[NB: ce billet fût mis à jour le 20 juin 2016 pour donner suite aux commentaires perspicaces de Mme Julie Girard-Lemay sur la nature obligatoire de la médiation tenue en vertu du projet de loi. Les ajouts sont en rouge et les suppressions sont en texte barré.]
Le 10 juin dernier, le ministre des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire, Martin Coiteux, a déposé le projet de loi no 110 : Loi concernant le régime de négociation des conventions collectives et de règlement des différends dans le secteur municipal (la « Loi »). Contrairement à ce qu’ont laissé croire les fuites dans les médias dans les derniers mois, la Loi n’imposera pas d’arbitrage obligatoire et n’accordera ni aux municipalités ni au gouvernement le pouvoir de décréter unilatéralement les conditions de travail des salariés du secteur municipal. (Peut-être que le gouvernement a réalisé que cela aurait été clairement inconstitutionnel.) Au premier regard, la Loi semble respecter la liberté d’association des salariés municipaux autres que les pompiers et policiers et, à cet égard, serait conforme à la Charte canadienne des droits et libertés et à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
La Loi met en œuvre une série d’outils qui existaient déjà dans notre droit et en aménage l’application aux fins particulières de la négociation collective dans le secteur municipal. Elle crée également une institution, le « mandataire spécial », laquelle renoue avec l’histoire particulière des lois canadiennes en matière de rapports collectifs du travail. Pris individuellement, ces outils et cette institution n’ont rien d’inquiétant pour les salariés du secteur municipal ni pour les syndicats qui les représentent. Or, l’économie générale de la Loi et les remarques du ministre Coiteux permettent de croire que le véritable objectif législatif serait l’instauration d’un système normalisé de préparation de lois spéciales pour imposer les conditions de travail aux salariés de ce secteur. Il s’agirait, en quelque sorte, d’une épée de Damoclès législative. Si tel est le cas, le gouvernement aurait simplement pelleté le problème constitutionnel en avant, car les lois spéciales en matière du travail risquent de porter atteinte aux droits constitutionnels des salariés qu’elles visent.
Encadrer la négociation
Les mécanismes que la Loi mobilise pour encadrer le déroulement des négociations et pour amener les parties à s’entendre sont presque identiques à ceux qui s’appliquent dans les autres secteurs d’activité. Il s’agit de la médiation quasi obligatoire et de l’arbitrage de différends volontaire.
La médiation quasi obligatoire
Le ministre du Travail doit nommer un médiateur si les parties ne sont pas arrivées à s’entendre sur le renouvellement d’une convention collective, et ce, dans les 120 jours de l’acquisition du droit de grève (art. 39 de la Loi). En pratique, cela veut dire que les parties disposeront d’une période d’entre quatre et sept mois suivant l’expiration de leur convention collective avant que la médiation ne devienne quasi obligatoire.
Dans d’autres secteurs d’activités, la médiation (aussi appelée « conciliation ») n’est pas imposée automatiquement aux parties; une d’entre elles doit le demander. Cela dit, dès que le ministre du Travail reçoit une telle demande d’une partie, l’autre partie est obligée d’y participer. De plus, le ministre peut nommer un médiateur de son propre chef, forçant ainsi les deux parties à y participer (Code du travail, arts. 54 et suivant ; Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, arts. 46 et suivant). Qu’elle soit initiée par les parties ou imposée par le ministre, la médiation est chose courante et, selon une étude récente, elle permet d’éviter de nombreux conflits de travail. Le fait de rendre la médiation quasi obligatoire dans le secteur municipal n’impose donc pas un fardeau exorbitant aux parties.
Par contre, la médiation obligatoire ne semble pas répondre à l’objectif d’une négociation collective fructueuse dans les cas où les négociations avancent bien et que les parties n’en sentent pas le besoin. L’intervention obligatoire d’un médiateur dans ces circonstances pourrait « briser le rythme » des négociations et empêcher, plutôt que faciliter, la conclusion d’une convention collective. Une solution à cela serait de permettre aux parties de se soustraire de la médiation d’un commun accord.
Pourquoi est-ce que j’affirme que la médiation est quasi obligatoire, plutôt que simplement obligatoire? Cela tient de l’effet de l’article 49 de la Loi, lequel prévoit que les «articles 54 à 57 […] du Code du travail ne s’appliquent pas à un différend visé par la présente loi». Or, c’est l’article 56 du Code du travail qui oblige les parties à assister aux séances de médiation et la Loi ne comprend aucun article similaire. Il n’y aura donc aucune obligation spécifique d’assister à la médiation. Cela étant dit, le deuxième alinéa de l’article 49 de la Loi énonce que les autres dispositions du Code du travail s’appliquent, ce qui veut dire que les parties doivent participer aux négociations en vue de conclure une convention collective «avec diligence et bonne foi » (Code du travail, art. 53 al. 2). Même en absence d’une obligation spécifique d’assister aux séances de médiation, je vois difficilement comment le refus même d’y participer pourrait être compatible avec l’obligation de négocier avec diligence et bonne foi.
Par ailleurs, si l’employeur est obligé d’envoyer l’avis déclenchant la nomination du médiateur le 120e jour suivant l’acquisition du droit de grève (art. 39 al. 1), aucune sanction n’est prévue en cas de défaut, si ce n’est que le syndicat acquière le droit de transmettre l’avis à sa place (art. 39, al. 3). En théorie, alors, les parties pourraient remettre sine die la médiation en refusant chacun à leur tour d’envoyer l’avis. Le ministre ne pourrait alors pas nommer de médiateur, puisque son pouvoir de nomination dépend de la réception de l’avis (art. 40 al. 1) et la Loi lui enlève le pouvoir d’en nommer un d’office (art. 49 de la Loi, rendant inapplicable l’art. 55 du Code du travail).
L’arbitrage de différends volontaire
La Loi permet aux parties de soumettre leur différend à un arbitre (art. 45). Il s’agit ici aussi d’un mécanisme prévu dans d’autres secteurs d’activités (Code du travail, arts. 74 et suivant ; Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, art. 44). On trouve, par contre, quelques particularités dans l’arbitrage prévu à la Loi. Premièrement, la Loi ne permet pas aux parties de choisir leur propre arbitre : c’est le ministre des Affaires municipales (et pas le ministre du Travail) qui le nomme, et ce, sans qu’il ne soit obligé de consulter les parties. Deuxièmement, la Loi impose une liste de facteurs dont l’arbitre doit tenir compte dans sa détermination du contenu de la convention collective qu’il a comme mandat d’imposer aux parties (arts. 17 et 48). On l’oblige, notamment, de considérer l’impact de sa décision sur les contribuables et des exigences relatives à la saine gestion publique.
Ces particularités, soit la nomination de l’arbitre sans consultation des parties par un ministre qui n’a aucune compétence particulière en relations du travail et l’obligation de l’arbitre de tenir compte de facteurs n’ayant aucun lien direct avec les relations du travail, font de l’arbitrage municipal un mécanisme nettement moins intéressant pour les syndicats que l’arbitrage « normal » que l’on trouve au Code du travail. Cela dit, l’arbitrage municipal demeure entièrement volontaire et il serait donc difficile d’affirmer que l’implantation de ce mécanisme constitue en soi une restriction importante aux droits syndicaux.
Retour vers le futur : le mandataire spécial
La Loi instaure une nouvelle institution : le « mandataire spécial ». Si une telle institution n’existe pas dans le Code du travail, elle n’est pas pour autant étrangère à notre système de relations industrielles. En effet, des mécanismes similaires à celui qu’opère le mandataire spécial se trouvaient dans les premières lois du travail canadiennes adoptées au début de 20e siècle, et persistent encore aujourd’hui dans d’autres juridictions canadiennes, notamment dans le droit fédéral du travail.
Le mandataire spécial est nommé par le ministre des Affaires municipales pour enquêter sur un différend lorsque les « circonstances exceptionnelles le justifient » et que « la subsistance du différend risque sérieusement de compromettre la prestation de services publics » (art. 42). Si l’une ou l’autre des parties peut demander la nomination d’un mandataire spécial (art. 41), l’on comprend que seulement les municipalités pourraient prétendre craindre qu’un différend risque de compromettre la prestation de services publics, car les syndicats du secteur municipal ont le droit de grève (Code du travail, art. 111.0.24) alors que les municipalités ne jouissent pas du droit de lock-out (Code du travail, art. 111.0.26). Ainsi, malgré un libellé d’apparence neutre, il faut comprendre le déclenchement d’une enquête par un mandataire spécial comme relevant des municipalités.
La Loi ne précise aucunement les pouvoirs du mandataire spécial. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il doit faire un rapport au ministre des Affaires municipales et que ce rapport doit contenir « les recommandations que le mandataire spécial juge appropriées pour permettre un règlement du différend » (art. 44).
Comme je l’ai mentionné, l’idée qu’il relève du pouvoir exécutif de faire enquête sur les différends du travail date du début du dernier siècle. En effet, les premières lois canadiennes en matière de rapports collectifs du travail, notamment la Loi des enquêtes en matière de différends industriels, S.C. 1907, 6-7 Ed. VII, c. 20, permettaient au ministre fédéral du Travail de constituer un « conseil de conciliation et d’enquête » dont le mandat était similaire à celui du mandataire spécial, c’est-à-dire de « favoriser le règlement du différend » (art. 41) et de « faire des recommandations » au ministre (art. 44). Une institution de cette nature existe encore dans le droit du travail fédéral ; il s’agit de la « Commission d’enquête sur les relations du travail » (arts. 108 et suivant du Code canadien du travail). D’ailleurs, le ministre québécois du Travail a un pouvoir similaire, dans la mesure où la loi constitutive de son ministère lui confie l’autorité de « désigner une personne pour favoriser l’établissement ou le maintien de relations harmonieuses entre un employeur et ses salariés ou l’association qui les représente » et que « [c]ette personne fait rapport au ministre » (Loi sur le ministère du Travail, art. 13(1) ; voir aussi Code du travail, art. 57).
Que peut faire le ministre des Affaires municipales une fois que le mandataire spécial lui a rendu son rapport ? La réponse est : « pas grande chose ». La Loi n’investit pas le ministre d’un pouvoir d’intervention directe dans un conflit de travail. Cela est conforme à notre système de relations du travail dans d’autres secteurs : ni le Code du travail ni la Loi sur le ministère du Travail n’investissent le ministre du Travail d’un tel pouvoir. Si le ministre ne peut pas agir seul suite au dépôt d’un rapport du mandataire spécial, quel est l’objectif de tout cela ? La réponse se trouve dans les commentaires que le ministre Coiteux a formulés lors d’un point de presse suivant l’introduction du projet de loi :
« Enfin, il faut souligner que l’Assemblée nationale pourra légiférer sur les conditions de travail. Ainsi, le ministre des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire pourra proposer aux parlementaires, dans certaines situations, sur la base du rapport du mandataire spécial, un projet de loi spécial qui déterminerait les conditions de travail. »
Ainsi, le rapport du mandataire spécial servirait à justifier l’imposition d’une loi spéciale.
Bilan critique
Ce n’est qu’en considérant l’étape ultime envisagée – l’imposition par loi spéciale des conditions de travail des salariés du secteur municipal – que le projet de loi 110 prend tout son sens. En tenant compte de cet aspect, la médiation quasi obligatoire semble moins comme un véritable mécanisme de règlement de différends et plutôt comme une simple formalité préalable à la nomination du mandataire spécial qui, l’on comprend, fournira un justificatif au gouvernement pour l’introduction d’une loi spéciale éventuelle. De plus, vu que la menace implicite d’une loi spéciale plane sur tout le processus, les syndicats subiront une pression importante de soumettre leurs différends à l’arbitrage, lequel perd alors beaucoup de sa nature « volontaire ». À l’inverse, les municipalités auront intérêt à être intransigeantes, car elles auraient juste à attendre que le processus suive son cours avant que l’Assemblée nationale impose les conditions de travail à leurs salariés. Ironiquement, tout moyen de pression entrepris par un syndicat pendant cette période d’attente serait ultimement au bénéfice de la municipalité, car il permettrait à cette dernière d’affirmer que le « différend risque sérieusement de compromettre la prestation de services publics » justifiant ainsi la nomination d’un mandataire spécial (art. 42).
Comme je l’ai signalé au début de ce billet, la jurisprudence confirme que les lois spéciales imposant les conditions du travail aux salariés portent atteinte prima facie à leurs droits constitutionnels. En effet, l’effet d’une loi spéciale est de supprimer le droit de grève et d’entraver substantiellement le droit des salariés à un processus véritable de négociation collective, ce qui, selon la Cour suprême, constitue une atteinte à leur liberté d’association garantie par l’article 2 d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans une décision récente, la Cour supérieure de l’Ontario a confirmé que les obligations internationales du Canada en matière de droits syndicaux permettent le recours aux lois spéciales pour mettre fin aux grèves dans le secteur public, mais seulement dans les cas de fonctionnaires qui exercent l’autorité de l’État, de salariés assurant les services essentiels « au sens le plus strict du terme » ou d’urgence nationale aiguë. Les salariés municipaux n’étant pas des fonctionnaires exerçant l’autorité de l’État, la seule justification qui pourrait être mise de l’avant dans un rapport éventuel d’un mandataire spécial nommé en vertu de la Loi est celle des services essentiels. Or, le Code du travail limite déjà le droit de grève des salariés municipaux de façon à assurer la continuité des services essentiels (Code du travail, arts. 111.0.17 et suivant). Vu la jurisprudence, il est difficile de voir comment la compromission de la prestation de services publics non essentiels justifierait la suppression du droit de grève des salariés municipaux par loi spéciale.
Pour ces raisons, l’adoption du projet de loi 110 ne ferait que remettre la contestation constitutionnelle à une date ultérieure. D’ici là, il n’est pas évident que la Loi serait jugée inconstitutionnelle, surtout puisque dans l’affaire Fraser la Cour suprême a statué que l’on ne peut pas présumer de la mauvaise administration future d’un régime de relations industrielles afin de le déclarer inconstitutionnel d’avance. Peut-être serait-il temps de formuler une exception à ce principe lorsque l’État utilise la menace d’une atteinte aux droits constitutionnels pour restreindre l’accès des salariés à un régime de négociation collective véritablement libre.
Une réflexion sur « Le projet de loi 110 sur le droit du travail dans le secteur municipal : une épée de Damoclès législative »