Le gouvernement peut-il forcer les commissions scolaires à appliquer la Loi sur la laïcité de l’État?

Le projet de Loi sur la laïcité de l’État (« la Loi ») déposé par le gouvernement du Québec pose son lot de problèmes. Plusieurs de ses dispositions portent clairement atteinte aux droits fondamentaux des personnes visées, notamment leur droit à l’égalité sans discrimination, leur liberté de religion et leur liberté d’expression. Dans la mesure où les dispositions de la Loi prévalent sur celles des conventions collectives dûment négociées, elles portent aussi probablement atteinte à la liberté d’association des salariés syndiqués du secteur public. C’est sûrement en raison de ces atteintes évidentes qu’on y ait inclus des dispositions de dérogation de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Charte des droits et libertés de la personne.

Au-delà de la question de la constitutionnalité de la Loi – laquelle me semble malheureusement acquise, malgré l’opinion savante de certains de mes collègues – se pose celle de son application. Au moins une commission scolaire a déjà annoncé qu’elle ne l’appliquerait pas, ce qui a mené la ministre de la Sécurité publique à faire l’affirmation loufoque selon laquelle ce serait à la police d’assurer l’interdiction applicable à certaines personnes enseignantes de porter des signes religieux.

Mais ce n’est pas parce que la Loi ne comprend pas de dispositions pénales qui habiliteraient l’intervention de la police qu’elle n’est pas applicable. Dans ce billet j’explique que, sur le plan strictement juridique, le gouvernement détient tous les pouvoirs nécessaires pour assurer que les commissions scolaires appliquent la Loi. Par contre, le droit ne s’applique pas par lui-même; il est mis en œuvre par des personnes. Il est donc possible que l’interdiction de porter les signes religieux soit, dans les faits, assez inefficace.

Comment une Commission scolaire pourrait-elle refuser d’appliquer la Loi?

La Loi sur la laïcité comporte très peu de dispositions prévoyant sa mise en œuvre. L’essentiel se trouve à son article 12, lequel prévoit :

« 12.  Il appartient à la personne qui exerce la plus haute autorité administrative, le cas échéant, sur les personnes visées à l’article 6 ou au premier alinéa de l’article 8 de prendre les moyens nécessaires pour assurer le respect des mesures qui y sont prévues. Cette fonction peut être déléguée à une personne au sein de son organisation. »

Rappelons que l’article 6 de la Loi interdit aux personnes dites « en situation d’autorité » – dont les membres du personnel enseignant et de la direction des écoles publiques – de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions et que le premier alinéa de son article 8 oblige les membres du personnel d’un organisme public à exercer leurs fonctions à visage découvert. Quant aux autres alinéas de l’article 8, ils obligent les personnes qui reçoivent un service public de découvrir le visage « lorsque cela est nécessaire pour permettre la vérification de son identité ou pour des motifs de sécurité ».

La Loi sur la laïcité n’indique pas qui serait « la personne qui exerce la plus haute autorité administrative » d’un organisme public. Il s’agit d’une locution qui se trouve dans plusieurs lois, dont la Loi sur la gestion et le contrôle des effectifs des ministères, des organismes et des réseaux du secteur public ainsi que des sociétés d’État. L’article 16 cette loi donne comme exemples « le sous-ministre, le président, le directeur général ou toute autre personne responsable de la gestion courante de l’organisme public ».

Dans le cas d’une commission scolaire, c’est le directeur général qui « assure la gestion courante des activités et des ressources », et ce, en vertu de l’article 201 de la Loi sur l’instruction publique. Le directeur général est donc la personne qui exerce la plus haute autorité administrative de la commission scolaire et il lui incombe de « prendre les mesures » (ou de déléguer quelqu’un pour les prendre) pour assurer que les membres du personnel enseignant et de la direction des écoles embauchés ou promus après le dépôt de la Loi ne portent pas de signes religieux. Il a la même responsabilité en ce qui concerne l’obligation qui incombe aux autres membres du personnel d’exercer leurs fonctions à visage découvert. La Loi ne stipule pas la forme précise que doivent prendre ces mesures, mais on peut imaginer qu’il s’agirait de directives administratives ou autres instruments dits « pararèglementaires ». Quiconque ne se conformerait pas à de telles directives serait alors sujette à des mesures disciplinaires – y compris le congédiement – dont les balises sont bien connues en droit du travail. Rappelons, par ailleurs que les conventions collectives qui feraient obstacle à de telles mesures ne seraient d’aucun secours pour les personnes visées, puisque l’article 15 de la Loi prévoit qu’« [u]ne disposition d’une convention collective […] ou de tout autre contrat relatif à des conditions de travail qui est incompatible avec les dispositions de la présente loi est nulle de nullité absolue. »

Par ailleurs, la responsabilité de la mise en œuvre de l’obligation de recevoir les services à visage découvert n’est pas spécifiquement attribuée à la « plus haute autorité administrative ». Différents modèles sont alors possibles. Par exemple, lorsque l’identité des élèves doit être vérifiée (notamment lors des examens ministériels), les règles et procédures pourraient être établies par la commission scolaire, par la direction d’école, par le conseil d’établissement, ou même par les membres du personnel enseignant.

Mais qu’arriverait-il si l’on refusait de prendre des mesures pour assurer le respect de la Loi sur la laïcité? Tout dépend de la provenance du refus. Si le conseil des commissaires ou son comité exécutif adoptait une résolution ordonnant au directeur général de ne pas prendre les mesures nécessaires pour assurer le respect de la Loi sur la laïcité, il ne serait pas tenu d’y obéir. En effet, le pouvoir du directeur général en la matière est tiré directement de la Loi sur la laïcité et pas de la Loi sur l’instruction publique ni de son contrat de travail. Une résolution prévoyant son congédiement pour insubordination serait alors nulle. Si, au contraire, c’était le directeur général qui refusait de prendre des mesures pour assurer le respect de la Loi, alors le conseil des commissaires pourrait le congédier. Notons, par contre, qu’en vertu de l’article 200 de la Loi sur l’instruction publique, cela prendrait un vote d’au moins les deux tiers des membres du conseil des commissaires ayant le droit de vote.

Donc, en pratique, pour qu’une commission scolaire refuse formellement de mettre en œuvre la Loi sur la laïcité de l’État, il faudrait que son directeur général et plus d’un tiers des membres du conseil des commissaires soient impliqués. Reste à savoir ce qui arriverait si une commission scolaire prenait toutes les mesures formelles prescrites par la Loi sans réellement les appliquer. Je reviens à cette question à la fin du présent billet. Avant d’y arriver, portons notre attention sur les mesures disponibles au gouvernement pour assurer le respect de la Loi.

Que peut faire le gouvernement devant le refus d’une commission scolaire? 

Le gouvernement n’est pas sans outils pour s’assurer qu’une commission scolaire récalcitrante applique la Loi. Sans prétendre qu’il s’agisse d’une liste exhaustive, je me limite ici à en décrire trois : la retenue ou l’annulation de subventions, la tutelle et le recours judiciaire.

La retenue ou l’annulation de subventions

En vertu de sa loi constitutive et de la Loi sur l’instruction publique, le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport peut accorder aux commissions scolaires des subventions, lesquelles sont mises en œuvre par des règles budgétaires aux fins, notamment, d’instaurer une péréquation qui tient compte du pouvoir de taxation des différentes commissions scolaires. La Cour d’appel a reconnu qu’il s’agit là de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui n’est pas susceptible de contestation judiciaire à moins qu’il soit arbitraire ou déraisonnable. Rien n’empêche le ministre d’utiliser ce pouvoir pour « punir » des commissions scolaires qui refusent d’assurer le respect de la Loi sur la laïcité de l’État. D’ailleurs, c’était la menace de retenir des subventions qui a enfin mené la Commission des écoles protestantes de Montréal à se conformer à la Charte de la langue française et à cesser d’admettre illégalement des élèves francophones aux écoles anglaises (voir, à cet effet, Sheila Arnopolous et Dominique Clift, The English Fact in Quebec, McGill-Queen’s Press, 1984 aux pp. 91-92).

On peut douter de l’opportunité et de l’efficacité de cette stratégie. Sur le plan de l’opportunité, il serait permis de croire qu’une telle mesure serait impopulaire, car elle aurait comme effet de punir indirectement les élèves en privant les commissions scolaires des ressources nécessaires à la réussite de leur mission. En ce qui concerne l’efficacité, l’histoire nous fournit encore un exemple : suite à l’adoption de la Charte de la langue française, la Commission scolaire catholique de Montréal a continué à admettre illégalement des élèves francophones aux écoles anglaises en se privant des subventions. Pendant un certain temps, elle a simplement absorbé les coûts (Arnopolous et Clift, p. 91).

La mise sous tutelle

Si le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport venait à la conclusion qu’une commission scolaire ne respectait pas son obligation de mettre en œuvre la Loi sur la laïcité de l’État, il pourrait utiliser les pouvoirs de contrôle qui lui sont accordés par la Loi sur l’instruction publique, notamment celui prévu à son article 478.5, lequel habilite le ministre à « ordonner à une commission scolaire […] de se soumettre à des mesures de surveillance ou d’accompagnement ou d’appliquer les mesures correctrices qu’il indique. » Par contre, on peut imaginer que cette démarche soit infructueuse dans le cas d’une commission scolaire qui refuserait sciemment et ouvertement de se conformer à la Loi.

Dans un tel cas, le gouvernement (c.-à-d. le Conseil des ministres et pas seulement le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport) pourrait plutôt choisir de mettre la commission scolaire récalcitrante sous tutelle. L’article 479 de la Loi sur l’instruction publique prévoit une telle possibilité. En vertu de cet article, le gouvernement peut « ordonner que tout ou partie des fonctions ou pouvoirs d’une commission scolaire […] soient suspendus […] et nommer un administrateur qui exerce les fonctions et pouvoirs du conseil des commissaires […] » Notons, par contre, qu’un tel administrateur ne deviendrait pas, par le fait même, « la personne qui exerce la plus haute autorité administrative » au sens de la Loi sur la laïcité de l’État. Il reviendrait plutôt à l’administrateur d’ordonner au directeur général de prendre les mesures nécessaires pour assurer l’application de la loi et, s’il refusait, de le congédier et le remplacer.

Les recours judiciaires

On a aussi évoqué la possibilité d’un recours judiciaire. Il me semble qu’ici, le recours approprié soit celui du mandamus, plutôt que celui de l’injonction. Le Code de procédure civile range désormais le recours en mandamus dans la catégorie du « pourvoi en contrôle judiciaire » prévu à l’article 529, lequel permet à la Cour supérieure d’« enjoindre à une personne qui occupe une fonction au sein d’un organisme public […] d’accomplir un acte auquel la loi l’oblige ». Puisque le texte même de l’article et la possibilité d’exécution éventuelle d’un tel jugement requièrent qu’une personne physique soit visée par le recours, il me semble logique que la partie défenderesse soit le directeur général de la commission scolaire récalcitrante. Si ce dernier refusait de donner suite au jugement, il pourrait alors être cité à comparaître pour outrage au tribunal.

Par ailleurs, si cette voie est hypothétiquement disponible, elle ne me semble pas particulièrement efficace. C’est donc surprenant que la ministre de la Justice ait dit qu’ultimement le gouvernement devrait procéder ainsi pour forcer le respect de la Loi sur la laïcité.  Il n’y a aucune raison pour le gouvernement de mobiliser le pouvoir judiciaire dans la mesure où la Loi sur l’instruction publique lui accorde tous les pouvoirs nécessaires pour arriver à ses fins.

Le refus « clandestin » d’appliquer la loi

Les scénarios que j’ai avancés jusqu’ici présument que le refus éventuel de mettre en œuvre la Loi sur la laïcité serait public et pleinement assumé. Or, ce n’est pas parce que la direction générale d’une commission scolaire adopte formellement des mesures pour assurer que les membres du personnel enseignant ne portent pas de signes religieux que ces mesures seraient appliquées dans la réalité. L’embauche et la surveillance du personnel requièrent l’intervention de plusieurs acteurs, dont le personnel des ressources humaines de la commission scolaire et les membres de la direction des écoles.

Lors de l’embauche du personnel, il n’y a aucune façon de savoir si la personne candidate a l’intention de porter un signe religieux dans l’exercice de ses fonctions. Le fait d’en porter un en entrevue n’est pas en soi un indice fiable, puisque l’interdiction ne vise que la période pendant laquelle la personne est au travail. Il est donc difficile d’imaginer comment on pourrait mettre en œuvre l’interdiction a priori.

Reste alors le contrôle a posteri. Pour cela, il faudrait pouvoir déterminer, pour chaque personne sujette à l’obligation de « neutralité » : (a) si le « signe » qu’elle porte est religieux ou tout simplement esthétique (b) la date à laquelle elle a commencé à exercer ses fonctions (c’est-à-dire celle de son embauche ou de sa dernière mutation ou promotion). Évidemment, cela laisse une marge de manœuvre appréciable pour le gestionnaire qui ne souhaite pas être l’instrument d’une politique discriminatoire.

Comment le gouvernement va-t-il alors s’assurer que la Loi soit respectée dans les faits? Il est difficile d’imaginer que cela se fasse sans qu’un dispositif important de surveillance et de vérification soit mis en place. Malheureusement, il est à parier que cela donnera lieu à une culture de dénonciation malsaine et, qu’une fois de plus, ce seront principalement les personnes appartenant à des minorités visibles qui en feront les frais.


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Auteur : Finn Makela

Finn Makela est membre du Barreau du Québec depuis 2005 et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis 2009. Il est diplômé en philosophie des universités McGill et Carleton et a étudié le droit civil et la common law à l’Université McGill. Il a fait son doctorat en droit à l’Université de Montréal. Avant de se joindre à la Faculté, le professeur Makela a pratiqué le droit pendant plusieurs années au sein d’un cabinet à Montréal, où il œuvrait dans les domaines du droit du travail, du droit administratif et des droits de la personne. Depuis, il poursuit ses recherches dans ces champs ainsi qu’en théorie du droit et en droit de l’enseignement supérieur. Il s’intéresse tout particulièrement à la reconnaissance étatique de la liberté d’association, sujet qu’il aborde de la perspective du pluralisme juridique.

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