Pour donner suite au « pacte fiscal » qu’il a conclu avec les municipalités, le gouvernement du Québec s’apprête à déposer un projet de loi pour modifier le système de relations du travail dans le secteur municipal. Cette modification donne suite à une des demandes des municipalités, lesquelles prétendent qu’il y aurait un « déséquilibre » dans le système actuel. Ce « déséquilibre » serait tributaire, notamment, de l’interdiction qui est faite aux municipalités de déclarer un lock-out de leurs salariés alors que ces derniers disposent du droit de grève.
Les municipalités revendiquent le droit de décréter unilatéralement les conditions de travail de leurs salariés en cas de négociations infructueuses. Le gouvernement a dû se rendre à l’évidence qu’une loi qui accordait un tel droit aux municipalités serait inconstitutionnelle. À en croire les fuites dans les médias, la solution retenue serait plutôt de retirer le droit de grève des salariés municipaux et de leur soumettre à un système d’arbitrage de différends obligatoire. Or, cette solution risque aussi d’être déclarée inconstitutionnelle.
Les droits constitutionnels à la négociation collective et à la grève
Il est maintenant acquis que le droit à la négociation collective jouit d’une protection constitutionnelle en vertu de l’article 2 d) de la Charte canadienne des droits et libertés, lequel prévoit que chacun a la liberté fondamentale d’association. (Notons, en passant que l’article 3 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne est au même effet). En 2007, dans l’affaire Health Services, la Cour suprême est venu à la conclusion que la liberté d’association comprend un droit à la négociation collective. La Cour a statué que « [l]e droit constitutionnel de négocier collectivement vise à protéger la capacité des travailleurs de participer à des activités associatives et leur capacité d’agir collectivement pour réaliser des objectifs communs concernant des questions liées au milieu travail et leurs conditions de travail ». Bien que quelques doutes subsistaient quant à la portée réelle de cette protection, la Cour suprême l’a réaffirmée avec vigueur en 2015 dans l’affaire Association de la police montée. Dans ce jugement, la Cour a expliqué que la négociation collective permet aux salariés de « faire face, à armes plus égales, à la puissance et à la force de […] leur employeur ».
Cette notion « d’armes égales » est au cœur de la justification de la protection constitutionnelle du droit de grève, reconnue par la Cour suprême en 2015 dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour. Selon la Cour, c’est l’éventualité de la grève qui permet aux salariés de négocier avec leur employeur « presque sur un pied d’égalité » car sans elle « la négociation risque de n’être qu’un vœu pieux ». S’il est vrai que la grève constitue un mécanisme pour sortir de l’impasse, c’est surtout la possibilité d’une grève éventuelle qui favorise l’égalité dans le processus de négociation. C’est pourquoi la Cour suprême décrit la grève comme le « moteur » de la négociation collective. Ainsi, d’enlever le droit de grève aux salariés est, prima facie, de porter atteinte à leur liberté d’association, car l’on entrave alors substantiellement leur capacité de négocier collectivement.
La revendication des municipalités
Il est évident que le droit revendiqué par les municipalités, savoir celui de décréter unilatéralement les conditions de travail de leurs salariés en cas de négociations infructueuses, n’est pas compatible avec le droit constitutionnel de négocier collectivement. Un processus où une partie dispose du pouvoir d’imposer sa position est une « négociation » en nom seulement. Il va sans dire qu’un tel processus ne respecterait pas non plus le droit constitutionnel des salariés de faire la grève.
On pourrait répondre que, dans certains cas, l’État serait justifié d’imposer des conditions de travail suite à des négociations infructueuses avec des employés du secteur public. Mais il y a une différence capitale entre le recours exceptionnel à une loi spéciale par laquelle la législature assume pleinement son rôle de souverain en brimant les droits de certains au profit de sa conception de l’intérêt général, et d’ériger l’unilatéralisme en système. Par ailleurs, la jurisprudence récente de la Cour suprême évoquée ci-haut permet de croire que les tribunaux imposeront désormais des limites importantes sur le recours aux lois spéciales. La décision Canadian Union of Postal Workers, rendue par la Cour supérieure de l’Ontario le 28 avril dernier fournit un exemple : la Cour a déclaré inconstitutionnelle et donc invalide la loi spéciale forçant le retour au travail des postiers parce qu’elle portait atteinte à leurs droits constitutionnels de négociation collective et de grève.
La solution du gouvernement : l’arbitrage obligatoire
Selon La Presse, le gouvernement n’exaucera pas le souhait des municipalités. Il optera plutôt pour un système d’arbitrage obligatoire. Un tel système permet aux parties de négocier, mais enlève le droit de faire la grève. S’ils arrivent à une impasse, le différend est soumis à une tierce partie neutre qui, après avoir entendu les parties, leur impose une convention collective.
L’arbitrage obligatoire des différends n’est pas nouveau. Le Code du travail prévoit déjà que, lors de la négociation d’une première convention collective, le syndicat ou l’employeur peut opter pour l’arbitrage, lequel devient alors obligatoire pour l’autre partie et entraîne la suspension des droit à la grève et au lock-out. L’arbitrage obligatoire caractérise aussi le système de négociation collective applicable aux pompiers et policiers qui, pour des raisons évidentes, ne bénéficient pas du droit de grève.
Le droit international du travail reconnaît que lorsqu’un État est justifié de retirer le droit de grève de certains salariés, il doit, en contrepartie, leur fournir un système d’arbitrage impartial, et ce, afin de préserver leur droit à la négociation collective. Par contre, ce n’est pas parce que le législateur impose l’arbitrage obligatoire qu’il était nécessairement justifié de retirer le droit de grève. Autrement dit, l’arbitrage obligatoire des différends est une solution de rechange quand il est justifié de retirer le droit de grève; ce n’est pas en soi la justification. Il est ainsi parce que l’arbitrage obligatoire ne protège pas les salariés autant que le droit de grève. Dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour, la Cour suprême explique :
[60] [L]es autres mécanismes de règlement des différends ne relèvent généralement pas de l’association et peuvent en fait nuire avec le temps à l’efficacité du processus de négociation collective. Ces mécanismes peuvent permettre d’échapper aux conséquences néfastes de la grève en cas d’impasse des négociations, mais […] ils ne permettent pas, de la même manière, de réaliser ce que protègent les valeurs et les objectifs qui sous-tendent la liberté d’association.
En définitive, une loi qui retire le droit de grève des salariés municipaux et leur impose l’arbitrage de différends porte atteinte à leurs droits constitutionnels de négociation collective et de grève. La question à se poser est plutôt celle de savoir si cette atteinte est justifiée. Elle pourrait l’être si l’État répondait à un problème urgent et réel, qu’il y avait un lien rationnel entre la restriction des droits des salariés et ce problème et qu’il n’y avait pas d’autres mesures qui auraient pu répondre à ce problème sans porter atteinte aux droits.
En général, la restriction du droit de grève est justifiée quand elle est nécessaire pour assurer la santé ou la sécurité de la population. Cela n’est pas allégué par les municipalités ni par le gouvernement. De toute façon, le Code du travail prévoit déjà, dans ses dispositions relatives aux services essentiels, des restrictions au droit de grève de certains salariés municipaux quand cela est nécessaire pour protéger la santé ou la sécurité publique. Ici, il est plutôt question d’intérêts économiques. Les municipalités affirment, en quelque sorte, que la libre négociation collective est trop efficace pour les salariés municipaux en ce qu’elle leur aurait permis de bénéficier de conditions de travail dont les coûts sont trop élevés. L’objectif premier d’enlever le droit de grève des salariés municipaux serait alors de réduire le coût de la main-d’œuvre municipale.
À supposer que les conditions de travail des salariés municipaux étaient réellement exorbitantes (ce qui reste à démontrer), ce n’est pas clair qu’il s’agit d’un problème urgent à un tel point qu’il justifierait de porter atteinte à leurs droits constitutionnels.
Par ailleurs, il reste aussi à démontrer que leurs conditions de travail sont le résultat d’une dynamique qui diffère fondamentalement de celle qui prévaut dans d’autres secteurs de l’économie où les salariés jouissent aussi du droit de grève. Il n’y a donc pas, à première vue, de lien rationnel entre l’objectif de mieux contrôler les dépenses des municipalités et la mesure, c’est-à-dire de leur retirer le droit de grève, surtout vue que la très grande majorité (95%, selon Daniel Boyer, président de la FTQ) des conventions collectives dans le secteur municipal sont conclues sans qu’il y ait eu recours à la grève.
En ce qui concerne l’atteinte minimale, il semble que d’autres mesures pourraient être efficaces, et ce, sans porter atteinte aux droits des salariés. Par exemple, si le gouvernement accordait le droit au lock-out aux municipalités (ce qui est possible, d’ailleurs, par simple décret sans qu’un projet de loi soit nécessaire) il répondrait à l’argument principal de ces derniers, soit qu’il y a un déséquilibre dans leur rapport de force avec leurs salariés syndiqués, et ce, sans toucher aux droits fondamentaux de quiconque.
La contestation à venir
Les gouvernements, autant au niveau provincial que fédéral, ne semblent pas avoir pris la mesure de l’importance du revirement jurisprudentiel en matière de liberté d’association. Pourtant, ils devraient s’attendre à ce que les syndicats contestent systématiquement les mesures – qu’elles soient législatives ou autres – destinées à limiter l’exercice des droits de leurs membres à la négociation collective et à la grève. Si l’Assemblée nationale adopte effectivement un projet de loi restreignant ou éliminant le droit de grève des salariés du secteur municipal, il est à parier que sa constitutionnalité sera attaquée devant les tribunaux. Si la tendance se maintient, les syndicats auront gain de cause.
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