La restriction de la consommation du cannabis par les policiers : dérives d’une panique morale

Demain, la distribution, la vente et la possession du cannabis séché et de l’huile de cannabis seront désormais permises au Canada. Puisqu’il s’agit d’un sujet sur lequel je me penche depuis un certain temps (dont dans ma thèse de doctorat et dans un article), on m’a souvent demandé quel serait l’effet de la légalisation sur le droit du travail.

Mon premier réflexe était d’affirmer que cela ne devrait pas changer grand-chose. La jurisprudence abondante issue des juridictions spécialisées en droit du travail et en droits de la personne –confirmée par la Cour d’appel fédérale, la Cour d’appel de l’Ontario, la Cour d’appel du Québec et la Cour suprême du Canada–, est presque unanime : le seul intérêt qu’a un employeur à contrôler la consommation de drogues chez ses salariés est de s’assurer que ces derniers se présentent au travail sans facultés affaiblies et aptes à exercer leurs fonctions en toute sécurité. Ce qu’un salarié fait à l’extérieur de ses heures de travail relève de sa vie privée et, règle générale, son employeur n’a aucun droit de regard là-dessus. Dans la vaste majorité des cas, la légalité de la substance consommée par un salarié à l’extérieur du travail n’est simplement pas pertinente pour l’analyse.

Or, il semblerait que l’idée que leurs salariés puissent consommer légalement du cannabis à l’extérieur du travail suscite une panique morale chez certains employeurs dont, au premier chef, des corps policiers. Dans ce billet, j’explique pourquoi les différents corps policiers canadiens se sont empressés à adopter des politiques portant sur la consommation du cannabis chez leurs salariés. J’émets également des hypothèses sur les origines des politiques les plus draconiennes ainsi que les conséquences de leur adoption.

La consommation de cannabis chez les policiers : disparation d’une exception jurisprudentielle

Avant la légalisation, la jurisprudence avait statué que les corps policiers étaient justifiés d’interdire entièrement la consommation du cannabis par leurs salariés. En effet, les policiers faisaient partie d’un groupe restreint de salariés –comprenant aussi les procureurs aux poursuites criminelles, les agents des services correctionnels et les agents de service frontaliers– chargés de la mise en œuvre de la prohibition. Dans ces circonstances, la consommation de substances illicites risquait de compromettre leur capacité de remplir leurs fonctions.

Évidemment, tout cela change avec la légalisation. La possession du cannabis étant désormais permise, sa consommation ne nécessite plus un contact avec le monde interlope et il n’y a donc plus d’incompatibilité avec les fonctions policières. Cela explique pourquoi les corps policiers avaient besoin de mettre à jour leurs politiques en la matière.

Un grand nombre de corps policiers (p. ex. ceux de VancouverSaskatchewanOttawaMontréal et de Lévis) a simplement suivi la ligne tracée par la jurisprudence pour d’autres salariés : aucune restriction sur la consommation pour les policiers dans la mesure où ils se présentent au travail aptes à exercer leurs fonctions. D’autres ont opté pour une restriction temporelle, interdisant la consommation de cannabis dans les 24 heures (p. ex. ceux West Vancouver et Abbotsford et de Sherbrooke et Magog) ou même 28 jours (p.ex, la GRC, et ceux de Toronto et Halifax) précédant le début d’un quart de travail. Enfin, certains corps policiers ont adopté la ligne dure : la consommation de cette substance légale serait tout simplement interdite en tout temps pour leurs salariés (p. ex., à Calgary et à Edmonton).

Des restrictions justifiées par la sécurité ?

Pour justifier les restrictions sur la consommation du cannabis par les policiers, les divers corps policiers ont évoqué des risques pour la sécurité.  En effet, même si la période d’intoxication par le cannabis est normalement de quatre à huit heures (selon le mode de consommation), la littérature scientifique fait état d’une « période résiduelle » plus longue pendant laquelle les fonctions exécutives et les capacités psychomotrices sont affectées. Mais comment expliquer la divergence entre les politiques qui imposent une période d’abstinence de 24 heures et celles qui imposent une période de 28 jours ?

Nous rentrons ici dans la spéculation, puisque les corps policiers n’ont pas étalé les détails de leur raisonnement sur la place publique. Par contre, je crois que l’état de la littérature scientifique en est pour quelque chose.

La norme de 24 heures d’abstinence

Une étude publiée et 1985 a démontré que les pilotes d’avion performaient moins bien dans des simulateurs de vol jusqu’à 24 heures de leur dernière consommation. Les auteurs ont conclu :

These results suggest a need for concern about the performance of those entrusted with complex behavioral and cognitive tasks within 24 hours after smoking marijuana.

Depuis, des centaines d’études portant sur les effets du cannabis pendant la période post-intoxication ont été publiées. Bien qu’il n’y ait pas de consensus, la norme de 24 heures est souvent citée comme étant valide pour la période pendant laquelle le cannabis produirait des effets résiduels sur les fonctions exécutives et les capacités psychomotrices. Il semblerait que cela soit la source de la norme adoptée par certains corps policiers.

Par contre, certains suggèrent une période beaucoup plus courte. Par exemple, les Directives canadiennes d’usage de cannabis à faible risque, approuvées par l’Association médicale canadienne, l’Association canadienne de santé publique, le Centre de toxicomanie et de santé mentale, la Société médicale canadienne sur l’addiction et le Centre canadien sur les dépendances et l’usage des substances recommandent :

« Ne prends pas le volant et garde-toi de faire fonctionner toute autre machine après avoir pris du cannabis. Attends au moins six heures après en avoir pris, même plus longtemps au besoin. »

La norme de 28 jours d’abstinence 

Une méta-analyse récente affirme que le cannabis peut produire des effets résiduels sur les fonctions exécutives et les capacités psychomotrices mesurables en laboratoire de 22 à 35 jours après la dernière consommation. Cela explique peut-être pourquoi certains corps policiers, dont la GRC, ont adopté la norme de 28 jours. Par contre, une autre explication est aussi possible : généralement, les métabolites du cannabis ne sont plus détectables dans l’urine après 28 jours d’abstinence. Il se peut donc que la norme fût adoptée en fonction des tests de dépistage facilitant sa mise en œuvre plutôt que des effets résiduels du cannabis sur l’aptitude au travail.

Par ailleurs, en raison de leur méthodologie, les études qui démontrent une longue période résiduelle sont peu pertinentes aux fins d’une politique régissant l’utilisation du cannabis par des salariés. Premièrement, elles étaient faites auprès d’utilisateurs réguliers et chroniques et, à ma connaissance, rien dans la littérature scientifique ne permet de conclure que l’utilisateur occasionnel subirait des effets ayant un impact sur la performance au travail au-delà d’une période de quelques heures. Deuxièmement, contrairement aux études sur les pilotes d’avion, elles mesuraient les capacités des sujets avec des tests de laboratoire destinés à déceler des différences quantifiables plutôt qu’en fonction des tâches réelles des salariés.

La norme de l’abstinence totale

Personne ne croit sérieusement qu’il n’y aurait aucune période d’abstinence assez longue pour assurer la sécurité au travail. La justification de cette norme se trouverait dans l’affirmation que les policiers peuvent être appelés à rentrer au travail à n’importe quel moment. Par contre, cette affirmation ne résiste pas à l’analyse puisque, dans ce cas, la consommation d’alcool serait aussi proscrite en tout temps.

Il semblerait plutôt que la norme de l’abstinence totale soit motivée par un jugement moral dissimulé. Ce jugement se voit dans les déclarations du chef du Service de police de la Ville de Québec, qui a évoqué « une question de valeurs » pour justifier sa demande d’un « engagement moral » de ses salariés de ne pas consommer du cannabis, tout en affirmant qu’il n’y aurait pas de sanction en cas de défaut.

Est-ce légal?

La jurisprudence en matière de cannabis au travail s’est développée principalement autour de la question de la légalité des tests de dépistage d’urine. Contrairement à l’éthylomètre, de tels tests ne peuvent aucunement établir qu’un salarié a les facultés affaiblies; le cannabis étant liposoluble, ses métabolites sont détectables dans l’urine longtemps après que le consommateur n’est plus sous l’effet de la drogue. Devant ce fait, les employeurs ont développé la thèse selon laquelle l’existence des effets résiduels du cannabis justifierait l’imposition des tests de dépistage. Cela n’a jamais été accepté par les tribunaux.

La décision phare sur la question des effets résiduels est Trimac Transportation Services v. Transportation Communications Union, (1999) 88 L.A.C. (4th) 237. Dans cette affaire, l’arbitre a conclu que même s’il existait un effet résiduel de la consommation de cannabis cela ne justifiait pas une politique de dépistage aléatoire basée sur la norme du « risque zéro ». Il expliquait ainsi :

Where countervailing privacy interests are at stake, there must be a balancing of impacts such that the degree of risk must meet a threshold sufficient to over-ride the privacy interest.  There are levels of impairment brought on by minor medical conditions such as cold, allergies, a poor night’s sleep, a headache, etc. that normally do not pose a sufficient safety risk as to prevent an employee from working, even in a safety-sensitive environment. Indeed, there is nothing to suggest that this employer, even though acutely sensitive to safety issues, has ever taken active steps to keep employees suffering from these minor “aches and pains” away from work. It follows that if impairment caused by the residual effects of drugs poses a safety risk sufficient to allow mandatory drug testing, it must be a risk greater than that caused by these minor everyday maladies. The onus is on the Company, as the party seeking to force employees to submit to mandatory random drug testing, to establish that the risk threshold necessary to validate its initiative is met.

Depuis, cette décision a été citée des dizaines de fois et elle est certainement pertinente pour évaluer la légalité des normes promulguées par les corps policiers. Les fonctions exécutives et psychomotrices peuvent être affectées par un mauvais sommeil, par la prise de médicaments en vente libre contre le rhume, par les allergies et même par le simple fait de s’être disputé avec son conjoint la veille. Si les corps policiers ne démontrent pas qu’ils exercent un contrôle strict sur ces facteurs, il leur sera difficile de justifier un tel contrôle sur la consommation de cannabis par leurs salariés en dehors des heures du travail.

On m’a déjà suggéré que le « principe de précaution » devrait prévaloir ici. Selon cette hypothèse, il serait plus prudent d’attendre des preuves scientifiques confirmant l’absence de risques reliés à la consommation du cannabis à l’extérieur des heures du travail. Or, si le principe de précaution peut s’avérer pertinent dans certains domaines – en matière environnementale, par exemple – elle n’est pas applicable à l’évaluation des risques au travail. Le fardeau de la preuve incombe toujours à celui qui veut restreindre les droits d’autrui, que ce soit l’État ou un employeur privé.

Par ailleurs, je reconnais que la norme de l’abstinence pendant 24 heures précédant son quart de travail est défendable. Elle a d’ailleurs été acceptée pour la première fois par un arbitre ce printemps. Dans cette affaire (International Brotherhood Lower Churchill Transmission Construction Employers’ Assn. Inc. and IBEW, Local 1620 (Tizzard), Re, 2018 CarswellNfld 198), le salarié consommait du cannabis quotidiennement pour des raisons médicales; il n’y avait donc aucune possibilité qu’il puisse écouler 24 heures entre sa dernière consommation et le début de son quart de travail. La décision est actuellement contestée en contrôle judiciaire devant la Cour Suprême de Terre-Neuve et du Labrador.

Or, même si cette décision – unique pour l’instant – représentait le début d’une nouvelle tendance jurisprudentielle, je vois difficilement comment les corps policiers pourraient défendre la norme de 28 jours d’abstinence ni, a fortiori, l’interdiction totale de consommer du cannabis.

Conclusion : la gouvernance par les tribunaux

J’ai peu de doutes que les politiques imposant l’abstinence totale ou l’abstinence pendant 28 jours seront jugées illégales. Je suis aussi relativement sûr qu’il en serait de même pour celles imposant l’abstinence pendant les 24 heures précédant le travail. Évidemment, ce sera aux tribunaux compétents de résoudre la question.

Cela étant dit, le comportement de certains corps policiers à l’égard de leurs salariés reste dérangeant. On est laissé avec la fâcheuse impression qu’ils ont adopté des normes particulièrement strictes en sachant très bien qu’elles risquent de ne pas de passer le test des tribunaux. Ce faisant, ils se sont assurés d’avoir la politique la plus stricte permise par la loi. Les tribunaux traceront la ligne de la légalité et, ensuite, les corps policiers s’efforceront d’adopter des politiques qui l’accotent sans la franchir. Entre temps, le droit des salariés de se livrer à une activité légale à l’extérieur de leur travail sera restreint. Notons en passant que je n’évoque pas ici un « droit de se défoncer ». Le droit en cause est plutôt celui de prendre des décisions et de vivre sa vie comme on veut à l’extérieur du travail sans que notre employeur puisse nous dicter notre conduite. Il s’agit de l’autonomie individuelle qui est le fondement même d’une société libre.

La panique morale n’est décidément pas bon conseil en matière de politiques d’emploi.

Auteur : Finn Makela

Finn Makela est membre du Barreau du Québec depuis 2005 et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis 2009. Il est diplômé en philosophie des universités McGill et Carleton et a étudié le droit civil et la common law à l’Université McGill. Il a fait son doctorat en droit à l’Université de Montréal. Avant de se joindre à la Faculté, le professeur Makela a pratiqué le droit pendant plusieurs années au sein d’un cabinet à Montréal, où il œuvrait dans les domaines du droit du travail, du droit administratif et des droits de la personne. Depuis, il poursuit ses recherches dans ces champs ainsi qu’en théorie du droit et en droit de l’enseignement supérieur. Il s’intéresse tout particulièrement à la reconnaissance étatique de la liberté d’association, sujet qu’il aborde de la perspective du pluralisme juridique.

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