Mon débat avec le philosophe du droit Benoît Frydman

À la faveur de ce que ma convention collective appelle un « dégagement pour enrichissement des connaissances et recherche », j’ai pu séjourner, pendant un peu plus d’un mois, à l’Université catholique de Louvain (UCL), où je fus accueilli par les professeurs Sophie Weerts, Céline Romainville et Charles-Hubert Born. Mon accueil s’est fait dans le cadre du Louvain Global College of Law, dont les conditions sont excellentes. C’est à cette occasion que le professeur et philosophe du droit (du Centre Perelman de l’Université libre de Bruxelles) Benoît Frydman et moi avons été invités à débattre de l’idée de droit global.

Intitulé « Le droit global existe-t-il? », ce débat fut tenu le 7 mars dernier. Il portait plus précisément sur quatre questions, que je reproduis ici, accompagnées surtout du texte des réponses que je leur ai données. La vidéo intégrée au présent billet est celle de la partie 1/5. La suite est accessible sur la page YouTube de l’Institut pour la recherche interdisciplinaire en sciences juridiques de l’UCL.

  • Qu’entendez-vous par droit global?

J’entends par là quelque chose qui n’existe pas, ou plutôt un emploi abusif des mots du droit qui est finalement contraire à cette composante du patrimoine constitutionnel mondial qu’est l’État de droit.

Au sujet du « droit global », mon collègue Benoît Frydman parle des nouvelles normativités générées par la mondialisation (dont les indicateurs et les labels) comme d’OJNIs. Or en passant, sans autre forme d’explication et au sujet du même objet, d’un discours sur des normes à un discours sur du droit, sur des normes juridiques, Benoît Frydman s’expose à toutes les critiques qu’on peut adresser au pluralisme juridique, dont il reprend le mot d’ordre « ubi societas, ibi jus », critique parmi lesquelles figure celle de panjuridisme[1]. Le hic, effectivement, c’est que l’État de droit, comme principe revendiquant une valeur politique, suppose évidemment l’idée d’une société dans laquelle il est possible de distinguer les normes juridiques des autres normes, le droit du reste.

L’État de droit admet bien entendu l’idée de reconnaissance d’effets à d’autres ordres juridiques. Un vieil exemple en est celui du droit international privé. Or, penser la pluralité des ordres juridiques et de leurs opérations de reconnaissance n’exige pas, mais exclut selon moi, l’adhésion au paradigme pluraliste.

Neil Walker, quant à lui, définit très généralement le droit global comme « une adhésion ou un engagement pratiques envers l’idée d’un fondement universel ou autrement mondial de certaines normes juridiques ou dimensions du droit »[2]. En ce sens, fort différent, le droit global comprend le constitutionnalisme global, qui lui comprend le principe d’État de droit.

D’ailleurs, Benoît Frydman se trompe lorsqu’il affirme que ce dernier « ambitionne de réaliser un État de droit, voire pour certains une démocratie, à l’échelle planétaire »[3]. Selon Anne Peters, par exemple, le constitutionnalisme global comprend la constitutionnalisation du droit international ainsi que la mondialisation de la science du droit constitutionnel[4]. Cette idée rejoint le volet constitutionnel de celle de jus gentium que l’on trouve chez Waldron, qui finit par parler d’un droit commun principiel et méthodologique qu’il faudrait se garder de prendre comme un ensemble de normes de droit positif[5]. Elle rejoint de la sorte aussi celle de standards juridiques mondiaux, qu’on peut reconnaître dans la fécondation croisée des jurisprudences ou dans les travaux de la Commission de Venise[6].

Donc, pour répondre à la question, je dirais que je connais :

– le droit international et autrement supranational;

– le constitutionnalisme global;

– à la rigueur, le droit global comme « adhésion ou un engagement pratiques envers l’idée d’un fondement universel ou autrement mondial de certaines normes juridiques ou dimensions du droit »;

– (pour avoir lu mon collègue,) la prolifération de nouvelles normes dont s’est accompagnée la dernière grande vague de mondialisation des biens et services, et donc une forme de non-droit global.

Toutefois, je ne connais pas de droit global au sens où veut l’entendre mon collègue. 

  • Quel est le rôle de l’État dans le droit global?

Dans cet inexistant mais néanmoins problématique « droit global » selon Benoît Frydman, le rôle de l’État me semble demeurer imprécis, ambigu.

Mon collègue veut nous faire « sortir de la caverne de la souveraineté ». Heureusement, son pluralisme juridique n’est pas pour autant anti-étatiste comme le sont les versions plus radicales de cette posture. Si son « droit global est un droit sans souverain, ce n’est pas un droit sans état »[7]. Cela dit, la signification normative particulière et la prépondérance subsistante mais certaine du droit étatique par rapport aux autres « droits » ou normativités me paraît être un peu trop commodément évacuée par le relativisme de son pluralisme juridique.

C’est le problème d’un discours juridique sans concept de juridicité, d’un DiJNI pourrait-on dire, qui se double ici d’un discours « critique » sans concept de justice : le relativisme juridique théorique se double d’un relativisme axiologique pratique.

Toute normativité peut être appelée droit, et peut ainsi faire l’objet d’une saisie instrumentale au service d’une « cause » arbitrairement choisie[8].

La mondialisation pose certes des défis à l’État de droit moderne, d’où le phénomène de « compensation » en lequel consiste le constitutionnalisme global, à la fois comme constitutionnalisation matérielle du droit international et comme relative mondialisation matérielle des droits constitutionnels nationaux.

Il est possible que, de fait, la mondialisation ait considérablement réduit la force ou l’effectivité de l’État de droit moderne, et donc qu’elle ait marginalisé le droit. Dans un tel cas, je ne vois pas ce que l’abandon implicite de tout critère de démarcation du droit des autres normativités au profit d’un panjuridisme empressé de qualifier tout norme de juridique peut apporter comme contribution théorique ou pratique. La règle moderne de reconnaissance du droit, dont dépend le principe d’État de droit, associe à l’État le système des sources formelles du droit[9].

Par conséquent, l’État doit demeurer au centre du droit global, dont je préfère parler comme le fait Neil Walker, ainsi que je l’ai dit : « une adhésion ou un engagement pratiques envers l’idée d’un fondement universel ou autrement mondial de certaines normes juridiques ou dimensions du droit ».

  • Quel est le rôle des juristes dans le droit global?

C’est un peu l’avenir de l’État de droit moderne qui ne joue dans un tel débat. C’est aussi celui du droit comme discipline.

Comme l’a écrit Brian Tamanaha, « les juristes se situent au cœur de l’État de droit, qui ne peut se maintenir sans réunion de ce groupe de professionnels autour des valeurs de légalité »[10]. Il ne faudrait pas sous-estimer la force des dispositions anti-juridiques des professeurs de droit, surtout en Amérique du Nord : Sociological Jurisprudence; Legal Realism, Law and Society / Law Reform; Critical Legal Studies.

Bien plus profondément encore, c’est l’histoire de la philosophie du droit et de la pensée juridique qui nous est mal racontée, si bien qu’elle occulte la destruction du droit comme savoir pratique, comme raison pratique (non pas théorique), mais instituée, collective, inductive, prudente, fondée sur l’expérience, donc foncièrement distincte de la philosophie ou de la pure morale. Cette idée s’est exprimée dans les mots de « raison artificielle » chez un illustre common lawyer tel qu’Edward Cooke (1552-1634), qui dans l’affaire Prohibitions del Roy (1607) sur laquelle il siégeait comme président de la Cour des Plaids Communs, a écrit que “his Majesty was not learned in the laws of his realm of England and causes which concern… his subjects are not to be decided by natural reason but by artificial reason and judgment of law, which law is an act which requires long study and experience, before that a man can attain to the cognizance of it” Dans la première partie de ses Institutes (Coke on Littleton, 1628), ce même juriste a soutenu que “reason is the life of law, nay the common itself is nothing but reason, which is to be understood of an Artificial perfection of reason gotten by long study, observation, and experience, and not of every man’s natural reason.” (97b)

Avec Hobbes, une conception du droit comme pur instrument de la volonté politique souveraine s’est imposée, en s’attribuant le monopole de l’idée de positivité juridique, ce qui s’est fait au moyen d’une caricature de la common law comme « droit naturel », oblitérant l’idée de raison artificielle[11]. Cette pensée, c’était celle de l’absolutisme, qui a préparé le terrain au volontarisme juridique légicentriste et qui devait permettre aussi toute une gamme plus tardive d’instrumentalismes juridiques[12].

Aujourd’hui, quelques rares juristes, dont Jeremy Waldron, posent la question suivante : « Et si le jus gentium était largement inconnu et inintelligible à ceux qui se réclament de l’étude des idées morales pour être plutôt étudié et mis en œuvre par ceux qui se sont formés au droit et s’en enorgueuillissent[13] ? »

Autrement dit, il y a deux postures que peuvent prendre les juristes devant la mondialisation : une posture anti-juridique et un peu amnésique, l’autre, qui est tout le contraire. Malheureusement, la première me semble mieux se porter, d’où la crise du constitutionnalisme dont parle Anne Peters.

Nous assistons peut-être à l’heure actuelle à la fin de l’État de droit comme de l’État libéral démocratique.

  • Le droit global peut-il ou pourrait-il être juste?

La question du rapport du droit à la justice est à la fois nécessaire et vaste. À mon avis, il est important pour le droit de ne pas trop embrasser pour ne pas mal étreindre.

Il ne faut pas perdre de vue les limites du droit, qui demeure essentiellement l’institutionnalisation d’une justice plus formelle que concrète.

Il ne faut pas perdre de vue non plus la revendication de valeur de l’État de droit, du moins celle de noyau dur. L’État de droit suppose celle d’une règle de reconnaissance, d’un critère de distinction du droit du reste.

Ne doit pas davantage nous échapper le fait qu’il ne faille pas perdre de vue la nature irréductiblement normative du droit, qui jamais ne pourra être réduit à l’objet d’une science théorique. Ni le non-fondationnalisme (le fin de la recherche de « fondements » extérieurs) ni l’absence d’accord ne peuvent servir, comme on le croit généralement, d’argument au non-cognitivisme moral et juridique et au relativisme[14].

Enfin, il faut regretter que les juristes tendent à perdre le sens des limites de leur champ de spécialisation, les limites de leurs compétences professionnelles. La science a besoin de communautés épistémiques qui soient structurées en disciplines. L’interdisciplinarité vaut mieux que la transdisciplinarité.

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[1] M. St-Hilaire, « The Study of Legal Plurality outside « Legal Pluralism »: The Future of the Discipline? », in Shauna Van Praagh et Helge Dedek (Eds), Stateless Law: Evolving Boundaries of a Discipline, Routledge, 2015, p. 115-132.

[2] N. Walker, Intimations of Global Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 18.

[3] B. Frydman, Petit manuel pratique de droit global, Académie royale de Belgique, coll. « L’Académie en poche », série « L’économie de marché est-elle juste ? », vol. 4, 2014, p. 69.

[4] A. Peters, « Le constitutionnalisme global : Crise ou consolidation ? », Jus Politicum, no 19 : http://juspoliticum.com/article/Le-constitutionnalisme-global-Crise-ou-consolidation-1197.html

[5] J. Waldron, “Partly Laws Common to All Mankind”: Foreign Law in American Courts, Yale University Press, 2012.

[6] M. St-Hilaire, « Standards constitutionnels mondiaux : épistémologie et méthodologie », in Mathieu Disant, Gregory Lewkowicz et Pauline Türk (dir.), Les standards constitutionnels mondiaux, Bruylant, 2017, p. 11-75.

[7] B. Frydman, op. cit., p. 73.

[8] B. Frydman, « Introduction », in C. Bricteux et B. Frydman (dir.), Les Défis du droit global, Bruylant, 2018, pp. 7-23, à la page 16. L’introduction est accessible gratuitement en ligne : https://www.larcier.com/fr/les-defis-du-droit-global-2017-9782802753957.html

[9] M. St-Hilaire et L. Bich-Carrière, « La constitution juridique et politique du Canada: notions, sources et principes », JurisClasseur Québec, coll. «Droit public», Droit constitutionnel, fasc. 1, Montréal, LexisNexis Canada, feuilles mobiles, 2011.

[10] B.Z. Tamanaha, The Rule of Law: History, Politics, Theory, Cambridge University Press, 2012, p. 59

[11] T. Hobbes, A Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England, ed. by J. Crospey, University of Chicago Press, 1971.

[12] B.Z. Tamanaha, Law as a Means to an End: Threat to the Rule of Law, Cambridge University Press, 2009.

[13] J. Waldron, op. cit., p. 74.

[14] R.M. Dworkin, Justice for Hedgehogs, Harvard University Press, 2013.

 

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