L’arrêt Jordan a été rendu par la Cour suprême du Canada le 8 juillet 2016. Il s’agit d’un jugement unanime au sens propre, c’est-à-dire relativement à la disposition de l’affaire, et donc sans dissidence, mais consignant une divergence de vues sur la nécessité d’intégrer des échéances à l’interprétation du droit constitutionnel de l’accusé d’être jugé à l’intérieur d’un délai raisonnable. Le jugement comprend ainsi les motifs concordants de quatre juges sur une formation, en l’occurrence maximale, de neuf. Motifs concordants et dissidents confondus, la présence d’au moins une opinion divergente se serait observée dans 46% des jugements publiés sur la période qui s’est écoulée de 1982 – date de la dernière grande révision constitutionnelle – à 2008 (Marie-Claire Belleau, Anik Lamontagne et Rebecca Johnson, « Les décisions de la Cour suprême du Canada de la juge McLachlin : une analyse statistique comparée », in David Wright et Adam Dodek (dir.): Public Law at the McLachlin Court: the First Decade, Irwin Law, 2011). Cela est sans incidence sur la contribution d’un jugement de la Cour suprême à l’état du droit positif et, sans bien sûr exclure la critique, n’est pas censé affaiblir l’autorité reconnue aux tribunaux dans une culture d’État de droit démocratique moderne.
Dans cet arrêt du 8 juillet 2016, la Cour suprême du Canada a revu son interprétation du droit, garanti par l’alinéa 11b) de notre seule et unique Charte des droits et libertés à faire partie de notre loi suprême et donc formellement constitutionnelle, qu’a l’accusé d’être jugé à l’intérieur d’un délai raisonnable. Il est essentiel à l’utilité du débat actuel de ne pas perdre de vue que, si l’article 11 de la Charte constitutionnelle emploie le terme plus large d' »inculpé », dans l’arrêt Jordan, et ce à la suite des arrêts Askov et Morin qu’il réexamine, il n’est question que des modalités d’application de ce droit dans le cours d’une procédure criminelle, non pas dans celui, plus général, de toute procédure pénale. En tout état de cause, mon propos est ici de répondre à la question de la possibilité, en droit positif, pour le législateur québécois de recourir à l’article 33 de la Charte constitutionnelle afin de, par une dérogation à l’alinéa 11b) de celle-ci, suspendre ou interrompre les délais indiqués dans l’arrêt Jordan en matière de poursuites criminelles.
Ainsi que je l’expliquais dans mon dernier billet, les délais prévus dans l’arrêt Jordan – en l’occurrence de 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale sans enquête préliminaire et de 30 mois pour celles qui l’y sont au terme d’une enquête préliminaire ou qui le sont devant une cour supérieure – ne sont pas d’absolue rigueur, mais des présomptions réfragables de ce que représente le délai raisonnable à l’intérieur duquel l’accusé a le droit constitutionnel d’être jugé. Il n’est, bien entendu, pas tenu compte du retard imputable à la défense (par. 60-67). Et la motivation de l’arrêt prévoit un degré de sévérité variable avec lequel il doit être disposé des tentatives de la poursuite de réfuter cette présomption, suivant que la procédure en cause avait (par. 92-104) ou non (par. 69-81) commencé au moment où l’arrêt qui nous occupe a été rendu, soit le 8 juillet dernier. Il est donc possible à la poursuite d’entreprendre de répondre à une demande d’arrêt de procédure présentée par la défense. Avec égards pour l’opinion exprimée dans les motifs concordants du juge Cromwell dans cette affaire, il était préférable, du point de vue de la primauté du droit, que la Cour suprême précise la manière dont elle entendait à l’avenir exercer le pouvoir et la responsabilité que lui confère l’alinéa 11b) de la Charte.
La Charte constitutionnelle et la répartition fédérative des compétences
La Charte canadienne des droits et libertés, qui figure en Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, se distingue formellement des autres textes que, de manière variable suivant les cas, elle recoupe matériellement, parmi les lesquels la Charte des droits et libertés de la personne qu’a adoptée en 1975 le législateur québécois. Elle fait partie de la loi suprême du Canada, si bien qu’elle conditionne la validité des lois fédérales aussi bien que des lois provinciales. Pour être valides, les lois des deux dernières catégories (y compris la charte québécoise, par exemple) doivent aussi chaque fois être admises par la répartition fédérative des compétences législatives, comme elles le doivent depuis l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce n’est donc que dans l’exercice valide de leur compétence respective que, en vertu du paragraphe 33(1) de la Charte constitutionnelle, « (l)e Parlement (fédéral) ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte », de sorte que, comme le prévoit le paragraphe (2), « (l)a loi ou la disposition qui fait l’objet d’une déclaration conforme au présent article et en vigueur a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de la charte ».
En d’autres termes, la dérogation à certains droits constitutionnels que – sous réserve de simples conditions de forme prévues aux paragraphes (3) et (5) et auxquelles l’arrêt Ford a ajouté l’interdit d’effets rétroactifs – permet l’article 33 de la Charte constitutionnelle n’autorise pour autant ni le législateur fédéral ni celui des provinces à déroger à la répartition fédérative des compétences législatives.
Précisons aussi que c’est son appartenance à la loi suprême qui fait de la Charte canadienne un texte auquel un législateur ordinaire (fédéral ou provincial) ne peut déroger que dans la mesure où elle le prévoit, ce qui autrement nécessiterait une modification constitutionnelle formelle mobilisant la procédure (variable) aménagée par certaines des dispositions de la Partie V de la Loi constitutionnelle de 1982. Il s’agit d’une différence notable avec les lois, « quasi constitutionnelles » (sur cette notion, voir notamment Robichaud c. Canada) mais néanmoins formellement ordinaires, relatives aux droits fondamentaux, dont la Charte québécoise, à la dérogation expresse à laquelle les dispositions de son article 52 n’étaient aucunement nécessaires. Il est établi dans notre droit qu’un législateur ne puisse lier ses successeurs par des conditions de fond (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, p. 563; Canada (Procureur général) c. Friends of the Canadian Wheat Board, par. 87), et à la lumière du droit britannique qui compte parmi les sources matérielles du dégagement des principes sous-jacents de notre notre loi suprême, il est improbable qu’il le puisse davantage par des conditions de forme (Jackson v Attorney General, par. 9).
À la lumière de ce qui précède se pose la question de la compétence législative à la laquelle ressortirait une dérogation à l’article 11 de la Charte constitutionnelle ou de son seul alinéa b) de manière à suspendre ou interrompre les présomptions de délai raisonnable en matière de poursuites criminelles indiquées dans la motivation de l’arrêt Jordan.
Les notions de « double aspect » et de « domaine partagé »
Comme virtuellement tous les domaines de droit interne, le droit pénal forme, dans le cadre de la fédération canadienne, un domaine de droit qui, en raison de la pluralité des aspects sous lesquels il est possible de l’appréhender, est « partagé » entre les diverses compétences législatives que, ensemble mais jamais individuellement, les dispositions qui le composent peuvent mobiliser. Autrement dit, si toutes les dispositions qui entrent dans la composition d’un domaine de droit ne ressortissent pas à la même compétence, et si parmi les compétences sollicitées il peut s’en trouver une ou plusieurs exclusives provinciales d’une part et une ou plusieurs exclusives fédérales de l’autre, en revanche une même disposition, une même norme juridique, n’est pas censée pouvoir relever à la fois de deux compétences, assurément pas l’une exclusive fédérale, l’autre exclusive provinciale.
En effet, même s’il arrive regrettablement à des juges de la Cour suprême de suggérer que l’adoption d’une même norme puisse relever à la fois de deux compétences législatives appartenant au même ordre – par exemple les compétences provinciales exclusives sur la « propriété et les droits civils dans la province » et sur « toutes les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province » prévues respectivement aux paragraphes 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir notamment le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, par. 134, j. en chef) -, jamais une même norme ne peut être tenue pour ressortir à la fois à une compétence exclusive fédérale et à une compétence exclusive provinciale. Il en va des conditions de possibilité mêmes du fédéralisme. Dans notre jurisprudence, cette exigence est exprimée par celle du « rattachement principal (ou dominant) » que, en raison de sa « nature véritable », la norme entretient avec une compétence, rattachement que, aux fins du contrôle de validité, le juge doit déterminer. Cette vérification est parfois appelée « classification » par notre jurisprudence (voir par exemple le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 65).
Sur la question précise du présent billet, des juristes ont, dans les médias, répondu de manière positive, et ce, en se contentant d’évoquer généralement l’existence des théories jurisprudentielles du « double aspect » et de la « compétence accessoire » (sur laquelle je reviendrai). Ce sont par exemple les professeurs Guillaume Rousseau et Daniel Turp, qui se sont satisfaits d’avancer dans Le Devoir que « (l)a théorie du « double aspect » ou celle des « effets accessoires » pourrait d’ailleurs être invoquée pour conforter la thèse selon laquelle le Québec peut légiférer sur les délais pour assurer la meilleure administration de la justice sur son territoire ». C’est encore le chroniqueur Frédéric Bérard qui, dans le journal Métro, écrivait ce qui suit: « Ce que je pense? Que Québec a probablement la compétence pour adopter la clause dérogatoire discutée, soit par cette même juridiction sur l’administration de la justice, soit par diverses théories de droit constitutionnel un peu techniques (et surtout trop longues à détailler ici), nommément la théorie du double aspect et la théorie du pouvoir accessoire. » Or, en droit constitutionnel, quand on a dit de telles choses, on n’a encore rien dit, de sorte qu’il est légitime de s’interroger sur la pertinence de cette pratique qui consiste à, dans les médias, ne rien dire du droit constitutionnel, non pas négativement, mais de manière positive.
Le double aspect est une théorie jurisprudentielle dont la version canonique nous a été donnée par l’avis du comité judiciaire du Privy Council britannique dans Hodge v The Queen (1883) (9 App. Cas. 117, p. 130) et qui permet notamment de comprendre que « subjects which in one aspect and for one purpose fall (under exclusive provincial jurisdiction), may in another aspect and for another purpose fall (under exclusive federal jurisdiction)« . Bien comprise – ce qui malheureusement ne s’observe pas même toujours chez les juges de la Cour suprême – cette notion ne coïncide pas avec celle de domaine de droit compétenciellement partagé, les deux ne se situant pas au même niveau. Tandis que le double aspect traite de la manière dont les faits se présentent aux yeux des normes juridiques, le domaine partagé intéresse celle dont un vaste ensemble normes juridiques se présente aux yeux de la répartition fédérative des compétences. Le double (ou les multiples) aspect(s) que peut présenter la même catégorie de faits aux yeux des normes juridiques contribue(nt) certes largement à la formation de domaines de droit partagés au regard de la répartition fédérative des compétences. Cela dit, il n’y a pas forcément domaine partagé dès lors qu’il y a double aspect, ni double aspect dans chaque catégorie de faits à laquelle s’applique l’une ou l’autre des normes qui composent un domaine de doit partagé sur le plan compétenciel. Par exemple, l’agression physique d’une personne par une autre présente un double aspect de droit criminel et de responsabilité civile sans que pour autant les normes qui l’appréhendent sous ces deux aspects différents relèvent d’un domaine du « droit des violences interpersonnelles ». D’autre part, le droit des affaires, pour prendre un exemple allant en sens contraire, peut se partager, entre autres, entre la compétence fédérale sur le commerce extraprovincial – qui n’est qu’une partie de la compétence fédérale exclusive attribuée par le paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 – et la compétence provinciale exclusive sur « (l)a propriété et les droits civils dans la province », sans que, à l’intérieur de ce domaine de droit, les normes juridiques adoptées en vertu de ces deux compétences exclusives ne s’appliquent nécessairement toujours aux mêmes catégories de faits.
Bien comprise encore, la notion de « domaine de droit compétenciellement partagé » ne devrait jamais, comme elle le fut par la juge en chef dans l’affaire Tsilhquot’in notamment (voir mon article sur cet arrêt), être confondue avec celle de « compétence concurrente ». Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, la Cour avait pourtant rappelé que « (c)e concept, connu sous le nom de doctrine du double aspect, ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérales et provinciales, mais ne crée pas de compétence concurrente sur une matière (comme le fait, par exemple, l’art. 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 en matière d’agriculture et d’immigration) » (par. 66). L’observation devait valoir tout autant pour la notion de domaine partagé.
Ce qu’il est important de retenir ici, c’est que les notions de « double aspect » et de « domaine partagé » ne font aucunement exception à l’exigence du rattachement principal ou dominant que, pour être valide, doit avoir toute disposition législative à la compétence du législateur qui l’a adoptée. Cela veut dire en l’occurrence qu’il revient à celui qui soutient que le législateur québécois peut recourir à l’article 33 de la Charte constitutionnelle, afin de, par une dérogation à l’alinéa 11b) de celle-ci, suspendre ou interrompre les délais indiqués dans l’arrêt Jordan en matière de poursuites criminelles, d’indiquer comment de telles dispositions pourraient relever principalement de la compétence exclusive provinciale sur « (l)’administration de la justice dans la province » plutôt que de la compétence exclusive fédérale sur « la procédure en matière criminelle ». Jusqu’ici, on n’a défendu cette thèse qu’au moyen de formidables pétitions de principe se doublant de déclarations ex cathedra faites dans les médias, en s’autorisant en plus à qualifier de « fallacieux » les arguments d’autrui sans se donner la peine d’en présenter aucun.
Aux termes du paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, le législateur fédéral est exclusivement compétent sur « (l)a loi criminelle, sauf la constitution des tribunaux de juridiction criminelle, mais y compris la procédure en matière criminelle ». Quant à eux, les législateurs provinciaux se voient attribuer compétence exclusive sur « (l)’administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l’organisation de tribunaux de justice pour la province, ayant juridiction civile et criminelle, y compris la procédure en matières civiles dans ces tribunaux ». Les législateurs provinciaux sont donc clairement incompétents sur la procédure criminelle. Ils le sont également en matière de poursuites aux termes de cette procédure, la compétence des procureurs provinciaux et de leurs substituts en matière de poursuites criminelles n’existant qu’en vertu d’une délégation prévue par une disposition fédérale, soit l’article 2 du Code criminel (P.G. (Can.) c. Transports Nationaux du Can, p. 223; R. c. Wetmore, p. 287).
Les présomptions de ce qu’est un délai raisonnable à l’intérieur duquel un accusé au criminel a le droit constitutionnel d’être jugé relèvent clairement de la compétence fédérale exclusive sur la procédure criminelle. Il s’agit de délais au sens d’échéances procédurales. Il faut savoir, par exemple, distinguer entre la notion de « délai » au sens (anglais) de retard ou même de durée, d’une part, et, de l’autre, celle de « délai » au sens d’échéance. Certes, la durée, jusqu’au retard, d’une procédure criminelle peut s’expliquer par de nombreux facteurs dont certains ressortiront à la compétence provinciale sur l’administration de la justice, mais l’échéance à laquelle elle est assujettie ne peut relever que de la compétence fédérale sur la procédure criminelle. En vertu de leur compétence sur l’administration de la justice, notamment, les provinces disposent de moyens qui leur permettent de contribuer au respect des échéances présumées par l’arrêt Jordan. Seulement, la détermination de celles-ci ressortit à la compétence fédérale sur la procédure criminelle. Il est invraisemblable que, par sa nature véritable, une dérogation à l’article 11 de la Charte constitutionnelle ou de son seul alinéa b) de manière à suspendre ou interrompre les présomptions de délai raisonnable en matière de poursuites criminelles indiquées dans la motivation de l’arrêt Jordan puisse être tenue pour se rattacher principalement à la compétence provinciale sur l’administration de la justice (dans la province).
La notion de « compétence accessoire »
En anglais, cette théorie est celle des incidental effects ou, un peu mieux, ancillary powers. L’idée, encore mieux suggérée par son nom français, est simplement que la compétence sur une matière ou un territoire s’étend à des matières autres ou à des effets extraterritoriaux dans la mesure où ils s’inscrivent dans un rapport suffisamment étroit de dépendance. Au sein d’une fédération en effet, il est raisonnablement pratique de prévoir qu’une sphère de pouvoir puisse déborder accessoirement hors des limites de sa compétence.
À en croire la jurisprudence, cette théorie n’autorise que l’adoption d’un nombre réduit de dispositions à titre d’accessoires d’une loi ou partie de loi qui se doit par ailleurs d’être valide dans son ensemble. Pourtant, l’adoption de plusieurs lois complètes dont la validité n’est pas mise en doute ne peut s’expliquer (même si ce ne serait parfois qu’en partie) que comme l’exercice d’une compétence accessoire. Quoi qu’en dise la jurisprudence, c’est assurément le cas, pour ne prendre que ces exemples, du Code canadien du travail, de la loi fédérale sur l’évaluation environnementale (Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), prévue à l’article 52 de la Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable), de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement, des lois fédérales et provinciales relatives aux droits de la personne (voir notamment la Déclaration canadienne des droits, la Loi canadienne sur les droits de la personne et Charte des droits et libertés de la personne du Québec) et de la loi fédérale sur l’expropriation. Malheureusement donc, la jurisprudence n’indique pas les conditions auxquelles l’adoption d’une loi complète est tout entière l’exercice valide d’une compétence accessoire. Elle ne prévoit que celles auxquelles représente un tel exercice l’adoption d’un nombre réduit de dispositions au sein d’un cadre législatif adopté globalement dans l’exercice régulier d’une compétence principale. Voici ces conditions.
Il faut au préalable que la loi ou partie de loi dont la ou les quelques dispositions contestées font partie soient valides dans leur ensemble (Renvoi relatif à la loi sur les valeurs mobilières, par. 129). C’est donc dire que la validité de quelques dispositions ne peut fonder celle du reste d’une loi ou partie de loi qui se révèle invalide lorsque prise dans son ensemble (Renvoi relatif à la loi sur les valeurs mobilières, par. 125). Il faut ensuite que les dispositions précises qui seraient invalides si elles étaient prises isolément soient suffisamment intégrées à cette loi ou partie de loi valide dans son ensemble. Le degré d’intégration varie en fonction de celui du débordement hors des limites de la compétence. Si le débordement est minime, la disposition contestée doit entretenir un simple lien fonctionnel avec la loi ou partie de loi dont elle fait partie. La jurisprudence parle ici parfois d’un lien rationnel avec l’objet de la loi, et fonctionnel avec ses effets (Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, par. 137-139, j. en chef). Ainsi, des dispositions accessoires ne pourraient pas être validées si ce n’est que par accident qu’elles servent fonctionnellement la loi ou partie de loi dont elles font partie. Si le débordement est important, pour être reconnue valide la disposition devra plutôt se révéler nécessaire à l’efficacité de la loi dont elle fait partie.
À mon avis, de voir un législateur provincial, dans l’exercice allégué de sa compétence exclusive sur l’administration de la justice (dans la province) intervenir directement sur une question se situant au centre de la compétence fédérale exclusive sur la procédure en matière criminelle serait assister à un débordement fort important. Or, la longue durée historique enseigne que, lorsque chaque ordre de pouvoir s’acquitte convenablement de sa part de responsabilité que représente la compétence dont il est investi dans le domaine du droit et de la justice criminels, il n’est aucunement nécessaire qu’un législateur provincial intervienne « accessoirement » sur la procédure criminelle de manière à en prévoir les échéances, que celles-ci soient de rigueur ou non. Si l’on conçoit facilement comment il peut se révéler nécessaire, dans l’exercice de la compétence substantielle et procédurale sur le droit criminel, d’intervenir accessoirement dans l’administration de la justice, l’inverse demande bien davantage d’imagination. Il en va de la nature même des compétences en cause. Au demeurant, la nécessité ici exigée en vertu de notre droit relatif à la résolution des conflits de compétences n’est pas, à mon sens, celle de l’urgence, pour répondre à laquelle d’autres moyens sont prévus.
La répartition fédérative des compétences en situation d’urgence
En situation d’urgence, seul le législateur fédéral peut suspendre temporairement la répartition fédérative des compétences de manière à prendre en charge l’exercice de compétences provinciales exclusives. Cette compétence d’urgence a été inférée de l’attribution fédérale résiduelle prévue à l’alinéa introductif de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Dans son avis de 1976 sur la Loi anti-inflation, la Cour suprême a précisé qu’il ne revient pas aux tribunaux de vérifier si urgence il y a dans les faits, mais seulement s’il existe des motifs raisonnables d’y croire. En outre, l’existence de tels motifs se présume, de sorte qu’il revient à la partie qui conteste la validité de l’exercice de la compétence fédérale d’urgence d’en établir l’inexistence. Si le gouvernement d’une province crie à l’urgence sur son territoire ou dans son champ de compétence, ne pourrait-il pas lui être difficile d’ensuite faire la preuve de l’inexistence de motifs raisonnable d’y croire?
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Dans un troisième et dernier billet au sujet de l’arrêt Jordan, je vais traiter des conditions auxquelles (lorsque juridiquement possible s’entend) il est légitime pour un législateur de déroger à des droits garantis par la constitution juridique formelle, autrement dit par la loi suprême. Je commenterai alors l’étude que mon collègue Guillaume Rousseau a produite pour l’Institut de recherche sur le Québec et sur laquelle il s’est depuis lors fondé à de nombreuses reprises afin de convoquer le recours à l’article 33 de la Charte constitutionnelle de la part du législateur québécois – pour reconnaître des effets civils à toute union spirituelle, pour sauvegarder la constitutionnalité du projet de loi québécois sur la neutralité religieuse de l’État (aidé alors paradoxalement par l’improbable avis de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse) et pour « déroger » à l’arrêt Jordan – , et ce avec une audience certaine.
3 réflexions sur « Arrêt Jordan: le Québec ne peut pas recourir à la « clause dérogatoire » »