La grève des juristes de l’État s’éternise. Que peut faire le gouvernement pour régler ce dossier sans se plier aux demandes de ses fonctionnaires ? Pas grande chose. Leur syndicat a adopté une stratégie brillante qui tienne compte de la jurisprudence récente en matière de liberté d’association. Cette stratégie est « gagnante-gagnante » pour les juristes de l’État : s’ils gagnent, ils gagnent. S’ils perdent, ils gagnent aussi ! Dans ce billet, j’explique pourquoi.
La négociation collective par les juristes de l’État
Comme son nom l’indique, Les avocats et notaires de l’État québécois (LANEQ) est le syndicat qui représente les avocats et les notaires de la fonction publique québécoise. L’existence d’un organisme représentant ce groupe de salariés date de 1965, mais c’était seulement en 1996 que LANEQ fut accrédité en vertu de la Loi sur la fonction publique. Une telle accréditation produit les mêmes effets que celles accordées en vertu du Code du travail et LANEQ a donc le droit de négocier les conditions de travail de ses membres et celui de faire la grève en cas d’impasse.
Le droit de grève des membres de LANEQ est limité par l’art. 69 de la Loi sur la fonction publique, lequel prévoit que « [l]a grève est […] interdite […] à moins que les services essentiels et la façon de les maintenir ne soient déterminés par une entente préalable entre les parties ou, à défaut d’entente, par une décision du Tribunal administratif du travail. » Bien que la notion de « service essentiel » n’est pas définie dans la Loi sur la fonction publique ni dans le Code du travail, plusieurs dispositions de ce dernier (notamment les arts. 111.0.17, 111.0.20 et 111.0.24) laissent entendre qu’un service est essentiel si son interruption constituait un danger pour la santé ou la sécurité du public. Or, selon la jurisprudence élaborée par le Conseil des services essentiels (devenu la division des services essentiels du Tribunal administratif du travail) et confirmée par la Cour d’appel, l’évaluation des services essentiels rendus par les juristes de l’État ne se limite pas à ce critère. À celui de la protection de la santé et la sécurité du public, on peut ajouter le critère d’assurer qu’il n’y ait pas perte d’un droit par l’État ou par un citoyen, ce qui implique, notamment, que les juristes de l’État doivent faire des demandes de remise pendant une grève éventuelle.
Le droit de grève : un leurre pour les juristes de l’État
Malgré ces restrictions importantes au droit de grève des membres de LANEQ, son exercice cause des inconvénients importants, de sorte que le gouvernement ait préféré imposer les conditions de travail à ses juristes au lieu de les négocier. En effet, le Québec n’a conclu qu’une seule convention collective avec ses avocats et notaires, et ce, en 2000. De 2005 à 2010, les conditions de travail des juristes de l’État étaient imposées par la Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public (la « Loi 142 »). Après l’expiration de cette loi spéciale, l’ANEQ a essayé de nouveau de négocier les conditions de travail de ces membres, ce qui a mené à une grève en 2011. Le gouvernement a encore eu recours à une loi spéciale, la Loi assurant la continuité de la prestation des services juridiques au sein du gouvernement et de certains organismes publics, pour mettre fin à la grève et pour prolonger les effets de la Loi 142 jusqu’au printemps 2015.
Devant cet historique d’imposition des conditions de travail, LANEQ est venu à la conclusion que les intérêts de ses membres seraient mieux servis si leurs conditions de travail étaient déterminées par arbitrage. Il s’agit là de la demande principale au cœur du présent différend. Sûrement que LANEQ a évalué que les conditions de travail imposées lors d’un arbitrage éventuel seraient plus avantageuses que celles imposées par loi spéciale, ce qui est raisonnable si l’on considère qu’un arbitre ferait sans doute une comparaison avec d’autres groupes de fonctionnaires dont les tâches sont similaires, mais dont la rémunération est plus importante, tels les avocats des autres provinces canadiennes et les procureurs aux poursuites criminelles et pénales. C’est ce contexte bien particulier qui explique une stratégie de LANEQ, qui semble, à première vue, être incohérente : faire la grève pour demander qu’on leur enlève le droit de grève. Par ailleurs, une telle demande n’est pas sans précédent ; suite à leur grève de 2011, les procureurs aux poursuites criminelles et pénales ont obtenu un mécanisme de fixation de leur rémunération par arbitrage, enchâssé depuis dans la Loi sur le processus de détermination de la rémunération des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et sur leur régime de négociation collective.
Le conflit actuel : une stratégie gagnante-gagnante
Comme j’ai indiqué, l’actuel différend qui oppose le gouvernement du Québec à ses juristes et qui explique que ces derniers se trouvent en grève depuis maintenant deux mois concerne le mode de détermination de leurs conditions de travail dont, au premier chef, leur rémunération. Une des issues possibles est que le gouvernement s’incline devant LANEQ – soit en raison de la force de ses arguments, soit en raison de l’efficacité de ses moyens de pression – et qu’il leur accorde un mécanisme d’arbitrage. Évidemment, dans cette éventualité, LANEQ sortirait gagnant du bras de fer. Par contre, l’état de la jurisprudence est tel qu’on est autorisé à croire que LANEQ sortirait également gagnant si le gouvernement mettait fin à la grève en amenant l’Assemblée nationale à adopter, une fois de plus, une loi spéciale forçant le retour au travail des juristes de l’État.
Depuis la dernière loi spéciale visant les juristes de l’État, adoptée en 2011, la Cour suprême a rendu sa décision dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan. Cet arrêt de 2015 a renversé presque trente ans de jurisprudence en établissant que la liberté d’association garantie par l’art. 2 d) de la Charte canadienne des droits et libertés comprend le droit de faire la grève. Autrement dit, la Constitution canadienne protège le droit de grève. Toute restriction législative à la grève doit alors être conforme à l’art. 1 de la Charte, c’est-à-dire « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».
Dans Saskatchewan Federation of Labour la Cour suprême s’est penchée sur une telle justification. Elle est venue à la conclusion que l’ininterruption des services essentiels constitue un objectif urgent et réel et qu’il y’a un lien rationnel entre cet objectif et la restriction du droit de grève des salariés publics. La question qu’il faut alors se poser est celle de savoir si la restriction porte atteinte le moins possible ou non à la liberté d’association. Un des facteurs que la Cour suprême a retenus aux fins de cette analyse était l’existence ou non d’un autre moyen véritable de mettre fin à l’impasse des négociations.
L’affaire Saskatchewan Federation of Labour mettait en cause un régime des services essentiels. Depuis cet arrêt, la conformité du régime québécois à la Constitution n’est pas acquise. LANEQ a plaidé, sans succès pour l’instant, que le seul critère qui doit maintenant être utilisé pour déterminer les services essentiels est « la mise en péril pour la vie, la santé, la sécurité ou le souci environnemental dans tout ou partie de la population » et qu’en conséquence ses membres ne devraient pas être obligés à plaider des demandes de remise d’audition dans les dossiers qui ne touchent pas à l’une ou l’autre de ces situations.
Mais même si l’on tenait pour acquis que les restrictions actuelles au droit de grève des juristes de l’État étaient justifiées, cela ne voudrait pas dire qu’une loi spéciale éventuelle ordonnant leur retour au travail la serait également. En effet, dans Canadian Union of Postal Workers v. Her Majesty in Right of Canada – une décision rendue cette année – la Cour supérieure de l’Ontario a décidé que, pour être conforme à la Constitution, une loi spéciale ordonnant le retour au travail d’un groupe de salariés en grève légale doit prévoir un mécanisme d’arbitrage qui met les parties sur « un pied d’égalité ». Un tel mécanisme doit garantir l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre ainsi que sa compétence sur les questions qui seraient normalement sujettes à la négociation, notamment celle de la rémunération.
Après plus de huit semaines de grève, le gouvernement du Québec s’est récemment montré impatient. Or, il se trouve sans moyens de répondre à la pression des juristes de l’État. Selon la jurisprudence, si l’Assemblée nationale adoptait une loi spéciale forçant le retour au travail des membres de LANEQ, elle serait obligée d’y inclure un mécanisme d’arbitrage de différends, y compris ceux reliés à la rémunération. C’est justement ce que LANEQ demande. Ainsi, même si les juristes de l’État perdent, ils gagnent !
Une réflexion sur « La stratégie « gagnante-gagnante » des juristes de l’État »