La garde de l’animal de la famille lors d’une séparation : commentaires sur Fortier c. Geoffroy-Béliveau

Résumé : Les professeur·es Marie-Andrée Plante et Michaël Lessard commentent Fortier c. Geoffroy-Béliveau, une récente décision dans laquelle la Cour du Québec émet une ordonnance de sauvegarde prévoyant la « possession en alternance » du chien d’un couple qui se sépare. Elle et il offrent une analyse du statut de l’animal en droit québécois depuis la réforme du droit animalier de 2015, la relation entre le respect de l’animal et le droit des biens, le vocabulaire pour saisir l’animal en droit, le préjudice sérieux et irréparable justifiant l’ordonnance de sauvegarde, et le partage d’un animal en copropriété indivise.

Pour en apprendre plus sur la théorie des professeur·es Plante et Lessard, consultez l’article « L’animal de la famille lors d’une séparation : un sujet sensible » paru dans la Revue de droit de l’Université de Sherbrooke.

Le texte qui suit a initialement été publié sur La Référence.

INTRODUCTION

La question de la garde de l’animal de la famille en contexte de séparation conjugale se révèle d’une complexité plus grande qu’il n’y paraît à première vue. Alors que l’on pourrait croire qu’elle peut se résoudre par la simple application des règles de la propriété, cette certitude s’est effritée depuis la déréification de l’animal en 2015, consacrée par l’introduction de l’article 898.1 au Code civil du Québec (C.c.Q.). Cette disposition prévoit que les animaux ne sont plus des biens ni des choses, mais plutôt des êtres doués de sensibilité et ayant des impératifs biologiques. Face à cette nouvelle réalité juridique, une question s’impose : la garde de l’animal lors d’une séparation devrait-elle être aménagée en fonction de sa sensibilité et de ses impératifs biologiques ?

La décision Fortier c. Geoffroy-Béliveau[1], rendue en juin 2024, illustre avec acuité les défis entourant de telles situations. Dans cette affaire, en contexte de séparation conjugale, l’un des conjoints s’adresse au tribunal afin d’obtenir la propriété exclusive du chien adopté conjointement pendant la vie commune du couple. Or, plutôt que d’attribuer la garde exclusive à un seul conjoint, le juge Daniel Lévesque de la Cour du Québec émet une ordonnance de sauvegarde prévoyant la « possession en alternance » du chien, afin de prévenir qu’un préjudice sérieux et irréparable ne survienne si l’animal était confié uniquement à l’un des deux conjoints.  

Nous analyserons ici cette décision afin de réfléchir aux enjeux entourant l’animal en droit de la famille, et plus généralement, en droit civil québécois, à la lumière des changements législatifs ayant consacré l’animal comme être doué de sensibilité et ayant des impératifs biologiques. 

Nous examinerons d’abord (I) les faits et (II) les motifs de cette décision, pour ensuite offrir (III) des commentaires sur (A) le statut de l’animal en droit québécois depuis la réforme du droit animalier de 2015, (B) la relation entre le respect de l’animal et le droit des biens, (C) le vocabulaire pour saisir l’animal en droit, (D) le préjudice sérieux et irréparable justifiant l’ordonnance de sauvegarde, et (E) le partage d’un animal en copropriété indivise. 

I— LES FAITS

Alexandre Fortier et Paule Geoffroy-Béliveau ont acquis[2] un chien nommé Hat’i d’Urajiro ou Hatï lors de leur vie commune qui a pris fin en novembre 2023. Depuis, Geoffroy-Béliveau conserve l’animal. Les parties reconnaissent être copropriétaires en parts égales du chien. Fortier s’adresse au tribunal afin que la propriété exclusive de l’animal lui soit attribuée dans le cadre d’un partage du chien assimilé à un « bien indivis ».

En cours d’instance, Fortier demande au tribunal qu’il émette une ordonnance de sauvegarde prévoyant que les parties obtiennent en alternance la possession du chien. Il soutient que les parties ont conclu une entente prévoyant cette possession en alternance, mais Geoffroy-Béliveau nie l’existence d’une telle entente. La décision porte sur cette demande d’ordonnance de sauvegarde. 

II— LA DÉCISION

Le juge Daniel Lévesque de la Cour du Québec ordonne, à titre de mesure de sauvegarde, que les parties bénéficient en alternance de la possession du chien chaque mois. 

Le chien est soumis au régime de la copropriété indivise. Le juge met en relief que l’article 1016 C.c.Q. prévoit que chaque indivisaire peut se servir du bien indivis, à la condition de ne porter atteinte ni à sa destination ni aux droits des autres indivisaires. De plus, l’article 1026 C.c.Q. dispose que les décisions relatives à l’administration du bien sont prises à la majorité des indivisaires, en nombre et en parts. 

En outre, le juge relève que l’article 898.1 C.c.Q. reconnaît la sensibilité des animaux et commande que leurs impératifs biologiques soient considérés dans les décisions qui les concernent. 

Le juge estime que, en l’espèce, rien dans la preuve ne suggère que le tribunal devrait déroger aux principes afférents à la copropriété afin de respecter la sensibilité et les impératifs biologiques de l’animal. En effet, il n’y a aucune allégation de maltraitance de l’animal ou d’incompétence pour en assurer les soins. La preuve démontre plutôt que chaque partie a un intérêt marqué et sincère pour la santé et le bien-être du chien. Geoffroy-Béliveau estime que l’alternance de possession pourrait nuire à la santé psychologique du chien qui semble déjà anxieux. Le tribunal ne retient pas cette allégation en l’absence d’une expertise. En conséquence, le respect de la sensibilité et des impératifs biologiques ne semble pas s’inscrire en contradiction avec les règles de la copropriété. 

Geoffroy-Béliveau affirme également que la demande de Fortier s’inscrit dans un stratagème de violence conjugale. Selon le juge, la preuve suggère plutôt un intérêt profond de la part de monsieur pour le chien, soulignant qu’il n’a toutefois pas à se prononcer sur l’existence ou non de violence. Considérant ces allégations, le tribunal invite néanmoins les parties à convenir de modalités visant à minimiser leurs contacts advenant un jugement ordonnant l’alternance. Elles ont donc décidé que l’échange aurait lieu au poste de police de Longueuil dans l’espace muni d’une caméra et mis à la disposition de la population comme lieu d’échange, au rythme d’un mois chez chaque propriétaire. 

Une ordonnance de sauvegarde est de mise en l’espèce. Elle permettra notamment d’éviter, explique le juge, qu’un préjudice sérieux et irréparable soit causé à Fortier si Geoffroy-Béliveau continue à avoir la possession exclusive du chien pendant l’instance : 

« La perpétuation de la possession exclusive par [Geoffroy-Béliveau] pendant l’instance est susceptible de mettre à néant le lien que [Fortier] souhaite, tout comme [Geoffroy-Béliveau], maintenir avec l’animal. Permettre le maintien d’une situation qui déroge à ce qui paraît être le statu quo antérieur risque de rendre caduque la démarche [que Fortier] entreprend. Les avantages que l’une ou l’autre des parties voient dans le maintien de contact avec l’animal seraient irrémédiablement perdus, pendant la durée de l’instance, pour [Fortier] à défaut de l’émission de l’ordonnance.  

Le droit [de Fortier] au partage de la possession de l’animal en alternance et le préjudice irréparable qui résulte de la situation contraire sont suffisamment clairs et emportent des conséquences assez significatives pour justifier l’intervention urgente du Tribunal. »

Le juge ordonne donc, à titre de mesure de sauvegarde pendant l’instance, que les parties « bénéficient en alternance et exclusivement de la possession du chien », pour une période d’environ un mois à compter du premier dimanche de chaque mois. 

III— LES COMMENTAIRES 

Dans cette partie, nous effectuons d’abord (A) un survol des effets de la réforme du droit animalier de 2015 sur le statut de l’animal en droit québécois. Nous offrons ensuite des commentaires sur des aspects spécifiques de la décision, soit (B) la relation entre le respect de l’animal et le droit des biens, (C) le vocabulaire pour saisir l’animal en droit, (D) le préjudice sérieux et irréparable justifiant l’ordonnance de sauvegarde, et (E) le partage d’un animal en copropriété indivise. 

Ces réflexions permettent de mieux comprendre l’apport de la décision du juge Lévesque dans Fortier c. Geoffroy-Béliveau pour la jurisprudence et mettent en place des pistes afin de mieux répondre aux questions posées dans le cadre juridique québécois par la reconnaissance des animaux comme êtres sensibles.

A. Les effets de la réforme du droit animalier sur le statut de l’animal en droit québécois

La réforme du droit animalier de 2015 visait l’amélioration du statut juridique de l’animal. D’une part, la réforme a ajouté l’article 898.1 C.c.Q. en tant que disposition générale du livre quatrième « Des biens / Property » du Code civil du Québec. Cette disposition déréifie les animaux en déclarant qu’ils ne sont plus des biens ni des choses, mais plutôt des êtres doués de sensibilité et ayant des impératifs biologiques. En adoptant l’article 898.1 C.c.Q., le Parlement du Québec a ainsi ajouté à la summa divisio personne—chose une troisième catégorie, celle de l’être sensible / sentient being.

D’autre part, la réforme a mené à l’édiction de la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal (L.b.s.a.), qui établit de nouvelles protections, principalement pour les animaux domestiqués par l’être humain. Elle prévoit notamment une obligation de s’assurer du bien-être et de la sécurité des animaux en prodiguant les soins propres à leurs impératifs biologiques, ce qui inclut de satisfaire des besoins de base en nourriture et en eau, mais aussi des besoins plus complexes comme la stimulation et la socialisation[3]. Ainsi, la loi reconnaît l’existence d’intérêts individuels propres à chaque animal. 

La portée de la réforme devient toutefois difficile à évaluer à la lecture du second alinéa de l’article 898.1 C.c.Q. Le Parlement y a prévu que le droit des biens demeure applicable aux animaux. À première vue, il semble donc exister une tension entre les deux alinéas, l’un reconnaissant en droit les caractéristiques particulières des animaux et l’autre les assujettissant au droit des biens : 

898.1. Les animaux ne sont pas des biens. Ils sont des êtres doués de sensibilité et ils ont des impératifs biologiques.  

Outre les dispositions des lois particulières qui les protègent, les dispositions du présent code et de toute autre loi relative[s][4] aux biens leur sont néanmoins applicables. 
898.1. Animals are not things. They are sentient beings and have biological needs.   

In addition to the provisions of special Acts which protect animals, the provisions of this Code and of any other Act concerning property nonetheless apply to animals. 

La jurisprudence et la doctrine travaillent à mieux définir la relation entre ces deux alinéas. La question de la garde de l’animal de la famille s’inscrit au coeur de cette réflexion. Le jugement dans Fortier c. Geoffroy-Béliveau illustre cette tension. Devrait-on aménager la garde de l’animal en fonction de sa sensibilité et de ses impératifs biologiques ? Ou devrait-on remettre l’animal à la conjointe ou au conjoint titulaire du titre de propriété ? 

Selon nous, la première interprétation – celle voulant que la garde de l’animal soit aménagée en fonction de sa sensibilité et de ses impératifs biologiques – doit primer. Puisque nous avons déjà offert le détail de notre analyse dans l’article « L’animal de la famille lors d’une séparation : un sujet sensible » paru dans la Revue de droit de l’Université de Sherbrooke[5], nous nous permettrons qu’un résumé en ces pages. 

Nous sommes d’avis que la nouvelle catégorisation de l’animal comme être sensible, hors du spectre des choses, a une force normative. Il paraît contraire à la logique du droit civil qu’une recatégorisation puisse être perçue comme purement cosmétique ou négligeable, sans incidence sur le droit de la famille. Cette évolution, d’autant plus qu’elle résulte d’une initiative législative démocratique, devrait nécessairement produire des effets concrets sur les relations juridiques impliquant les animaux. D’ailleurs, la Cour d’appel du Québec a reconnu que l’article 898.1 C.c.Q. n’a pas qu’un effet symbolique et interprétatif, mais bien une force normative qui lui est propre. Dans Road to Home Rescue Support c. Ville de Montréal, la Cour d’appel explique, sous la plume de la juge Marie-France Bich, que « [e]n affirmant que les animaux sont des êtres doués de sensibilité, ayant des impératifs biologiques, le législateur dicte du même coup la conduite que doivent avoir tous ceux et celles qui interagissent avec de tels êtres. Cette disposition, qui a donc valeur de norme comportementale […] »[6].

Nous croyons ainsi que, afin de donner effet à la norme comportementale qui découle de la reconnaissance de la sensibilité et des impératifs biologiques des animaux, la garde de l’animal doit être aménagée de manière à respecter sa sensibilité et à satisfaire ses impératifs biologiques. Cela pourrait impliquer d’attribuer la garde de l’animal à la partie qui saurait le mieux respecter sa sensibilité et répondre à ses impératifs biologiques. Il pourrait également s’agir d’instaurer une garde partagée entre les parties, voire de permettre à l’animal de suivre l’enfant de la famille dans le cadre d’une garde partagée. Cette norme, axée sur la sensibilité et les impératifs biologiques de l’animal, s’appliquerait tant aux juges devant mettre en oeuvre l’article 898.1 C.c.Q. qu’aux parties concernées, également soumises à cette disposition.

En conséquence, nous croyons que depuis la réforme, il ne convient plus de penser les relations entre êtres humains et animaux en droit civil québécois dans une logique et un vocabulaire de propriété et de droits subjectifs[7]. Avant la réforme de 2015, l’animal était un bien meuble, un objet de droits. L’être humain propriétaire exerçait envers ce bien son droit de propriété, c’est-à-dire son droit « d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien »[8]. En tant que droit subjectif par excellence – c’est-à-dire comme prérogative juridique que le titulaire exerce dans son propre intérêt[9] –, le droit de propriété était exercé dans l’intérêt du propriétaire. Même s’il existait certaines limites à son exercice, le droit de propriété demeurait une prérogative qui n’impliquait pas la prise en compte de l’intérêt intrinsèque de l’animal pour lui-même.

L’avènement de l’article 898.1 C.c.Q. et de la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal ont, selon nous, modifié la nature juridique de la relation entre l’humain et l’animal. En effet, le droit impose désormais un vaste ensemble d’obligations visant à assurer le respect de la sensibilité de l’animal et la satisfaction de ses impératifs biologiques, obligations qui forment plus que de simples restrictions au droit de propriété. Ces obligations, par leur ampleur, s’opposent à la possibilité de la personne propriétaire d’agir dans son propre intérêt et elles servent plutôt l’intérêt de l’animal lui-même à vivre dans le bien-être et la sécurité. 

Dans cette perspective, le paradigme et le discours fondés sur le droit de propriété et les droits subjectifs doivent, à notre avis, être abandonnés lorsqu’il s’agit de saisir la réalité du droit québécois, car ils ne permettent plus de rendre compte fidèlement des spécificités juridiques de la relation entre l’humain et l’animal.

D’un point de vue pratique, le régime de l’administration du bien d’autrui, tel que prévu par le Code civil du Québec, et les pouvoirs juridiques qui en découlent (qui constituent des prérogatives juridiques qu’un titulaire exerce en fonction d’un intérêt autre que le sien[10]) apparaît comme le cadre le plus adéquat pour régir les nouveaux paramètres de la relation entre l’être humain et l’animal. Nous détaillons dans notre article les implications de l’application de ce régime. En substance, il implique que toute personne ayant la garde d’un animal, qu’elle en soit « propriétaire » ou non, doit, en toutes circonstances, exercer ses pouvoirs dans le respect de la sensibilité de l’animal et en veillant à la satisfaction de ses impératifs biologiques. Ainsi, le « titre de propriété » et l’intérêt personnel du « propriétaire » ne devraient plus, à notre avis, constituer le critère central guidant les tribunaux en matière de droit familial. Nous soutenons plutôt que la garde de l’animal de la famille devrait désormais être aménagée en fonction du respect de sa sensibilité et de la satisfaction de ses impératifs biologiques.

Voyons voir comment ces constats peuvent nous éclairer sur la décision à l’étude. 

B. La relation entre le respect de l’animal et le droit des biens 

La décision dans Fortier c. Geoffroy-Béliveau offre des pistes de réflexion sur la relation unissant le droit des biens au respect de l’animal. En effet, le juge se préoccupe de l’existence d’une incompatibilité possible entre le régime de la copropriété, qu’il estime s’appliquer au dossier, et le respect de la sensibilité et des impératifs biologiques de l’animal. Il souligne d’ailleurs que l’article 898.1 C.c.Q. exige que ces impératifs biologiques des animaux « doivent être considérés dans les décisions qui les concernent »[11], ce qui est en accord avec notre proposition et, selon nous, les enseignements de la Cour d’appel. 

Une première étape de son raisonnement est donc d’évaluer si une telle incompatibilité existe en l’espèce. Il relève alors qu’aucune preuve de maltraitance de l’animal ni d’incompétence pour en assurer les soins n’a été faite. Ainsi, l’on peut présumer que chaque partie serait à même de respecter la sensibilité du chien et de satisfaire ses impératifs biologiques. Le juge met également en relief l’intérêt profond et sincère que chacune des parties éprouve envers le chien. Ainsi, en l’absence de contradiction entre le régime de la copropriété et la reconnaissance de la sensibilité et des impératifs de l’animal, le juge examine la demande qui lui est faite en appliquant les règles de la copropriété. 

La reconnaissance par le juge que l’article 898.1 C.c.Q. commande de considérer la sensibilité et les impératifs biologiques de l’animal mérite d’être soulignée. La décision laisse entendre que ces considérations auraient pu militer en faveur d’ajustements dans l’exercice de la copropriété. 

En l’espèce, ces considérations ne se sont pas opposées à l’application des règles de la copropriété. Il est donc impossible de savoir comment le juge aurait tranché la question s’il en avait été autrement. Une telle réflexion devra être entamée pour résoudre cet enjeu dans une telle éventualité. Comme nous l’avons expliqué dans la section précédente, nous sommes d’avis que les considérations relatives au respect de la sensibilité de l’animal et à la satisfaction de ses impératifs biologiques doivent primer sur les considérations liées au « droit de propriété ».

C. Le vocabulaire pour saisir l’animal en droit 

Un aspect notable du jugement réside dans le choix du vocabulaire employé par le tribunal pour appréhender l’animal en droit. Par exemple, à plusieurs reprises au sein de la décision, le tribunal privilégie des termes tels que « possession en alternance », « partager la possession » ou « transfert de possession » pour décrire la relation des parties avec l’animal.     

Il est probable que cette approche vise à éviter l’emploi du terme « garde ». En effet, nos recherches jurisprudentielles concernant le statut des animaux au sein des familles montrent une certaine hésitation des tribunaux à utiliser le mot « garde » en ce qui les concerne, ce terme étant souvent employé pour la garde des enfants, et par conséquent, jugé inapproprié pour les animaux[12]. Mais peut-être cette approche vise-t-elle tout autant à éviter l’emploi du terme « propriété », perçu comme inadapté pour désigner l’animal et la place singulière qu’il occupe au sein des familles. En cela, dans les yeux du tribunal, le terme « possession » devient possiblement une solution intermédiaire plus intéressante.

Or, nous croyons que l’expression de « garde » est ici bel et bien le vocabulaire approprié, et que le terme « possession » est quant à lui inadapté dans le contexte de cette affaire, et plus généralement, pour envisager la place de l’animal en droit.

D’une part, il nous paraît plus approprié d’utiliser le terme de garde plutôt que de celui de possession depuis la reconnaissance de la sensibilité de l’animal. En effet, bien que le second alinéa de l’article 898.1 C.c.Q maintienne l’animal sous le régime du droit des biens, le premier alinéa consacre désormais que l’animal n’est plus considéré comme un bien/a thing en droit québécois. Dès lors, le terme « possession », qui dans son acception courante évoque la détention d’un objet dont on pourrait disposer à sa guise, semble inapproprié pour désigner un être doué de sensibilité. La reconnaissance de cette sensibilité exige un vocabulaire qui reflète davantage la nature particulière de l’animal et des liens qu’il entretient avec les êtres humains. Rappelons que ces relations ne s’accordent plus, à notre sens, avec le paradigme du droit de propriété et des droits subjectifs. En cela, le terme « garde » nous semble mieux convenir à cette nouvelle réalité juridique. Il implique de « garder » l’animal pour lui-même, dans le respect de sa sensibilité et de ses impératifs biologiques, plutôt que d’envisager cette relation sous l’angle des intérêts personnels du gardien, ce que le terme « possession » suggère implicitement.

D’autre part, bien que le jugement semble ici employer le terme « possession » dans son sens courant – soit le fait de détenir, d’avoir quelque chose à sa disposition[13] – il nous semble plus judicieux d’employer le terme de garde afin d’éviter toute confusion avec la notion de possession au sens juridique.

En effet, d’un point de vue technique et qui demeurerait dans le paradigme de la propriété, le choix lexical du tribunal ne semble pas correspondre à la notion de possession telle qu’elle est définie en droit des biens. L’article 921 C.c.Q.la définit comme « l’exercice de fait […] d’un droit réel dont on se veut titulaire ». La possession implique un élément matériel, le corpus, soit la maîtrise effective du bien. Celui-ci peut être exercé directement par le possesseur ou indirectement par l’intermédiaire d’une personne qui détient le bien. D’autre part, la possession implique également un élément intentionnel, l’animus, soit la volonté du possesseur de se présenter, aux yeux des tiers, comme titulaire d’un droit réel[14]. Essentiellement, la possession implique de se comporter, sur les plans matériel et intentionnel, de la manière attendue du titulaire du droit réel en question.

Dans le cadre de la copropriété, une personne copropriétaire peut avoir la possession de l’animal, au sens juridique, même durant la période où elle n’est pas avec l’animal. En effet, la continuité de la possession n’implique pas un contact continu avec le bien. À titre d’exemple, tel que le souligne Sylvio Normand, une personne étant propriétaire d’un chalet ne voit pas sa possession interrompue si elle ne s’y rend pas l’hiver, car celui-ci n’est pas habitable à cette période de l’année[15] ; elle continue à avoir une maîtrise effective du bien même si elle n’est pas en sa présence et à avoir l’intention de se présenter comme titulaire du droit de propriété. Dans le cas de l’animal, une personne copropriétaire n’ayant pas la garde de l’animal de manière permanente – par exemple, parce qu’il est entendu que l’animal réside chez l’autre copropriétaire pendant certaines périodes de temps – ne perdrait pas pour autant sa possession au sens juridique chaque fois qu’elle ne serait pas en présence du chien. Dans cette période d’absence, elle a toujours la possession de l’animal puisqu’elle se comporte toujours comme le ferait le titulaire du droit, conformément aux particularités du « bien » en sa possession[16], ici un chien en garde alternée entre deux copropriétaires. Tant Fortier que Geoffroy-Béliveau ont en continu la possession de l’animal durant la période d’alternance. L’alternance de la garde de l’animal ne signifie pas l’alternance de la possession au sens juridique.

Ainsi, la garde de l’animal, exercée par l’autre copropriétaire, n’est finalement qu’une modalité d’organisation de la copropriété, sans incidence sur la continuité de la possession elle-même. Les deux copropriétaires demeurent donc possesseur et possesseuse. En l’espèce, il est donc inapproprié en droit de parler de « possession en alternance » dans le contexte d’une garde alternée d’un chien par deux copropriétaires. Encore une fois, le jugement semble employer ce terme au sens commun, ce qui peut se comprendre, mais cela peut créer une confusion avec le sens juridique de la notion de possession. 

Le choix du terme « possession » plutôt que celui de « garde » occulte par ailleurs le fait que le terme « garde » est déjà consacré par le Code civil du Québec pour parler de l’animal. En effet, l’article 1466 C.c.Q., qui traite de la responsabilité du fait des animaux, indique que « le propriétaire d’un animal est tenu de réparer le préjudice que l’animal a causé, soit qu’il fût sous sa garde ou sous celle d’un tiers, soit qu’il fût égaré ou échappé », que l’on voit traduit en anglais dans le même sens par « whether the animal was under his custody» (nos soulignements)[17]. La notion de garde réfère, dans les mots du Dictionnaire de droit privé, au « [p]ouvoir de contrôle, de surveillance ou de direction exercé sur une personne ou une chose »[18]. La notion de garde est donc d’ores et déjà couramment utilisée pour parler de la relation entre un être humain et un animal en droit québécois et une réticence à l’égard de son usage n’a, selon nous, pas lieu d’être. 

D. Le préjudice sérieux et irréparable 

Nous souhaitons souligner que le juge s’intéresse à la relation particulière des parties avec l’animal lors de l’évaluation du préjudice sérieux et irréparable. Il explique que la « possession exclusive » par Geoffroy-Béliveau serait « susceptible de mettre à néant le lien que [Fortier] souhaite, tout comme [Geoffroy-Béliveau], maintenir avec l’animal »[19]. Le juge reconnaît alors la sociabilité de l’animal et que ses relations évoluent avec le temps. Le juge va même jusqu’à spéculer que le maintien de la « possession exclusive » « risque de rendre caduque la démarche [que Fortier] entreprend »[20]. Il ajoute que « [l]es avantages que l’une ou l’autre des parties voient dans le maintien de contact avec l’animal seraient irrémédiablement perdus, pendant la durée de l’instance, pour [Fortier] à défaut de l’émission de l’ordonnance »[21]. Ainsi, le juge ne s’exprime pas en termes de jouissance d’un bien, mais bien par rapport à la qualité et au maintien des relations de l’animal en tenant compte que le maintien de ces relations dépend également de l’animal lui-même.

Le juge dépasse ici la simple considération de l’animal en tant qu’objet de propriété. En tenant compte de l’impact potentiel de la décision sur la relation entre l’animal et les parties, le juge souligne l’importance de préserver cette connexion émotionnelle et sociale. Cette approche reflète une reconnaissance croissante de l’animal comme un être ayant des liens affectifs qui lui sont propres, ce qui témoigne à notre avis d’une évolution dans la perception de l’animal en droit québécois, et qui est en adéquation avec les changements mis en avant par la réforme de 2015. 

E. Le partage d’un animal en copropriété indivise

Enfin, cette décision met en lumière un problème particulier lors d’une séparation conjugale concernant le sort d’un animal qui serait détenu en copropriété indivise. 

Bien que, selon nous, la prise en compte de la sensibilité de l’animal et de ses impératifs biologiques suffise à trancher un litige relatif à la garde de l’animal de la famille, nous souhaitons ici proposer quelques réflexions sur les modalités d’un tel « partage » lorsque l’on demeure dans le paradigme de la copropriété. Ces aspects, qui n’ont pas encore été explicitement abordés par les tribunaux québécois, pourraient soulever certaines difficultés.

En effet, en l’absence d’une entente entre les parties concernant l’animal de la famille, comme c’est le cas en l’espèce, celles-ci peuvent demander le partage du « bien » conformément à l’article 1030 C.c.Q., qui indique que nul ne peut être tenu de demeurer dans l’indivision.

En vertu de l’article 476 du Code de procédure civile, qui régit les pouvoirs du tribunal lorsqu’une personne copropriétaire indivise souhaite mettre fin à une indivision, le tribunal ne dispose que de deux moyens pour procéder au partage : le partage en nature ou la vente du bien. Ainsi, comme l’a souligné le juge dans la présente décision, le tribunal n’aurait pas le pouvoir d’attribuer la propriété exclusive de l’animal à l’une des parties, ni d’ordonner à l’une d’entre elles de racheter la part de l’autre pour mettre fin à l’indivision[22].

Il est évident que le partage en nature d’un animal est une impossibilité. Par conséquent, la seule option restante serait la vente de l’animal, une solution qui, si elle signifie la vente au plus offrant parmi les copropriétaires ou à un tiers, se révèle tout aussi inappropriée. En effet, l’objectif du recours est de déterminer laquelle des deux parties devrait se voir attribuer la garde de l’animal, et non de procéder au partage physique de celui-ci ou au partage de sa valeur. Le litige porte sur l’animal lui-même, ses gardien·nes voulant vivre au quotidien avec l’animal et maintenir leurs liens affectifs. Les règles classiques du partage apparaissent dès lors inadaptées à la situation.

Cette impasse pourrait être surmontée, selon nous, par l’imposition par le tribunal de modalités de vente spécifiques adaptées à la situation particulière de l’animal. En s’appuyant sur l’article 898.1 C.c.Q., le tribunal pourrait ordonner la vente de l’animal tout en accordant un droit prioritaire d’acquisition à la partie qu’il juge la mieux placée pour respecter la sensibilité et satisfaire les impératifs biologiques de l’animal, en fixant également un prix approprié.

On pourrait répliquer qu’il s’agit là d’une manière détournée de faire ce que le droit ne permet pas de faire directement. À notre avis, cette solution s’inscrit néanmoins dans le cadre du droit québécois. D’une part, une telle approche a déjà été adoptée dans le contexte du partage d’immeubles auxquels des parties avaient un attachement particulier[23]. De plus, elle est en      harmonie avec l’article 898.1 C.c.Q. qui, comme nous l’avons souligné, possède une portée normative et doit guider l’interprétation générale du Code civil, notamment les dispositions relatives à la copropriété, comme l’a d’ailleurs mentionné le tribunal lui-même. Une telle solution permettrait d’éviter que l’animal soit vendu sans considération à une personne qui n’est pas la plus à même de respecter sa sensibilité et de satisfaire ses impératifs biologiques. Certes, cette approche demeure ancrée dans le paradigme du droit de propriété et des droits subjectifs, mais, si l’on doit s’y conformer, elle apparaît comme une option plus respectueuse de la sensibilité animale.

CONCLUSION

La décision dans Fortier c. Geoffroy-Béliveau met en relief les défis juridiques posés par la garde d’un animal en cas de séparation familiale, particulièrement en contexte de copropriété indivise. Le jugement met en évidence la nécessité d’ajuster les mécanismes juridiques traditionnels pour tenir compte de la sensibilité des animaux et de leurs impératifs biologiques, conformément à l’article 898.1 C.c.Q. La décision fait un pas dans la bonne direction en reconnaissant que cette disposition commande le respect de la sensibilité de l’animal et la satisfaction de ses impératifs biologiques, et donc que ces considérations doivent être intégrées à la réflexion juridique. 


[1] Fortier c. Geoffroy-Béliveau2024 QCCQ 2809.

[2] Précisons que, dans l’exposé des faits et des motifs de la décision, nous utilisons un vocabulaire qui associe parfois l’animal à une chose ou un bien (« acquérir », « possession », « (co)propriété », etc.), dans la mesure où il s’agit du langage employé par le tribunal et les parties elles-mêmes. Dans le reste de ce commentaire, nous privilégierons un vocabulaire que nous jugeons plus conforme à la reconnaissance des animaux comme êtres en droit québécois.

[3] Notons cependant que l’article 7 L.b.s.a. suspend cette obligation en contexte d’activités d’agriculture, de médecine vétérinaire, d’enseignement ou de recherche scientifique pratiquées selon les règles généralement reconnues. 

[4] « L’article 898.1 C.c.Q. semble en effet souffrir d’une faute de grammaire. Sans l’ajout d’un “s” à “relative”, la première partie de la préposition “les dispositions du présent code et de toute autre loi relative aux biens leur sont néanmoins applicables” signifie que “les dispositions du présent code […] leur sont néanmoins applicables”. Ce libellé ne spécifierait alors pas quelles dispositions du Code civil s’appliquent. Il semble toutefois évident que l’intention de l’Assemblée nationale était que seulement les dispositions relatives aux biens s’appliquent (et non pas celles relatives aux personnes !).  Elle voulait donc plutôt dire que “les dispositions du présent code […] relative[s] aux biens leur sont néanmoins applicables”. Or pour ce faire, l’ajout d’un “s” est nécessaire. », Michaël LESSARD, « Le droit de vie et de mort sur l’animal : quelle évolution depuis la reconnaissance des animaux comme êtres sensibles ? » (2021) 55:1 Revue juridique Thémis de l’Université de Montréal 137, p. 144. 

[5] Michaël LESSARD et Marie-Andrée PLANTE, « L’animal de la famille lors d’une séparation : un sujet sensible » (2023) 52:3 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 729.

[6] Road to Home Rescue Support c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 2187, par. 57. 

[7] Cette position s’inscrit dans la lignée des travaux de la professeure Alexandra Popovici ; voir Alexandra POPOVICI, « Chercher la petite bête : les animaux dans le Code civil du Québec », dans Nathalie VÉZINA, Pascal FRÉCHETTE et Louise BERNIER (dir.), Mélanges Robert P. Kouri : L’humain au coeur du droit, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2021, p. 131. 

[8] Art. 947 C.c.Q.

[9] CENTRE PAUL-ANDRÉ CRÉPEAU DE DROIT PRIVÉ ET COMPARÉ, Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues. Les biens, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, sub verbo « droit2 ».

[10] Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé, supra, note 9, sub verbo « pouvoir1 ».

[11] Fortiersupra, note 1, par. 9.

[12] Lessard et Plante, supra, note 5, p. 759-760.

[13] Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé, supra, note 9, sub verbo « possession2 ».

[14] Sylvio NORMAND, Introduction au droit des biens, 3e éd., Wilson & Lafleur, Montréal, 2020, p. 392-393. 

[15] Ibid., p. 395.

[16] Ibid.

[17] Remarquons également que la notion de garde est employée à l’article 1465 C.c.Q. dans le contexte des biens, pour désigner la garde d’un bien. 

[18] Centre Paul-André Crépeau, supra, note 9, sub verbo « garde ».

[19] Fortiersupra, note 1, par. 16.

[20] Ibid., par. 16.

[21] Ibid.

[22] Voir Leblanc c. Lafrenière, 2023 QCCS 1443, par. 28 ; Droit de la famille – 22689, 2022 QCCS 1583, par. 83-84 ; Y.F. c. J.D., 2019 QCCS 2142, par. 24.

[23] Voir par ex. Droit de la famille – 22689, 2022 QCCS 1583, par. 89-91, 201.

2 réflexions sur « La garde de l’animal de la famille lors d’une séparation : commentaires sur Fortier c. Geoffroy-Béliveau »

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