La loi québécoise sur la laïcité, la dérogation aux droits et l’argument basé sur l’article 28 de la Charte canadienne : lecture matérielle d’une disposition interprétative?

Alors que la loi québécoise sur la « laïcité de l’État », qui contient une disposition (art. 34) dite « type » de dérogation à la Charte canadienne des droits et libertés, voit sa constitutionnalité être contestée devant la Cour supérieure, l’article 28 de ladite Charte, aux dispositions duquel l’article 33 ne permet pas la dérogation, fait l’objet d’un débat entre constitutionnalistes et praticiens. La juge en chef du Québec aurait même soulevé d’office cette disposition dans le cadre d’une conférence de gestion d’une procédure d’appel, somme toute plutôt exceptionnelle, d’une décision disposant d’une demande de mesure interlocutoire, en l’occurrence une demande de sursis d’application de la loi contestée, demande qui fut refusée.

À la différence de son article premier, qui en en posant les conditions admet la restriction de tous les droits garantis par la Charte canadienne, l’article 33 ne permet de déroger qu’à certains d’entre eux.

Encore là, soutiennent des auteurs, si l’article 33 permet de déroger à l’article 15 relatif au droit à l’égalité, en revanche il ne permettrait pas de déroger à l’article 28, qui prévoit que, « [i]ndépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes », de sorte que la dérogation au droit à l’égalité des sexes serait impossible. Suivant un tel raisonnement, la dérogation, par une loi, à l’article 15 de la Charte canadienne ne permettrait pas la production d’effets discriminatoires asymétriquement accrus sur les femmes, effets qui rendraient possible un contrôle de la loi en vertu de l’article 28.

Cette thèse est notamment défendue par la professeure Kerri Froc[1]. Son argument principal est le suivant. Une version antérieure du texte finalement adopté de l’article 28 précisait que celui-ci devait s’appliquer indépendamment des autres dispositions de la présente charte, « except section 33 », et une version antérieure de l’article 33 tel qu’il fut finalement adopté prévoyait la dérogation à l’article 28 « in its application to discrimination based on sex referred to in section 15 »[2]. En d’autres termes, après avoir envisagé assujettir explicitement l’article 28 à l’article 33, on y a renoncé, et certains participants de la négociation ayant mené au résultat final ont affirmé que cela « meant that sexual equality in section 15 could not be overridden »[3]. Or, si de tels témoignages sont certes pertinents, le sens de la loi, constitutionnelle ou non, ne saurait y être réduit, de sorte que leur prise en considération n’est pas à elle seule déterminante. Il y a souvent décalage entre ce que des personnes qui ont contribué à l’élaboration ou l’adoption d’un texte ont voulu faire et ce que l’ensemble de celles qui ont adopté ce texte ont ainsi fait[4]. Aussi, après s’être appuyée sur un argument « originaliste », et après avoir fait d’un « hybrid originalism/new purposivism » – qui à mon sens n’est pas sans rappeler le « living originalism » de Jack Balkin[5] – la méthode qui préside à sa thèse de doctorat[6], Kerri Froc affirme-t-elle que « the written text of the Charter can and should have primacy »[7]. Un texte absolument clair, ne laissant guère de place à interprétation, doit bien entendu l’emporter, mais dans les faits la chose est rare en droit constitutionnel, comme le prouve dans le cas qui nous occupe (celui de l’article 28 de la Charte canadienne) l’existence même de la thèse de doctorat de ma consœur. C’est pourquoi l’interprétation constitutionnelle consiste à soupeser de nombreux facteurs : le texte de la disposition en cause, l’intention du constituant, l’économie des dispositions de la loi constitutionnelle, la jurisprudence, les principes qui se dégagent de l’ensemble du système, le droit international, etc.

La professeure Froc me semble bien admettre que la jurisprudence actuelle ne peut appuyer, du moins pas positivement, son interprétation de l’article 28 de la Charte canadienne[8]. À mon sens comme à celui de Me Asher Honickman[9], l’article 28 se présente effectivement plutôt comme une disposition interprétative des droits par ailleurs garantis pour être énoncés dans la Charte canadienne, non pas comme une disposition conférant un droit à l’égalité des sexes séparé de l’article 15, qui comprend expressément ce droit. Il figure parmi d’autres dispositions interprétatives dans une section de la Charte qui est intitulée « Dispositions générales ».

Comme le raconte un autre participant à l’élaboration du texte de la Charte canadienne, l’article 28 fut ajouté afin de contrer certains effets des articles interprétatifs 25 et 27 qu’appréhendaient des groupes féministes[10]. L’article 25 – article à mon sens interprétatif qui est lui aussi sujet à diverses interprétations[11] – prévoit que « [l]e fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada […] ». Quant à l’article 27, il veut disposer que « [t]oute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». L’objectif poursuivi par l’article 28 est donc vraisemblablement d’exclure toute éventuelle interprétation multiculturaliste des droits énoncés par ailleurs dans la charte ou de leur relation aux droits constitutionnels collectifs reconnus aux peuples autochtones par la Partie II de la Loi constitutionnelle de 1982 qui aurait pour effet de limiter le bénéfice de leur protection aux seuls hommes. Cela ne vaut que tant que le ou les droits en question n’ont pas été suspendus à l’égard de dispositions législatives données, au moyen de dispositions dérogatoires adoptées en vertu de l’article 33.

Que veut alors dire le fait que le constituant ait pris soin de retrancher d’une version antérieure du texte respectif des articles 28 et 33 des mots qui auraient assujetti l’article 28 à la compétence prévue à l’article 33? En d’autres termes, que veut bien vouloir dire le fait, incontestable, que l’article 33 ne permet pas de « déroger » à l’article 28? Cela veut simplement dire que des dispositions dérogatoires adoptées en vertu de l’article 33 ne peuvent pas prévoir que des dispositions législatives données ne seront assujetties au contrôle de l’une ou plusieurs des dispositions des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne que dans la mesure où ces dispositions sont porteuses de droits en faveur des hommes. Autrement dit, l’article 33 permet de déroger à des droits énoncés dans la Charte, mais non aux principes d’interprétation qui y sont posés. L’article 28 n’étant pas porteur d’un droit séparé à l’égalité des sexes, il est possible aux législateurs de déroger à ce droit en tant que composante du droit à l’égalité garanti par l’article 15.

La tension entre la thèse de la professeure Froc et la mienne se fait jour sur la page que Chartepédia, une ressource qui a été mise en ligne par le ministère fédéral de la Justice, consacre à l’article 28. D’une part, on y lit que :

L’article 28 est souvent mentionné comme un article connexe de l’article 15 dans les affaires dans lesquelles on allègue des questions de discrimination fondée sur le sexe (Sawridge Band c. Canada, 2000 CanLII 15449; R. c. Park[1995] 2 RCS 836Symes c. Canada[1993] 4 RCS 695). Toutefois, il ne crée pas un régime de droits à l’égalité séparé de celui prévu à l’article 15 de la Charte. Il a plutôt une fonction d’interprétation, de confirmation et d’appoint.

De l’autre, on peut y lire que :

Considéré à la lumière de l’article 33, l’article 28 peut vouloir dire que, même si une législature ou un parlement adopte une loi qui permet d’abroger ou de violer l’article 2 ou les articles 7 à 15 de la Charte, l’institution ne pourra le faire si les gens s’en trouvent disproportionnellement touchés en raison de leur sexe.

La première affirmation s’appuie sur la jurisprudence, la seconde est davantage spéculative.

Cela dit, un argument supplémentaire dont il me semble que ma consœur de l’University of New Brunswick aurait pu l’exploiter plus systématiquement est tiré du droit international. Mais, à l’instar de celui fondé sur les intentions originelles, un tel argument ne peut avoir qu’un poids relatif. La thèse selon laquelle les tribunaux doivent, dans la mesure du raisonnablement possible, interpréter le droit constitutionnel, et notamment la Charte canadienne, à la lumière du droit international – et même des traités non signés par le Canada – se dégage entre autres des arrêts R. c. Hape[12]Ontario c. Fraser[13] et Thibodeau c. Air Canada[14]. Jusqu’ici, cette théorie a été peu plaidée et a produit peu de résultats. La présomption qu’elle entend véhiculer est d’ailleurs réfragable. Il n’empêche que, outre la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes par exemple, l’article 28 de la Charte canadienne s’inspire de l’article 4.1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, aux termes duquel les parties (dont le Canada) stipulent que :

Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale.

Tout en donnant son juste poids à l’argument, je demeure d’avis, sur la base de l’économie des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, que le constituant canadien de 1982 n’est pas allé aussi loin. Il a plutôt fait de l’égalité des sexes une composante d’un droit général à l’égalité comme protection contre la discrimination auquel il a autorisé le législateur ordinaire à déroger, pour ne faire du principe de l’égalité des sexes dans l’exercice des droits fondamentaux qu’un principe d’interprétation (même s’il est impossible d’y déroger).

Le présent billet a d’abord paru le 4 février sur le blogue Double Aspect, sour le titre « L’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés: des dispositions interprétatives sujettes à interprétation » : https://doubleaspect.blog/2020/02/04/25293/

 

[1] Kerry Froc, « Shouting into the Constitutional Void: Section 28 and Bill 21 », Constitutional Forum constitutionnel, vol. 28, no 4, 2019, pp. 19-22. Voir aussi The Untapped Power of Section 28 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, PhD Thesis, Queen’s University Faculty of Law, 2015 (non publiée).

[2] Anne F. Bayefsky, Canada’s Constitution Act 1982 & Amendments: A Documentary History, McGraw-Hill Ryerson, 1989, vol. 2, pp. 911-912.

[3] Roy Romanov, John Whyte et Howard Leeson, Canada… Notwithstanding: The Making of the Constitution 1976-1982, Carswell, 1984, p. 213.

[4] Ronald M. Dworkin, « The Moral Reading of the Constitution », New York Review of Books, 21 mars 1996.

[5] Jack M. Balkin, Living Originalism, Harvard University Press, 2014.

[6] Kerry Froc, The Untapped Power of Section 28 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, PhD Thesis, Queen’s University Faculty of Law, 2015 (non publiée), pp. 22-102.

[7] Kerry Froc, « Shouting into the Constitutional Void: Section 28 and Bill 21 », Constitutional Forum constitutionnel, vol. 28, no 4, 2019, p. 21.

[8] Kerry Froc, The Untapped Power of Section 28 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, PhD Thesis, Queen’s University Faculty of Law, 2015 (non publiée), pp. 257-374.

[9] Asher Honickman, « Deconstructing Section 28 », Advocates for the Rule of Law, 29 juin 2019, en ligne : http://www.ruleoflaw.ca/deconstructing-section-28/

[10] B.L. Strayer, « In the Beginning…: The Origins of Section 15 of the Charter », Journal of Law & Equality, vol. 5, no. 1, 2006, p. 13-24.

[11] Voir R. c. Kapp, [2008] 2 RCS 483.

[12] R. c. Hape, [2007] 2 RCS 292.

[13] Ontario (Procureur général) c. Fraser, [2011] 2 RCS 3.

[14] Thibodeau c. Air Canada, [2014] 3 RCS 340.

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