L’intervention gouvernementale dans le lock-out à l’UQTR : un cadeau empoisonné

Le lock-out imposé par l’Université du Québec à Trois Rivières (UQTR) à ses professeur-e-s a semé l’émoi dans la communauté universitaire du Québec et a rebondi à l’Assemblée nationale. La ministre de l’Enseignement supérieur, Hélène David, a affirmé que la direction de l’UQTR a perdu sa confiance et a demandé la levée du lock-out et la reprise des négociations. Dans l’éventualité d’une impasse, elle a recommandé aux parties de se soumettre à l’arbitrage volontaire. Pour sa part, la CAQ a appelé à l’adoption d’une loi spéciale pour mettre fin au lock-out.

Dans ce billet, je situe le conflit à l’UQTR dans son contexte politique, notamment le sous-financement des universités québécoises et les efforts des directions universitaires pour rationaliser leur exploitation de la main-d’œuvre. Je poursuis la réflexion en affirmant que – malgré sa réception plutôt positive par la communauté universitaire – l’immixtion de la ministre David dans ce conflit ne présage rien de bon pour la liberté d’association des professeur-e-s d’université et notamment leur droit constitutionnel de faire la grève.

Contexte général : l’université « néolibérale »

Le financement et la gouvernance des universités québécoises ont changé de façon importante dans les 30 dernières années. Bien que le terme soit contesté, je crois qu’il est exact de caractériser ce virage comme étant « néolibéral ».

Premièrement, l’État s’est progressivement désengagé de son obligation de subventionner les universités, favorisant plutôt des sources de financement privées, notamment les entreprises et les frais de scolarités. Il s’agit de privilégier le marché comme mode de régulation. La course au financement des entreprises privées aurait comme effet d’arrimer les deux produits des universités (les diplômé-e-s et la recherche) aux besoins du marché. L’augmentation de la part relative des coûts de la formation assumée par les étudiant-e-s aurait comme effet de les inciter à étudier dans des domaines « rentables », puisqu’un salaire élevé serait nécessaire pour rembourser « l’investissement » que représentent les dettes d’études. Dans les deux cas, le rôle du marché serait d’envoyer un signal quant à l’orientation des institutions d’enseignement supérieur, signal qui, selon l’idéologie néolibérale, serait plus efficace – et donc meilleur – que les choix politiques, lesquels sont compris comme des diktats arbitraires.

Deuxièmement, les mécanismes du marché sont imposés aux institutions par le gouvernement. Par le biais de divers dispositifs – dont les précurseurs étaient les contrats de performance mis en place par François Legault lorsqu’il était ministre de l’Éducation dans un gouvernement péquiste – l’État cherche à mettre les établissements universitaires en concurrence afin qu’ils puissent « démontrer aux contribuables québécois qu’ils font une utilisation optimale de leurs ressources ». Même le financement public dépend donc d’une logique de concurrence et les universités sont pénalisées ou récompensées en fonction de leur capacité d’attirer des étudiant-e-s, de chercher de l’investissement, de produire de la recherche commercialisable, etc.

Contexte particulier : rationalisation de la main-d’œuvre à l’UQTR 

Le virage néolibéral touche particulièrement les petites universités, les universités à l’extérieur des grands centres urbains et les universités « publiques » (c.-à-d. les constituants du réseau de l’Université du Québec). C’est donc sans surprise que l’UQTR – qui cumule ces trois caractéristiques – a accumulé une dette importante et un déficit budgétaire récurrent. Pour répondre à cette problématique, l’université a dû proposer un « plan de redressement » à la ministre en 2017. Comme c’est souvent le cas, le plan nécessite des « efforts » de la part des salarié-e-s, puisque la masse salariale est de loin le poste de dépenses récurrentes le plus important.

C’est ce contexte particulier qui explique l’offre qu’a faite la direction de l’université à ses professeur-e-s. Deux éléments justifient le rejet de cette offre par le Syndicat des professeurs et professeures de l’Université du Québec à Trois-Rivières (SPPUQTR).

Premièrement, l’université demande l’abolition de la « clause ascenseur ». Une telle clause prévoit que toute augmentation du nombre d’étudiant-e-s inscrit-e-s entraîne nécessairement l’embauche d’effectifs professoraux. De plus, l’université cherche à réduire progressivement le « plancher d’emploi », c’est-à-dire le nombre de professeur-e-s qu’elle est obligée à garder à son emploi. Ces mesures visent le même objectif : augmenter le bénéfice nette qu’apportent les étudiant-e-s (en frais de scolarité et en subventions gouvernementales, lesquelles sont déterminées en fonction du nombre d’étudiant-e-s inscrit-e-s). Normalement, pour pallier l’augmentation du ratio étudiant-e-s/enseignant-e-s, cela nécessiterait l’embauche de chargé-e-s de cours ; l’armée de réserve de la main-d’œuvre du monde universitaire.

Mais voilà qu’intervient le deuxième élément de l’offre : l’augmentation de la charge d’enseignement des professeur-e-s. L’offre patronale prévoit une augmentation du nombre de cours que doit dispenser chaque professeur-e. Alors que la convention collective actuelle oblige chaque professeur-e à donner quatre cours par année, l’UQTR veut que les profs en donnent cinq, voire six. Seraient exempté-e-s de cette augmentation les profs qui « obtiennent des subventions et/ou des contrats et/ou des commandites d’une valeur d’au moins 10 000 $ par année et qui rapportent des frais indirects de recherche à l’Université́ » ou qui dirigent des étudiant-e-s au doctorat.  Ceux et celles qui « exercent de façon significative d’autres activités de recherche » seraient dans l’obligation de donner cinq cours. Les autres devraient en donner six.

Par l’effet combiné de ces deux propositions, l’université cherche à capter directement la plus-value générée par une augmentation de la cadence du travail des professeur-e-s.

Cette stratégie patronale mérite quelques commentaires supplémentaires :

  • Elle participe à une tendance qu’on voit ailleurs dans le réseau de l’enseignement supérieur. Une des raisons que les professeur-e-s de l’Université de Sherbrooke ont fait la grève en 2017 était pour résister à la demande de leur employeur d’augmenter le nombre de cours dispensés par chaque prof de quatre à cinq.
  • Elle tend à renforcer une distinction entre universités « de recherche » et universités « d’enseignement ». Les premières – principalement des universités « à charte » – sont situées dans les grands centres urbains et attirent des chercheur-e-s d’envergure internationale qui alimentent le budget de leur institution en subventions de recherche. Les deuxièmes – principalement des universités « publiques » – sont situées à l’extérieur des grands centres et s’affairent surtout au développement régional.
  • Elle est facile à « vendre » à la population. Sans savoir qu’un cours nécessite généralement environ 150 heures de travail (45 heures d’enseignement, 45 heures de préparation et 60 heures pour concevoir et corriger les évaluations et pour les rencontres individuelles avec les étudiant-e-s), il est facile d’imaginer que les profs sont des « gras dur », surtout quand on les compare aux enseignant-e-s au secondaire et au CÉGEP. De plus, la population ignore souvent que l’enseignement n’est qu’une partie de la tâche professorale, laquelle comprend aussi la recherche, les tâches administratives et le service à la collectivité.

L’intervention ministérielle : un cadeau empoisonné

Soulignons d’abord que le lock-out imposé par l’UQTR est tout à fait légal. Il s’agit d’un « refus par un employeur de fournir du travail à un groupe de salariés à son emploi en vue de les contraindre à accepter certaines conditions de travail » (art. 1 h) C.t.) et il a été déclaré conformément au Code du travail (art. 58).

N’étant ni des services essentiels ni les services publics au sens du Code du travail, rien n’empêche les universités québécoises de déclarer un lock-out. Bref, le législateur a choisi de soumettre les universités au régime général du droit du travail, et ce, avec raison. En effet, bien que la suspension de cours universitaires en raison d’un conflit de travail puisse occasionner des inconvénients importants, notamment pour les étudiant-e-s, elle ne menace ni la santé de la population ni sa sécurité.

Or, le discours de la ministre, lequel trouve écho dans celui du SPPUQTR, veut que la suspension des classes soit inacceptable puisqu’elle tiendrait les étudiant-e-s « en otage ». Notons, par ailleurs, qu’il s’agit ici d’un argument qui est normalement servi aux syndicats de professeur-e-s lorsqu’ils font la grève. C’est cette situation qui justifierait une intervention ministérielle et, selon la CAQ, une loi spéciale. Regardons les issus possibles :

  • Une possibilité serait que la ministre de l’Enseignement supérieur force l’UQTR à mettre fin à la grève. Vu le refus du recteur et l’appui du conseil d’administration à ce dernier, cela ne semble pas possible sans modification législative. La Loi sur l’université du Québec n’autorise pas explicitement la ministre à destituer un recteur d’un composant ni les membres de son conseil d’administration. Mais même si, par hypothèse, cela était possible, rien ne garantirait qu’une entente interviendrait. Si le syndicat se voyait contraint à faire la grève pour appuyer ses revendications, alors il se produirait la même situation : les étudiant-e-s seraient tenu-e-s « en otage ».
  • L’autre possibilité serait que l’Assemblée nationale adopte une loi spéciale mettant fin au lock-out et obligeant les parties à retourner à la table de négociation. Ce ne serait pas la première fois qu’une loi spéciale mette fin à un lock-out. Par contre, ici encore, rien ne garantirait qu’une entente interviendrait.

Dans tous les cas, si l’objectif est vraiment d’assurer de la reprise des classes, alors il faudrait interdire aux professeur-e-s de faire la grève. Ce faisant, l’on porterait atteinte à leurs droits fondamentaux.

En définitive, toute intervention efficace pour mettre fin au lock-out – que ce soit par la ministre de l’Enseignement supérieur ou par l’Assemblée nationale – passerait nécessairement par une atteinte aux droits fondamentaux des professeur-e-s. Il s’agirait donc d’un cadeau empoisonné.


Sur la constitutionnalité d’une éventuelle loi spéciale interdisant aux professeur-e-s de l’UQTR de faire la grève, je vous réfère à mon billet récent sur la loi spéciale visant l’Université York, dont l’analyse s’appliquerait mutatis mutandis.

 

 

 

 

Auteur : Finn Makela

Finn Makela est membre du Barreau du Québec depuis 2005 et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis 2009. Il est diplômé en philosophie des universités McGill et Carleton et a étudié le droit civil et la common law à l’Université McGill. Il a fait son doctorat en droit à l’Université de Montréal. Avant de se joindre à la Faculté, le professeur Makela a pratiqué le droit pendant plusieurs années au sein d’un cabinet à Montréal, où il œuvrait dans les domaines du droit du travail, du droit administratif et des droits de la personne. Depuis, il poursuit ses recherches dans ces champs ainsi qu’en théorie du droit et en droit de l’enseignement supérieur. Il s’intéresse tout particulièrement à la reconnaissance étatique de la liberté d’association, sujet qu’il aborde de la perspective du pluralisme juridique.

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