent inaperçue, ce n’est pas le cas quand il s’agit de normes religieuses.
Historiquement, on trouvait les normes religieuses à l’intérieur même du droit étatique canadien et québécois. Pensons, par exemple l’art. 93 de la Loi Constitutionnelle, 1867 (sur les écoles confessionnelles) ou encore l’art. 127 du Code civil du Bas-Canada (sur les empêchements religieux au mariage). Pour de bonnes raisons, on a voulu purger le droit étatique de ces normes religieuses, ce qui s’est largement fait sous le signe de la « déconfessionnalisation » ou de la « laïcité ».
Les tenants de la laïcité voudraient prétendre que le travail de la déconfessionnalisation s’achève au Québec; l’État ne reconnaît désormais que de normes « culturelles ». Ainsi, selon le chef de l’opposition officielle, l’Aïd al-Fitr serait une fête religieuse que les politiciens devraient ignorer, mais la journée de Pâques serait un congé pour tous. Dans le cas de Pâques, on peut célébrer « en mangeant du chocolat ou en allant à l’église ».
Il est évident que l’inscription des fêtes religieuses dans le droit étatique en tant que jours fériés ne les vide pas de leur contenu religieux. La Cour suprême a déjà reconnu (p. ex., dans les arrêts Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears et Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin) que le calendrier des jours fériés a un effet discriminatoire. En effet, les adeptes de la plupart des religions chrétiennes n’ont pas à prendre de journées de congé à des fins religieuses puisque le calendrier prévoit déjà les jours de fête chrétienne, ce qui n’est pas le cas pour les membres d’autres communautés religieuses. Cela n’est pas en soi problématique. Comme l’explique le philosophe Will Kymlicka dans son livre La Citoyenneté multiculturelle, il est parfois impossible pour un gouvernement d’être entièrement neutre envers différentes traditions religieuses et, dans ces cas, il suffit qu’il soit équitable à leur égard. C’est la logique sous-jacente à l’obligation d’accommoder les membres de religions minoritaires afin qu’ils puissent bénéficier de congés pour pratiquer leurs fêtes religieuses.
L’ironie dans l’affirmation du chef de l’opposition officielle voulant que Pâques soit un jour férié culturel et pas une fête religieuse est que le Vendredi saint et Pâques sont les seuls jours fériés qui n’ont pas été neutralisés par l’État. En effet, c’est le Vatican plutôt que l’Assemblée nationale qui détermine quand les travailleurs et travailleuses du Québec auront congé. La Loi sur les normes du travail a « déconfessionnalisé » les jours fériés : Noël est devenu « le 25 décembre » et l’Action de grâce « le deuxième lundi d’octobre ». Or, cela n’est pas possible pour le Vendredi saint et pour Pâques puisque les dates de ces congés ne peuvent pas être connues avec certitude d’avance. C’est le Vatican qui les détermine en fonction de la lune ecclésiastique et c’est donc par renvoi implicite au pouvoir papal que l’art. 60(2) de la Loi sur les normes du travail fonctionne. (Voir aussi, à cet effet, les paragraphes 61(23)(c) et (d) de la Loi d’interprétation).
Je n’avance pas ici qu’au Québec, Pâques ne devrait plus être un jour férié. L’objectif de ce billet est de souligner les pièges d’une distinction trop facile entre fêtes religieuses et fêtes culturelles. Comme dans bien des cas : la réalité des liens qu’entretiennent le droit étatique et d’autres ordres normatifs est beaucoup plus complexe que nos politiciens voudraient admettre.