Il y a plus de vingt ans déjà, dans La liberté d’expression entre l’art et le droit Jean-François Gaudreault-Desbiens se posait la question : « Imaginons un instant un procès où, pêle-mêle sur le banc des accusés, s’entasseraient Picasso, Braque, Gauguin, Klee, Brancusi… Le chef d’accusation? S’être approprié la symbolique et la thématique visuelles de peuples colonisés en vue de les intégrer à leur art et d’en tirer profit. La scène n’est pas aussi surréaliste qu’on pourrait le croire : elle ne fait que reprendre l’essentiel de la critique que des porte-parole de minorités ethniques adressent à une pratique artistique occidentale appelée appropriation culturelle. Mais en quoi cela devrait-il constituer un délit? Comment en est-on arrivé à considérer cette pratique comme immorale et même à demander qu’elle devienne illégale? (p. 104) »
Sur le plan « synchronique », disons que la scène n’aurait aujourd’hui plus rien de surréaliste, tellement les cas plus récents à avoir été rapportés sont absurdes, et d’autant choquants (voir ici, ici, ici et là). Par exemple, après avoir rendu compte de quelques affaires pourtant consternantes, Jonathan Kay relate celle-ci : « It gets worse. An organization that one might hope would be leading the fight for free speech—The Writers Union of Canada (TWUC), which claims to represent the interests of published authors—went all in on the side of DNA-based censorship. In May, when the editor of TWUC’s in-house magazine, Hal Niedzviecki, wrote a satirical editorial encouraging Canadian writers to reach outside their own narrow cultural silos, he was pilloried, humiliated and forced to step down. At the time, I served as editor of a leftist arts-and-letters monthly, and wrote an opinion piece protesting Niedzviecki’s treatment, while casting cultural appropriation as a subject that should be the subject of good-faith debate. Even that opinion is now taboo, I discovered. I, too, was attacked, including by some of my own colleagues. »
Le marxisme culturel comme soubassement
Sur le plan « diachronique » ou généalogique, la critique d’appropriation culturelle compte parmi ses principales racines un improbable marxisme culturel, notamment chez Kenneth Coutts-Smith qui, dès 1976, soutenait la thèse selon laquelle l’art moderne est une superstructure dont la fonction fut d’abord de s’approprier l’histoire afin d’universaliser les intérêts de la seule bourgeoisie, et ce en se faisant de plus en plus formel et « extra-historique ». Avec le développement la « science historique » et de ses objections à l’encontre de l’idéologie artistique, l’art occidental bourgeois aurait été privé de cette possibilité d’appropriation historique. En même temps, l’art devenu formel se serait mis à manquer de contenus. Or, comme le capitalisme devait nécessairement se doubler d’un impérialisme, puis du colonialisme, l’art moderne se serait ensuite dardé sur les cultures colonisées afin d’y puiser de nouveaux contenus, ainsi arrachés à leur contexte signifiant, pour combler le vide d’un art formel consumériste et réifiant. Voilà comment Coutts-Smith en est venu à parler du « shift of central emphasis in the ongoing process of appropriation from the historical domain directly to the geographical, and, ultimately, to the colonial domain » («Some General Observations on the Problem of Cultural Colonialism», p. 11).
De nos jours, la dimension économique n’est aucunement évacuée du discours des indignés de l’appropriation culturelle qui, comme je l’ai dit dans mon premier billet, cherchent à exproprier l’artiste de son œuvre. Ainsi que le rapportait Jean-François Gaudreault-Desbiens en 1996, « [l]’appropriation par des Blancs de rôles de personnages d’une origine raciale autre que la leur empêcherait les acteurs de même race que ceux-ci d’occuper une place qui, selon eux, leur reviendrait et d’en tirer les profits ». Aussi « les artistes blancs s’approprieraient[-ils] non seulement la culture de ces minorités, mais également le marché potentiel de leurs artistes » (cité, p. 120). On remarquera, au terme de cette fusion de la critique du capitalisme et de celle du racisme systémique « néocolonialiste », la dimension culturo-dirigiste de l’économie culturelle qui en résulte comme un curieux alliage.
La trace du marxisme culturel s’observe aussi dans la négation de toute autonomie à l’art, qui est ainsi réduit à son « contexte de production », au point que la création artistique se voit nier toute réalité. L’artiste et sa création deviennent des mythes bourgeois et colonialistes, l’art une superstructure et la lutte pour l’art une question de responsabilité morale ou politique, au sein d’un discours qui en réalité est incapable d’indiquer son ancrage normatif.
Un despotisme esthétique doublé d’un terrorisme littéraire
C’est bien la conception moderne de l’art et de la liberté d’expression qui est rejetée par la critique d’appropriation culturelle. Comme l’a bien dit encore une fois Jean-François Gaudreault-Desbiens, « non contente de remettre en cause l’autonomie de l’art par rapport à la société globale, cette critique tend aussi à nier que l’expression individuelle de l’artiste puisse être vraiment libre et soutient, dans ce sens, que l’idée même de la liberté d’expression, telle que consacrée dans la philosophie occidentale de l’art et du droit, s’inscrit dans un contexte politique de domination eurocentrique. [… P]our les critiques de l’appropriation culturelle, l’artiste est un être d’abord social qui peut devenir, par le truchement de son art, un instrument d’affirmation identitaire; partant, il assume une responsabilité qui, d’une certaine façon, limite sa propre liberté. [… Q]uelle serait la nature d’une telle responsabilité? Celle d’un artiste autochtone serait de respecter sa culture et sa tradition – position qui se situe aux antipodes de la philosophie de l’art moderne –; celle d’un artiste blanc se résumerait à prendre conscience de la source de son privilège de libre expression et de prendre garde de [ne pas] perpétuer des stéréotypes. […] Le rapport à l’imagination des opposants de l’appropriation culturelle implique l’assujettissement de l’imagination à un régime de propriété collective » (p. 126-127).
Au motif que l’esthétique « occidentale » serait incapable d’apprécier à sa juste valeur l’altérité artistique, on a convoqué une ghettoïsation de l’art et l’enfermement essentialiste des artistes. Jean-François Gaudreault-Desbiens indique que « des critiques de l’appropriation culturelle ont proposé que les décisions relatives au financement public de projets artistiques se fondent désormais à la fois sur leur valeur artistique intrinsèque et sur des considérations d’ordre politique et culturel. Cela permettrait, croient-ils, de tenir compte du patrimoine culturel de chacun au stade de l’évaluation des projets, ce qui éliminerait toute possibilité d’évaluation comparative de projets présentés par des artistes de traditions culturelles différentes » (cité, p. 121).
Nous nous pencherons le moment venu sur l’actuelle politique du Conseil des arts du Canada. Mais, que ce soit de cette dernière manière ou d’une autre, la critique d’appropriation culturelle remet en question la qualité de l’œuvre comme seul critère d’évaluation de sa valeur artistique, valeur qui de toute façon devient chez elle tributaire du respect de principes moraux ou, plus exactement, politiques. La logique qui est ici à l’œuvre (sans jeu de mots) n’est autre que celle du despotisme esthétique, qui « nie […] l’art même qui arrête l’attention sans finalité, propose, dans une adresse indéterminée à n’importe qui, des scènes dépassant les regardeurs » (Christian Ruby, « Que faire face à une (demande de) censure d’œuvre d’art? », p. 10).
La critique d’appropriation culturelle est aussi despotisme voire terrorisme littéraire. Dans une allocution où elle a confié à son auditoire en être venue à s’autocensurer, Lionel Shriver a bien expliqué l’évidence du fait que cette critique, que ce procès compromet le droit des écrivains « to write fiction at all ». « Meanwhile, the kind of fiction we are ‘allowed’ to write is in danger of becoming so hedged, so circumscribed, so tippy-toe, that we’d indeed be better off not writing the anodyne drivel to begin with. […] The moral of the sombrero scandals is clear: you’re not supposed to try on other people’s hats. Yet that’s what we’re paid to do, isn’t it? Step into other people’s shoes, and try on their hats. »