Un billet de Chloé Emond et Guillaume Sirois-Gingras.
La couverture médiatique de la lettre du Ministre de l’Environnement du Québec, qui s’opposait au nouveau processus fédéral d’évaluation environnementale, a donné lieu à un débat dans Le Devoir sur la valeur des savoirs traditionnels autochtones. D’un côté, un collectif de huit juristes soutenait que de « [s]ubordonner la prise en compte des savoirs traditionnels à leur compatibilité avec les données scientifiques revient à établir une hiérarchie entre les savoirs, en faveur des savoirs scientifiques ». De l’autre, Raymond Aubin, « artiste en arts visuels et docteur en intelligence artificielle », proposait de distinguer l’un de l’autre les deux types de savoirs, auxquels il reconnaissait des fonctions différentes accordait, suivant les cas, un poids différent. Quant à nous, nous doutons de la sagesse d’une définition ethnique ou culturelle du savoir. La science dite « occidentale » rayonne dans nombre pays non occidentaux, tout comme un savoir « autochtone » peut très bien s’avérer « savoir », point à la ligne.
De la même manière, les régimes juridiques autochtones et « occidentaux » peuvent sembler s’opposer, mais cette opposition n’est ni souhaitable ni nécessaire. Un tel antagonisme pouvait s’observer, à l’Université McGill en mars dernier, lors de la dernière édition du Kawaskimhon Moot, une négociation fictive en droit des Autochtones qui se tient dans les facultés de droit canadiennes depuis 1994.
Kawaskimhon: « parler avec la connaissance »
Le Kawaskimhon Moot est une négociation « consensuelle » menée dans le cadre du droit étatique interne fédéral et provincial, du droit international public et du droit issu des régimes normatifs ou juridiques autochtones. Chacune des équipes participantes se voit attribuer un rôle et une table de négociation, accompagnés d’une description des intérêts qu’elle doit défendre. Bien que le concours se soit déroulé en territoire québécois cette année, les négociations et la production des mémoires n’étaient admises qu’en anglais, ce qui rendait difficile, non seulement la participation d’étudiants francophones – autochtones ou allochtones – à titre individuel, mais aussi celle des facultés de droit civil à titre institutionnel. Lors de cette édition de 2018, celle de l’Université de Sherbrooke était d’ailleurs la première faculté de droit civil à prendre part au concours. Les quatre participants de Sherbrooke se sont vu attribuer le rôle de représentation du Ministère de la Culture et des Communications du Québec (ci-après « MCC »).
Les faits à la base de la négociation de cette année portaient principalement sur les fouilles archéologiques effectuées sur les terres de la municipalité d’Oka et du Parc National d’Oka ainsi que sur le statut des artéfacts qui y sont trouvés. Les Mohawks de Kanehsatà:ke, qui ont sur ces terres une revendication dite « particulière », c’est-à-dire qui n’est pas fondée sur une allégation de droits ancestraux, en parlent néanmoins comme de leurs terres ancestrales. C’est ainsi qu’ils revendiquent également la « propriété » (en un sens particulier) des artéfacts qui y sont trouvés. Historiquement, ces terres formaient la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes, qui était sous le contrôle des Sulpiciens. Bien que certaines parties du territoire revendiqué soient des ‘terres réservées » au sens de l’article 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, celles-ci ne sont pas des terres de réserves au sens de la Loi sur les Indiens. Devant les projets de développement immobilier de la municipalité d’Oka et les fouilles archéologiques menées dans le Parc National d’Oka, les Mohawks de Kanehsatà:ke craignent de voir leur héritage culturel disparaître et leurs terres ancestrales dépouillées.
C’est dans ce contexte que le MCC était présent à la table des négociations. Aux termes de sa propre politique, son objectif était notamment de « reconnaître la spécificité culturelle des [Autochtones] […] ainsi que l’apport de leurs cultures, leurs savoirs et leurs traditions à la construction de l’identité culturelle québécoise ». Il fallait donc s’efforcer de conclure une entente administrative avec les Mohawks de Kanehsatà:ke et les autres parties concernées directement par le problème pour garantir la conservation et le développement des sites tout préservant le patrimoine culturel québécois et mohawk. Cette entente devait servir ensuite de modèle à l’élaboration d’une politique nationale de gestion des artéfacts autochtones.
Notre approche méthodologique sinon épistémique, en tant que représentants du MCC, était de conclure une entente administrative en s’inspirant matériellement du droit international, des mesures mises en œuvre par d’autres États et, surtout, des accords de règlement de revendication territoriale dite « globale », c’est-à-dire fondée sur une allégation de droits ancestraux. De telles ententes ou accords sont aussi appelés « traités modernes ». Sur le plan formel, jamais n’avons-nous douté de l’impératif réaliste, de l’intérêt et du défi pédagogique d’inscrire notre proposition dans le cadre du droit interne, positif (actuel) et étatique canadien.
Quand droit des Autochtones et droit autochtone se parlent sans se comprendre
Le respect mutuel des parties, notamment de leur culture respective, et celui de l’histoire de leurs relations, se voulait le principal guide aux négociations. La bonne foi devait donc y tenir une place de choix. Les instances gouvernementales étaient conscientes des torts causés aux peuples autochtones, mais se devaient de demeurer réalistes dans l’exécution du mandat qui leur était attribué par la loi. Jamais n’avons-nous pensé que la négociation d’une entente administrative pouvait être, par exemple, le lieu d’une réécriture de la loi ou de la constitution.
Lors des négociations, un des enjeux était donc à notre sens celui de la primauté du droit comme principe devant présider aux négociations. Or les parties ne s’entendaient même pas sur l’application de ce principe. Selon la Cour suprême du Canada, la primauté du droit implique trois sous-principes : « Il y a une seule loi pour tous […,] la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe le plus général de l’ordre normatif [… et l’]exercice de tout pouvoir public doit en fin de compte tirer sa source d’une règle de droit » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 71). Ainsi, le refus de reconnaître la primauté du droit et, par le fait même, les institutions gouvernementales juridiquement constituées, rendait impossible la négociation d’une entente avec lesdites institutions. Ainsi l’argumentaire des parties non gouvernementales comportait-il comme principale faille leur non-reconnaissance des institutions publiques avec lesquelles elles prétendaient vouloir négocier.
Faire ainsi, sinon table rase, du moins l’impasse sur le droit étatique pour conclure une entente avec des pouvoirs publics juridiquement constitués pose indubitablement un problème pratique. Au-delà des grands discours idéologiques qui le visent, le droit étatique canadien n’est pas complètement ignorant de la juridicité des régimes normatifs autochtones (R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 68 ; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 80 ; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, [2014] 2 R.C.S. 256, par. 14, 32 et 35). L’indifférence à la répartition fédérative des compétences rendait aussi l’exercice complètement irréaliste, hyperfictif, et ses résultats le plus souvent invalides.
Finalement, l’activité était avant tout un exercice d’initiation à un « droit autochtone » quelque peu essentialisé et posé idéologiquement comme antidote à la domination d’un droit étatique canadien réduit, jusque dans sa composante constitutionnelle, à sa qualité d’instrument d’un colonialisme plus ou moins inconscient. Elle était cela plutôt qu’un lieu de rencontre entre juridicités autochtone et étatique, rencontre qui aurait pu mieux tabler sur le principe de reconnaissance qu’a déjà induit de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 la Cour suprême du Canada.
Le refus de reconnaître le droit étatique n’est évidemment pas sans conséquences pour l’État de droit, qui se veut un bien social. Bien entendu, il est toujours possible de remettre en question la valeur de cet idéal. Or cela demandera une discussion ouverte et franche. Pour notre part, nous sommes d’avis que l’État de droit, tout comme le droit international des droits humains et des droits des peuples autochtones qui en sont dérivés, n’a pas à être conçu comme un monopole « occidental ». Pas plus que le savoir d’ailleurs.
En somme, à l’instar du professeur Maxime St-Hilaire, nous pensons que l’État de droit moderne porte déjà en lui le principe de sa « décolonisation », sous la forme d’un principe d’opérations de reconnaissance des régimes juridiques autochtones. Le défi actuel est de penser ensemble, entre Autochtones et allochtones, la coordination des opérations de reconnaissance, afin que, par-delà les « rapports de fait », les régimes juridiques autochtones puissent à leur tour reconnaître, à leurs conditions, le droit étatique interne et international.
La non-application du droit positif et ses risques…
Les institutions sont créées et régies par des normes constitutionnelles, législatives, règlementaires et jurisprudentielles. Ces institutions doivent agir à l’intérieur du cadre prescrit par ces normes. Par exemple, le législateur provincial ne peut pas, en vertu du partage des compétences, adopter une loi qui définit le statut d’Autochtone. Ceci veut dire qu’il est juridiquement impossible de signer une entente qui ne s’inscrit pas dans le cadre juridique en vigueur, à moins de prévoir improbablement dans l’entente que ce cadre sera modifié. On ne peut pas signer n’importe quoi pour se contenter de dire : « We’re going to make it work ».
Par ailleurs, de ne pas accorder d’importance à la règle de droit favorise à terme l’émergence de mouvements populistes qui, par leur nature même, s’attaquent à ces règles, perçues par ceux-ci comme limitant la volonté du « peuple » , qu’ils opposent aux « élites » pour s’en attribuer le monopole de « représentation ». Le populisme a ainsi pour effet de mettre à risque les groupes minoritaires et peuples autochtones, qui voient leurs intérêts protégés par des normes juridiques, dont font partie par exemple celles dont est porteur l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
… dont la prévention n’empêche aucunement la reconnaissance des ordres juridiques autochtones
Ce qui précède n’empêche pas la reconnaissance des ordres juridiques autochtones par les ordres juridiques non autochtones, comme l’atteste la jurisprudence relative à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ce que nous défendons ici n’empêche pas non plus l’adoption de mesures qui accorderaient une plus grande autonomie aux peuples autochtones. Nous croyons que cette reconnaissance et ces mesures doivent se faire dans le cadre juridique applicable, qui en recèle le potentiel. Un exemple de cette reconnaissance nous est donné par Loi modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives en matière d’adoption et de communication de renseignements du 16 juin 2017.
À l’instar du professeur St-Hilaire, qui dans sa thèse (publiée) se situe sur cette question au confluent de Santi Romano et de H.L.A. Hart, nous croyons qu’il faut faire la distinction entre les rapports de fait et les rapports de droit que peuvent présenter différents ordres juridiques. Une « domination de fait » n’implique pas nécessairement une « domination juridique ». Ce n’est pas parce que, sur le plan de son effectivité par exemple, un ordre juridique autochtone est dominé par l’ordre juridique étatique qu’il l’est également sur le plan proprement juridique. L’ordre juridique autochtone qui est dominé dans les faits par les effets de l’ordre juridique étatique peut très bien ne pas prévoir d’opérations de reconnaissance de ce dernier – qui n’a aucune compétence sur les opérations de reconnaissance du premier, et vice-versa. Nous sommes d’accord avec le professeur St-Hilaire lorsqu’il soutient que de favoriser la reconnaissance d’effets à l’ordre juridique constitutionnel et étatique canadien par les ordres juridiques autochtones contribuera d’autant plus à la décolonisation et à la réconciliation. Lorsqu’on sait que le droit étatique peut reconnaître le droit autochtone comme étant valide, on comprend mieux que d’exiger le respect de la règle de droit ne sera pas forcément coupable de « néocolonialisme bureaucratique ». Il n’y a du reste aucune raison de réduire au droit étatique un traité moderne conclu entre l’État et une ou plusieurs communautés autochtones qui y stipulent la pleine reconnaissance de droits ancestraux conçus comme le produit de juridicités autochtones et dont il s’agit de prévoir les modalités d’exercice.
Une telle approche va dans le sens de la reconnaissance du droit à l’autodétermination des peuples autochtones. À son article 2, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones – à l’élaboration matérielle de laquelle ces peuples ont largement contribué – comprend ce droit comme celui des peuples autochtones de déterminer « librement leur statut politique et [d’]assure[r] librement leur développement économique, social et culturel » . Justement, la reconnaissance du « droit de produire du droit » est encore plus riche et émancipatrice que celle de normes essentialisées.
Disons enfin que les « valeurs » ne doivent pas se substituer au droit. Quoique toujours présentes dans les « faits » (normatifs non juridiques), les valeurs ne doivent pas nous faire tomber dans l’univers du non-droit.
Que le présent billet nous serve de témoin, le Kawaskimhon Moot, bien qu’il s’éloigne parfois du droit positif, notamment du droit constitutionnel et plus généralement du droit étatique, est fort pertinent à la formation des juristes. Comme l’a dit Kirsten Anker, professeure à la faculté de droit de l’Université McGill et organisatrice du Moot : « One path to reconciliation in Canada might come from the recognition, through learning experiences like the Kawaskimhon Aboriginal Law Moot, that Indigenous legal orders have a lot to offer us all. » En effet, de vivre le « choc » , sinon des ordres juridiques, du moins des conceptions du droit ou, sans doute plus exactement, de celles relatives aux rapports de fait et de droit entre ces ordres, nous a permis d’approfondir notre compréhension de la dialectique de reconnaissance et de déni de reconnaissance entre ordres juridiques autochtones et droit étatique.
Chloé Emond est étudiante à la maîtrise en recherche en droit à l’Université de Sherbrooke.
Guillaume Sirois-Gingras est étudiant de troisième année au baccalauréat en droit à l’Université de Sherbrooke.
Nous remercions Ilona Bois-Drivet et Justin Chenel pour leur collaboration et leur participation au concours Kawaskimhon.