Dérogation aux droits dans le projet de loi sur la laïcité de l’État: la synthèse

Arguments d’inconstitutionnalité, arguments d’illégitimité, voici sommairement résumé l’état de ma réflexion sur la question de l’actuel projet de dérogation à la charte constitutionnelle des droits dans le but de réaliser la « laïcité » de l’État québécois, notion dont j’ai autre part expliqué en quoi elle était étrangère à notre cadre constitutionnel ainsi qu’à l’histoire de celui-ci.

L’argument fondé sur le principe de respect des minorités

En effet, mes collègues Pierre Bosset et Louis-Philippe Lampron sont allés jusqu’à se fonder sur une révision imaginaire du principe même de l’arrêt Ford, qui est celui d’un contrôle purement formel plutôt que matériel de la dérogation aux droits. Ils l’ont fait en misant sur la croissance de l’« arbre vivant » (celui de la constitution à travers la jurisprudence), dont ils entendent cueillir le fruit que se veut le « principe non écrit » de respect des minorités (avis sur la sécession du Québec).

 

Dans l’affaire Baie d’Urfé, les tribunaux québécois ont jugé facilement que, une partie de la constitution ne pouvant (à l’exception de la procédure de modification constitutionnelle, ce que tous oublient) en annuler une autre, le principe non écrit de respect des minorités ne pouvait pas annuler la compétence sur les institutions municipales qu’attribue aux législatures provinciales le par. 92(8) de la Loi constitutionnelle de 1867 : « la jurisprudence de la Cour suprême est claire: ces principes non écrits ne peuvent pas être opposés à un texte constitutionnel écrit pour le contredire ou le vider complètement de sa substance », avait tranché la Cour d’appel. En ce qui concerne l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, tout est limpide : le pouvoir qu’il donne aux législatures provinciales comme au parlement fédéral est celui de suspendre temporairement certains droits à des conditions purement formelles. C’est clair dans le texte, c’est clair dans l’économie des dispositions de la charte et c’est encore clair dans le principe même de l’arrêt Ford, qui insiste du reste sur tout ce qui distingue l’article 33 de l’article premier.

Ajoutons le principe de l’arrêt Imperial Tobacco, selon lequel les principes non écrits ne peuvent pas contredire le texte de la charte canadienne, par exemple en ajoutant des droits à la liste qu’elle contient ou en en élargissant les items. Avec les plus grands égards pour les services de mes estimés collègues, c’est selon moi l’argument le plus faible.

La thèse selon laquelle la dérogation aux droits devrait être corrective plutôt que préventive

Mon collègue Louis-Philippe Lampron, dans le billet qu’il a publié dans le magazine Contact encore une fois, a écrit ce qui suit: « il m’apparaît que la constitutionnalité de l’utilisation préventive des dispositions de dérogation pourrait être contestée en l’espèce (avec des chances raisonnables de succès) ».

Il semble donc faire de la thèse selon laquelle le recours à l’article 33 ne pourrait faire l’objet que d’un usage correctif (a posteriori, après que les tribunaux se soient prononcés), une thèse juridique plutôt que simplement politique, mais il me paraît difficile de bien déterminer sa position.

 

Juridiquement, je ne connais aucun fondement à cette thèse. Politiquement, le soubassement de cette thèse est la populaire « théorie du dialogue », que j’ai toujours trouvée faible et dangereuse. Je vais donc répondre sur les deux plans d’un coup. Si l’on admet que, politiquement, le recours à 33 doit être réservé à l’urgence (voir plus bas), alors non, son usage ne doit pas être correctif (après avoir obtenu un jugement autre que celui qu’on souhaitait), mais bien seulement préventif, a prioriste. Il faut en effet choisir entre la voie régulière judiciairement contrôlable et celle, exceptionnelle et plus politique, de l’exception, et éviter de désavouer les jugements des tribunaux, car (1) l’article premier et l’article 33 sont différents, comme y insiste l’arrêt Ford (ainsi que je l’ai dit plus haut), et (2) l’urgence, par définition, demande de pouvoir agir vite, sans contrôle judiciaire régulier. (3) Désavouer les jugements des tribunaux est une mauvaise pratique, peu conforme à l’État de droit (qui admet la prise de mesures d’urgence). (4) Il faut éviter le gaspillage inutile de ressources judiciaires. (5) La « théorie du dialogue » concède trop à la thèse politiste de la mise en œuvre régulièrement parlementaire (plutôt que judiciaire) des droits formellement constitutionnels, thèse qui est étrangère à l’État de droit à la canadienne, où une loi constitutionnelle est… bel et bien une loi.

L’argument de la présomption interprétative de conformité du droit constitutionnel au droit international

Je n’ai pas vu passer cet argument, qui pourrait vouloir renforcer l’appel à une reconsidération de l’arrêt Ford. La thèse selon laquelle les tribunaux doivent, dans la mesure du raisonnablement possible, interpréter le droit constitutionnel, et notamment la charte canadienne, à la lumière du droit international (et même des traités non signés par le Canada), se dégage entre autres des arrêts R. c. Hape, Ontario c. Fraser et Thibodeau c. Air Canada. Jusqu’ici, cette théorie a été peu plaidée et a produit peu de résultat. Cette présomption est d’ailleurs réfragable (comme on dit en droit). Or, l’article 18.3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipule que: « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. » L’article 4.1 prévoit quant à lui que « Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale. » Or, 4.2 précise que « La disposition précédente n’autorise aucune dérogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18. » Les tribunaux pourrait-il passer par la présomption de conformité à la charte canadienne pour revoir le principe de l’arrêt Ford selon lequel la dérogation aux droits ne peut faire que l’objet d’un contrôle de forme plutôt que de fond? On objecterait sans doute la preuve des travaux préparatoires et de l’intention du constituant, ce qui aurait de bonnes chances de succès, mais le droit n’est pas, contrairement à ce qu’on a dit, la prédiction des décisions judiciaires.

L’argument fondé sur l’article 28 de la Charte canadienne

Cet argument est celui qu’a avancé ma collègue Kerri Froc, entre autres personnes. L’article 28 de la charte canadienne se lit comme suit: « Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. » Nous n’avons pas de véritable jurisprudence à son sujet, mais que la genèse du texte de la charte, qui n’est pas une preuve contraignante. Cette disposition s’inspire de l’article 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (précité) et de l’article 1 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

D’abord, soulignons la portée limitée de cet argument, car des hommes (des sikhs par exemple) seront aussi touchés par la loi projetée.

Ensuite, il demeure vraisemblable que cet article ne soit qu’un article interprétatif, une disposition relative à la manière d’interpréter tous les droits de la charte, de sorte que l’impossibilité d’y déroger n’intéresserait que l’interprétation de droits qui n’ont pas été suspendus. C’est d’ailleurs la thèse défendue par Chartepédia, une ressource qui a été mise en ligne par le ministère fédéral de la Justice: « L’article 28 est souvent mentionné comme un article connexe de l’article 15 dans les affaires dans lesquelles on allègue des questions de discrimination fondée sur le sexe (Sawridge Band c. Canada, 2000 CanLII 15449; R. c. Park, [1995] 2 RCS 836; Symes c. Canada, [1993] 4 RCS 695). Toutefois, il ne crée pas un régime de droits à l’égalité séparé de celui prévu à l’article 15 de la Charte. Il a plutôt une fonction d’interprétation, de confirmation et d’appoint. »

L’argument fondé sur la répartition fédérative des compétences

Cet argument, je l’ai élaboré en collaboration avec Léonid Sirota, depuis le premier projet de « charte des valeurs ». Il ne s’agit pas pour nous de prédire une décision, mais d’explorer l’argumentaire le plus fort, ou le moins faible, contre un certain type de dérogations à la liberté constitutionnelle de religion. Jusqu’ici nous avons dû répondre souvent à des objections qui s’adressaient à une caricature de notre thèse, qui ne se fonde pas sur un seul, mais plusieurs ensembles de motifs de juges de la Cour suprême, depuis l’arrêt Saumur de 1953 jusqu’à l’arrêt Edward Books de 1986. Notre argument reconnaît parfaitement que la religion est un domaine de droit partagé entre les compétences fédérales et les compétences provinciales. Il ne dépend pas non plus forcément de la thèse selon laquelle le PL21 relèverait de la compétence fédérale sur le droit criminel. Plusieurs compétences fédérales ont été évoquées pour plutôt suggérer la thèse beaucoup plus précise que nous défendons, qui est précisément celle-ci: si la contestation réussissait à la convaincre du fait que l’objet même de la loi (et non le simple moyen pris par elle) est à la fois religieux, au sens juridique et donc large du terme, et restrictif, alors la cour pourrait selon moi l’invalider en tout ou partie (nonobstant son recours à la disposition nonobstant). Or, certains obiter dicta de la Cour suprême, dans les affaires Mouvement laïque québécois (par. 74) et R. c N.S. (par. 31 et 50-51), donnent à penser qu’une loi sur « laïcité » serait bel et bien « religieuse », au sens juridique du terme, par sa nature véritable. Voici le lien vers le détail de l’argument, tel qu’il a paru dans le magazine National.

Comment en est-on arrivé là?

Le projet d’un tel recours décomplexé à la dérogation des droits constitutionnels veut se fonder sur une étude de mon collègue Guillaume Rousseau, actuel conseiller spécial du ministre, que les médias ont largement relayée ces dernières années, sans qu’aucun constitutionnaliste (ou presque) ne daigne lui répondre. Encore aujourd’hui, à quelques exceptions près, la vacuité suffisante, arrogante même, des arguments de la position libérale « orthodoxe », selon laquelle un tel procédé ne devrait être qu’exceptionnel, a de quoi déconcerter.

Quant à l’argumentaire « républicain » de l’étude de mon collègue, il se veut le suivant. Le recours à la dérogation aux droits serait, au Québec, beaucoup plus fréquent que ne donne à le croire l’orthodoxie libérale canadienne anglaise. Cette pratique se présenterait comme légitime et établirait ainsi la possibilité de la légitimité d’une dérogation aux droits constitutionnels au-delà de la situation d’urgence ou exceptionnelle. En prime, cet exceptionnalisme serait en soi confirmation, car « à elle seule, cette pratique justifie l’existence d’une théorie québécoise de la disposition dérogatoire ».

Or, comme je l’ai démontré dans la revue Forum constitutionnel, de simplement reprendre la liste des dérogations dont mon collègue remercie le ministère de la Justice de la lui avoir transmise, sans aucune forme d’analyse, n’apporte rien d’autre qu’un matériau manipulable à souhait.

Ce qu’une analyse juridique de base révèle, c’est que presque toutes les dérogations à la Charte canadienne par le législateur québécois étaient inutiles. En d’autres mots, la Charte canadienne n’empêchait pas les lois que nos députés, sans bien faire leurs devoirs, voulaient ainsi protéger.

Il y a d’abord toutes ces dispositions à la Charte canadienne qui venaient d’un amalgame de celle-ci avec la Charte québécoise. Or, non seulement sur le plan formel, mais aussi sur le plan matériel, c’est-à-dire dans la portée des droits qu’elle garantit, la Charte québécoise diffère de la canadienne, cette fois en allant souvent beaucoup plus loin.

Par exemple, à la différence de l’alinéa 10b) de la Charte constitutionnelle canadienne, qui ne reconnaît de droit à l’assistance d’un avocat qu’en cas d’arrestation ou de détention, l’article 34 de la charte quasi-constitutionnelle québécoise reconnaît quant à lui le droit de se faire représenter par un avocat ou d’en être assisté devant « tout tribunal ». Voilà une notion que la Cour d’appel du Québec a interprétée de manière à comprendre le comité de discipline et le conseil d’administration d’une coopérative de droit privé, formée en vertu de la loi sur les coopératives.

Au-delà de ce qui peut s’expliquer ainsi, par cet amalgame trompeur, les dérogations à la Charte canadienne que mon collègue se contente de présenter pour conclure à leur légitimité étaient presque toutes dépourvues d’utilité, qu’il s’agisse des cinq lois dérogatoires relatives à des régimes publics de retraite ou des dérogations précises en matière d’enseignement ayant été en vigueur du 21 décembre 1984 au 1er juillet 2008. À l’époque du moins, les deux lois pénales portant obligation de retour au travail de grévistes du secteur public avaient d’excellentes chances de passer le test de l’article premier.

Il n’est donc pas nécessaire d’aller plus loin pour rappeler le principe élémentaire selon lequel la légitimité ne s’infère ni de l’effectivité ni de la singularité. Cela dit, rappelons que l’article 33 de la Charte canadienne a pour origine l’entente du 5 novembre 1981, à laquelle le Québec n’était pas partie.

Tant qu’à y être, rappelons qu’il est un standard mondial selon lequel on ne suspend les droits constitutionnels, provisoirement, qu’en situation d’urgence ou exceptionnelle. Si l’on met de côté les dérogations d’un législateur québécois professionnellement incompétent en la matière, on obtient une pratique canadienne d’ensemble qui est conforme à cette norme.

Ce que je pense personnellement de tout ça

Sans pourtant cautionner le recours à la dérogation aux droits, je dirais que si notre jurisprudence et notre doctrine avaient été moins dogmatiques et arrogantes — par exemple, dans Mouvement laïque québécois, la Cour suprême est allée trop loin, sans que cela ne soit nécessaire à disposer de l’affaire, dans la récusation de la thèse selon laquelle des symboles religieux pouvaient prendre une signification patrimoniale –, moins ignorantes du droit comparé, de l’absence de standard au profit d’une pluralité admise de modèles juridiques — par la Cour européenne des droits de l’homme notamment, mais voir aussi l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Town of Greece, cela aurait pu (on ne le saura jamais) contribuer à éviter un tel procédé exorbitant. J’insiste, je ne justifie pas la suspension des droits. Seulement, tout cela n’a pas aidé à convaincre le gouvernement de défendre sa loi devant les tribunaux.

Même si j’ai une préférence personnelle pour le modèle libéral, je ne suis dogmatique, et je crois que bien d’autres auraient dû se garder de l’être. J’insiste aussi sur la différence qu’il y a entre la défense d’une liberté et le fait de se sentir obligé d’en épouser moralement ou politiquement tous les exercices. Il est possible, par exemple et comme l’a salutairement rappelé l’humoriste français Fary, de trouver ridicule l’idée d’une police des plages sans pour autant sombrer dans la sensiblerie inclusivistement cocacolesque qui croit faire l’expérience du sublime devant la force d’intégration sociale émancipatrice qui rejaillirait du burkini.

J’ajoute enfin qu’il y avait moyen de présenter les deux derniers projets de loi sur la restriction du port de signes religieux d’une manière qui aurait eu de bien meilleures chances de passer, soit le test de l’article premier, soit (après un regrettable recours à 33) celui du partage des compétences, et ce, par une meilleure prise en compte et de la jurisprudence de la Cour suprême (dicta sur la laïcité) et de ce qui, en Europe, a réussi ou ou échoué, comme justifications.

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