Le constitutionnaliste Peter Hogg est connu pour avoir élaboré la « théorie du dialogue » entre les tribunaux – notamment la Cour suprême – et les législatures provinciales et fédérales. Selon cette théorie, quand la Cour suprême invalide une loi qu’elle a trouvée inconstitutionnelle, elle inscrit dans ses motifs les jalons qui serviront à guider la législature dans la préparation d’une éventuelle loi de remplacement. Ainsi, les tribunaux ne seraient pas les arbitres finaux du contenu des lois, mais des interlocuteurs privilégiés dans le processus démocratique de leur élaboration.
À voir la conduite récente du gouvernement du Québec en matière de liberté d’association et de ses corollaires – les droits à la négociation collective et de grève – il semblerait plutôt être un dialogue de sourds.
La liberté d’association comprend les droits à la négociation collective et à la grève
Rappelons que la Cour suprême a statué en 2007, dans l’arrêt Health Services que la liberté d’association inscrite dans la Charte canadienne des droits et libertés implique un droit à la négociation collective, ce qu’elle a réaffirmé en 2015 dans l’arrêt Association de la police montée. Selon ces arrêts, toute action gouvernementale qui entrave substantiellement la possibilité d’engager de véritables négociations collectives sur des questions relatives au travail porte atteinte à la liberté d’association et devra alors être justifiée.
En 2015, dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, la Cour a ajouté que le droit à la grève est une condition nécessaire à de véritables négociations collectives. Selon la Cour, la grève favorise l’égalité dans le processus ; elle est « le moteur de la négociation collective » en ce sens que la menace d’y recourir donne aux salariés un pouvoir qui contrebalance celui de l’employeur.
Québec : mauvais élève en matière des droits fondamentaux des salariés
Le Québec semblait avoir pris la mesure de ce revirement jurisprudentiel. En effet, la Loi concernant le régime de négociation des conventions collectives et de règlement des différends dans le secteur municipal, adoptée en 2016, paraît conforme à la jurisprudence, contrairement aux revendications des municipalités et malgré le fait que l’économie générale de cette loi mène à l’adoption de lois spéciales qui, elles, risquent d’être inconstitutionnelles.
Or, cet égard pour les droits constitutionnels des salariés n’a pas duré. La Loi assurant la reprise des services habituels de transport maritime fournis par l’entreprise Relais Nordik inc. ainsi que le règlement du différend entre cette entreprise et certains de ses salariés a enlevé le droit de grève des salariés du traversier qui désert la Basse-Côte-Nord et l’île d’Anticosti, et ce, nonobstant que le conflit de travail était encadré par le Tribunal administratif du travail pour assurer la santé et la sécurité de la population. Ensuite, la Loi assurant la continuité de la prestation des services juridiques au sein du gouvernement et permettant la poursuite de la négociation ainsi que le renouvellement de la convention collective des salariés assurant la prestation de ces services juridiques a enlevé le droit de grève aux membres de LANEQ sans leur donner droit à un mécanisme d’arbitrage de différends neutre et impartial, ce qui rend vraisemblablement cette loi inconstitutionnelle. Enfin, la ministre du Travail, Dominique Vien et le premier ministre Philippe Couillard ont annoncé, à tour de rôle, que le gouvernement aura recours à une loi spéciale pour mettre fin à une éventuelle grève dans l’industrie de la construction, et ce, avant même que la grève commence.
La constitutionnalité d’une éventuelle loi spéciale dans l’industrie de la construction
Lors du dernier conflit de travail dans l’industrie de la construction, en 2013, l’Assemblée nationale a mis fin à la grève déclarée par les syndicats en adoptant la Loi sur la reprise des travaux dans l’industrie de la construction. Cette loi enlevait le droit de grève des salariés concernés et n’imposait pas un mécanisme d’arbitrage de leurs différends avec les associations d’employeurs. On optait plutôt pour l’imposition législative des conditions de travail en reconduisant les conventions collectives échues pour une période d’un an avec une majoration salariale de 2 p. 100. Par la suite, les différents acteurs ont négocié les conventions collectives actuelles, lesquelles sont venues à échéance en 2017. Il me semble que si une telle loi était adoptée aujourd’hui elle serait déclarée inconstitutionnelle puisque depuis l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour les tribunaux ont statué que, pour être justifiée, une loi spéciale ordonnant le retour au travail d’un groupe de salariés en grève légale doit prévoir un mécanisme d’arbitrage qui met les parties sur « un pied d’égalité ».
Nous devons alors procéder selon l’hypothèse selon laquelle une loi spéciale éventuelle adoptée par l’Assemblée nationale pour mettre fin à la grève actuelle inclura un mécanisme d’arbitrage de différends obligatoire. Est-ce que ce serait en soi suffisant pour rendre une telle loi constitutionnelle? Rien n’est moins clair.
Rappelons que pour qu’une atteinte prima facie à un droit constitutionnel soit justifié elle doit répondre à trois critères. La mesure attentatoire doit avoir été prise dans la poursuite d’un objectif urgent et réel et il doit avoir un lien rationnel entre la mesure et l’objectif. De plus, la mesure doit être proportionnelle au but recherché, ce qui veut dire, notamment, que l’atteinte doit être minimale en ce sens qu’aucune autre mesure moins attentatoire n’aurait eu le même effet.
S’il est vrai que l’industrie de la construction représente un composant très important de l’économie québécoise, il n’est pas évident que les effets négatifs d’une grève justifient en soi une intervention législative portant atteinte aux droits fondamentaux des salariés. C’est justement les effets économiques de la grève et du lock-out qui rendent ces moyens de pression efficaces et utiles. La Cour suprême a expliqué cela dans l’arrêt Pepsi-Cola :
« [25] Les conflits de travail peuvent toucher des secteurs importants de l’économie et avoir des répercussions sur des villes, des régions et, parfois, sur le pays tout entier. Il peut en résulter des coûts importants pour les parties et le public. Néanmoins, notre société en est venue à reconnaître que ces coûts sont justifiés eu égard à l’objectif supérieur de la résolution des conflits de travail et du maintien de la paix économique et sociale. Désormais, elle accepte aussi que l’exercice de pressions économiques, dans les limites autorisées par la loi, et l’infliction d’un préjudice économique lors d’un conflit de travail représentent le prix d’un système qui encourage les parties à résoudre leurs différends d’une manière acceptable pour chacune d’elles. »
Il est possible qu’un conflit de travail prolongé sans possibilité réelle que les parties sortent de l’impasse puisse éventuellement justifier une intervention législative. Mais on en est pas là : le gouvernement brandissait la menace d’une loi spéciale avant même que la grève actuelle soit déclenchée. Le premier ministre a promis d’agir si les parties ne venaient pas à une entente « rapidement ».
Qu’en est-il de l’inclusion d’un mécanisme d’arbitrage de différends obligatoire dans une éventuelle loi spéciale? Cette mesure ne rend pas automatiquement constitutionnelle une loi qui enlève le droit de grève. Dans Saskatchewan Federation of Labour, la Cour suprême a clairement énoncé que l’arbitrage peut atténuer les effets néfastes d’une atteinte à la liberté d’association, mais qu’il ne la justifie pas en soi :
« [L]es autres mécanismes de règlement des différends [tel l’arbitrage] ne relèvent généralement pas de l’association et peuvent en fait nuire avec le temps à l’efficacité du processus de négociation collective. Ces mécanismes peuvent permettre d’échapper aux conséquences néfastes de la grève en cas d’impasse des négociations, mais […] ils ne permettent pas, de la même manière, de réaliser ce que protègent les valeurs et les objectifs qui sous-tendent la liberté d’association. »
Ainsi, l’inclusion d’un mécanisme d’arbitrage de différends dans une éventuelle loi spéciale ne permettrait pas au gouvernement de faire l’économie de sa justification. Il devrait établir que le simple effet à court terme sur l’économie de la province est une raison suffisante pour porter atteinte aux droits constitutionnels de 170 000 de ses citoyens et citoyennes. Cela ne va pas de soi.