État de droit et état d’urgence dans l’histoire de la pensée juridique : notes critiques de lecture de Jhering

Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l’état d’urgence ou d’exception avait déjà été réactualisé dans la discussion savante et critique sur le rapport du droit au politique, au social et au vivant. Le philosophe Giorgio Agamben avait d’ailleurs fait paraître en 2003 son fameux livre sur la question. Des attentats plus récents, dont celui de 2015 contre Charlie Hebdo, ont posé la question de la pérennisation de l’état d’urgence. Voilà que l’actuelle pandémie pose de nouveau la question, sous la forme cette fois de l’urgence sanitaire. Or, dans l’intervalle, les esprits juridiques les plus lucides, dont ma collègue la professeure Jocelyn Stacey, s’étaient déjà attelés à penser l’urgence environnementale.

Quelle est, au juste, cette question philosophico-juridique de l’état d’urgence ou d’exception qu’il vaudrait qu’on se pose ou repose dans les circonstances actuelles ? C’est ni plus ni moins que la question de l’État de droit libéral, de sa valeur, mais aussi de ses limites et de sa cohérence. C’est bien sûr la question du juste équilibre entre, d’une part, les droits et libertés individuels (procéduraux notamment) et, de l’autre, les conditions biologiques et sociales d’existence de l’individu. C’est enfin, plus précisément peut-être, la question du paradoxe de Carl Schmitt. Ce dernier auteur est célèbre de sa critique assassine de l’État de droit libéral et parlementaire et de sa relativisation extrême du rôle du droit positif, auquel il a opposé la réalité profonde de la « politique » comme « décision existentielle », comme réalisation de la destinée d’un « peuple », comme établissement d’un « ordre concret » ou encore comme mise en œuvre de la volonté d’un « guide » (Fürher). Son paradoxe de l’état exception est le suivant : il est impossible pour le droit d’encadrer le pouvoir politique de décider de la situation exceptionnelle (et de décider dans une telle situation). Que le droit public, constitutionnel et administratif, moderne n’ait guère d’autre choix que de prévoir sa propre suspension ne ferait donc que révéler la vanité de l’État de droit libéral moderne, qui veut absorber la pourtant irréductible réalité et fondamentalité de la politique. C’est encore à Schmitt que doivent répondre les standards mondiaux du droit constitutionnel relatif à la protection des droit fondamentaux dans les situations d’urgence ou la thèse, même empirique, de la compétence constitutionnelle d’urgence comme principe universel de la « nonabsolutist western legal tradition », selon la typologie dressée par John Ferejohn et Pasquale Pasquino. Doivent aussi répondre à Schmitt les thèses de David Dyzenhaus sur la légalité administrative en situation d’urgence, thèses que mobilise d’ailleurs Jocelyn Stacey dans ses travaux sur l’urgence environnementale.

Pour Schmitt, la norme juridique n’a de force et de sens que dans la décision de son adoption et de son application qui, s’agissant d’une norme, ne sera envisagée que tant que le décideur politique, le souverain, sera d’avis que la situation est normale. Est donc « souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » (Théologie politique, 1922, p. 15). Et cette décision, qui emporte la suspension du droit, ne saurait avoir celui-ci pour fondement. De l’avis du juriste allemand, « le souverain […] est en marge de l’ordre juridique normalement en vigueur tout en lui étant soumis, car il lui appartient de décider si la Constitution doit être suspendue en totalité » (TP, p 17). L’auteur est d’avis que la possibilité d’abolir le souverain dans les faits n’est pas une question juridique (ibid.), mais que, tant que le souverain existe dans les faits, jamais le droit ne saura, comme le veulent « les tendances » modernes, le priver de son pouvoir de décider de la situation d’exception extrême ou autrement absolue, qu’il distingue de « quelque urgence proclamée ou quelque état de siège » (TP, p. 16). Cela dit, tout en l’opposant au « droit », Schmitt veut faire entrer le pouvoir souverain relatif à l’exception absolue dans le champ de réflexion « juridique », en associant le juridique à une idée plus large d’ « ordre » pour le distinguer du « chaos » ou de l’ « anarchie ». C’est ainsi qu’il prétend avoir résolu le paradoxe :

Mais comment l’unité et l’ordre systématiques peuvent-ils se suspendre eux-mêmes ? Voilà qui est difficile à construire, et pourtant il s’agit d’un problème juridique tant que la situation exceptionnelle se distingue du chaos juridique ou d’une anarchie quelle qu’elle soit. À l’évidence, la tendance de l’État de droit à régler si possible dans le détail la situation exceptionnelle signifie rien de moins qu’une tentative de description précise du cas où le droit se suspend lui-même. (p. 24)

Au début du XXe siècle, Schmitt ne s’appuyait pas sur Jhering. Pourtant, demeurée inachevée, l’œuvre de Jhering devait, bien avant celle de Schmitt, finir par accorder une place centrale à la situation d’exception, mais au sein d’une conception réduisant le droit à un simple et relatif moyen de préservation et d’accompagnement de l’évolution de la société. Et Jhering n’était pas un auteur mineur, loin de là.

Peu lu sinon pas du tout – l’enseignement du droit dans nos universités étant ce qu’il est, Rudolf von Jhering est l’un des plus importants auteurs juridiques, non seulement du XIXe siècle, mais de la modernité. Son œuvre fut une conditio sine qua non de la « théorie du droit des intérêts » (Interessenjurisprudenz) à laquelle le nom de Philipp Heck demeure associé, ainsi que des idées de « libre découverte du droit par le juge » (Freirechtsschule) et de « sociologie du droit » qu’a développées Eugen Ehrlich qui, par le truchement du doyen Roscoe Pound, a eu une influence déterminante sur la sociological jurisprudence, puis le legal realism, puis les Critical Legal Studies. En fait, en Amérique du Nord, la « connaissance » de Jhering se réduit le plus souvent par l’instrumentalisation, par ce dernier courant de pensée juridique, de la traduction, parue un siècle après l’original, d’un extrait de son Scherz und Ernst in der Jurisprudenz de 1884, sous le titre « In the Heaven for Legal Concepts: A Fantasy ». L’œuvre de Jhering, qui a aussi influencé Jellinek et, à travers lui, Weber et Kelsen, est bien entendue à des lieues de pouvoir être réduite à la critique de ce « formalisme » juridique – Jhering a toujours continué d’attribuer de la valeur à la forme juridique en situation normale – que les « réalistes » américains ont du reste surtout fabulé – ce que continuent d’ailleurs de faire les « approches critiques » en prétendant y reconnaître le positivisme juridique, qu’elles prennent pour un fétichisme de la norme juridique positive.

Le projet de Jhering, en effet, était celui de la plus complète subordination des intérêts de l’individu à ceux d’une société hypostasiée. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’un des premiers théoriciens de l’état d’exception. Pour Jhering, le droit est, sur le plan formel, l’édification de l’empire de la force sur elle-même et, sur le plan matériel, il est tout ce que peut exiger la société et que la contrainte normée permet d’obtenir.

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La figure dominante, à l’époque de Jhering, était celle de Friedrich Carl von Savigny et de l’École historique du droit. Dès son célèbre pamphlet de 1814 où il jugeait prématuré le projet d’une codification du droit privé allemand, Savigny – qui fut le professeur de Karl Marx – faisait des juristes universitaires et de la « science du droit » les dépositaires de l’ « esprit juridique du peuple ». L’École historique s’est rapidement divisée en deux branches, l’une historique ou germaniste, l’autre pandectiste (conceptuelle) et romaniste (voir à ce sujet les travaux d’Olivier Jouanjan). Jhering fut d’abord un brillant, et radical, membre du second courant.

Il y eut effectivement deux Jhering, dans la mesure où notre auteur connaît une « conversion » dans la nuit de la Saint Sylvestre de l’année 1858 : travaillant à une consultation sur le droit romain l’amenant à reconsidérer la règle selon laquelle le prix de la chose est dû au vendeur avant livraison sous l’angle du problème de la double vente, il prend soudainement conscience du « sentiment naturel de justice », du sentiment juridique (voir à ce sujet la présentation par Olivier Jouanjan de La lutte pour le droit). Ces deux Jhering coexisteront un moment.

En effet, Jhering entre en lutte avec lui-même dans le cours de la rédaction de l’Esprit du droit romain, paru à l’origine de 1852 à 1863 et dont le troisième tome[1], publié quelque cinq ans après sa conversion, reviendrait sur les thèses du premier en consignant un vitalisme anti-conceptualiste, anti-systémiste et anti-logiciste :

C’est méconnaître l’essence même du droit, c’est verser dans une erreur complète, que de vouloir, au nom de la logique, faire de la jurisprudence la mathématique du droit. La vie ne doit pas se plier aux principes; ce sont les principes qui doivent se modeler sur la vie[2].

Suivent les paragraphes d’anthologie sur la notion formaliste de droit subjectif, du droit comme Willensmacht, c’est-à-dire comme volonté, qui est celle de Puchta et de Windscheid. Selon Jhering, « c’est par abstraction de la richesse indéfinie de sa matière (les objets, les buts, les intérêts concrètement en jeu) qu’il est possible d’élever le droit à la dignité d’un système et, partant, d’analyser le rapport de droit par le calcul des relations formelles[3] ». Voilà justement ce à quoi s’oppose le second Jhering, pour qui l’histoire du droit semble se confondre avec celle de la poursuite d’un but : l’existence morale, pour laquelle la lutte passe par la défense de ses intérêts et à laquelle toute menace éveille le sentiment juridique. La réalité du droit n’est plus le corps des concepts mais, pour ainsi dire, leur âme[4]. Le « réalisme » de Jhering change alors radicalement du sens médiéval au sens moderne du terme. Les concepts juridiques ne sont plus la réalité du droit, mais la lutte infinie pour l’existence morale.

Cette « révélation », Jhering s’éreintera à en tirer progressivement les conséquences par un travail de longue haleine que la vie ne lui laissera pas le temps de compléter. Ce sera notamment la conférence de 12 mars 1872, qui donnera lieu la même année à la publication de La lutte pour le droit[5], puis un travail acharné, de 1865 à sa mort, en 1892, de préparation d’une œuvre magistrale, Le but dans le droit, qui devait rejaillir sur l’Esprit du droit romain, qui demeurera à jamais inachevée et dont un premier volume paru d’abord en 1877, puis un second en 1883[6].

La lutte pour le droit

Dans La lutte pour le droit, Jhering soutient que, à la maxime « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, correspond avec tout autant de vérité celle-ci : tu trouveras ton droit dans la lutte » (p. 113). Le rôle des juristes et de leur science dans l’évolution du droit est donc limité. Tout changement significatif dans le droit existant provient d’une lutte sociale et politique, car « [c]’est là ce que peut seule la loi, c’est-à-dire le fait intentionnel et déterminé de la puissance publique » (p. 7).

Toutes les grandes conquêtes qu’enregistre l’histoire du droit : l’abolition de l’esclavage, de la servitude personnelle, la liberté de la propriété foncière, de l’industrie, des croyances, etc., ont dû être remportées ainsi au prix de luttes ardentes, souvent continuées pendant des siècles; parfois ce sont des torrents de sang, mais toujours ce sont des droits anéantis qui marquent la voie suivie par le droit. (p. 9)

Et bien avant ces grandes conquêtes juridiques modernes, Jhering en est convaincu, même les règles de droit les plus simples et anciennes, comme « le droit accordé au propriétaire d’arracher sa chose des mains de n’importe quel possesseur, et celui accordé au créancier de vendre en servitude à l’étranger son débiteur insolvable ont dû être conquises par une lutte opiniâtre avant de parvenir à une autorité générale incontestée » (p. 14). Autrement dit, Jhering s’oppose à la thèse de la primauté ou de l’antériorité d’une coutume ou d’une conscience juridique conçue en termes consensualistes. Et il affirme que son interprétation « a en sa faveur », non seulement « l’analogie du développement réel et visible du droit dans l’histoire », mais aussi « l’avantage d’une plus grande vraisemblance psychologique » (p. 13).

L’analyse « psychologique » de Jhering veut mettre au jour, à la base de la lutte pour le droit, une logique du sentiment, et non un engagement purement intellectuel. Ce sentiment juridique selon Jhering n’apparaît normalement pas au hasard, mais est inspiré par la loi naturelle de conservation de soi lors d’une menace à son existence morale dans l’expérience négative de l’injustice, dont ce sentiment représente pour ainsi dire la « négation ». Le sentiment juridique indiquerait donc qu’on est affecté dans son universalité, de sorte que la société l’est solidairement avec soi. Cela explique que « la réaction du sentiment juridique ne se détermine point comme une émotion ordinaire, d’après la nature spéciale du tempérament et du caractère, mais qu’il s’y joint un élément social » (p. 36). Le sentiment juridique conduit à la défense non seulement de sa personne, mais de la personne, ici pensée comme socialement constituée. Car les conditions d’existence de la personne et de la société s’incluent les unes les autres. Au final la lutte pour le droit est lutte pour les conditions d’existence de la société.

D’après Jhering, « ressentir la douleur sans tirer profit de l’avertissement qu’elle donne d’éloigner le danger, la supporter patiemment sans se défendre […] » ne peut, « à la longue, […] qu’entraîner les plus funestes conséquences pour le sentiment juridique même » (p. 49). Cette culture sociale du sentiment juridique passe notamment, selon l’enseignement de Jhering, par la réalisation du droit positif, c’est-à-dire par un système judiciaire et des institutions d’application du droit qui soient marquées du sceau de l’indépendance, de la compétence, de l’équité et de l’efficacité des règles de preuve et de procédure, etc. (p. 64-76 et 84).

Enfin la lutte dont parle Jhering n’est pas nécessairement ni, devine-t-on, idéalement violente. La forme qu’elle prendra est pour lui « une question d’éducation et de tempérament », et « la fermeté, l’inflexibilité et durabilité de la résistance valent autant que la brutalité, la violence et la passion » (p. 51). Cependant il s’agirait bien d’une lutte et non d’une discussion. Dans lutte pour l’évolution du droit, « comme dans toute lutte, ce n’est pas le poids des raisons, mais la puissance relative des forces mises en présence qui fait pencher la balance » (p. 8).

Le but dans le droit

Du Zweck im Recht (Le but dans le droit) projeté par Jhering à l’origine, les deux volumes qui ont finalement paru ne constituent pas même l’entière première partie. Il existe une traduction française du premier des deux volumes de la troisième édition allemande de cet ouvrage publié à l’origine de 1877 à 1883, parue sous le titre L’évolution du droit [7].

L’ouvrage contient l’exposé d’une téléologie historique se présentant comme une théorie « scientifique » (inachevée) de la « vie pratique ». La question du rôle précis qu’y jouent les thèses de la Lutte pour le droit ne trouve pas facilement réponse. Jhering y renvoie surtout depuis ce paragraphe 38 du cinquième chapitre sur « Les buts de l’affirmation égoïste de soi », paragraphe où il est question de la valeur idéale du droit, l’affirmation juridique de soi correspondant à la lutte pour le droit et ayant pour but la reconnaissance de la personne (p. 51).

En entreprenant la rédaction du Zweck, Jhering entend notamment tirer les leçons d’une « période de longue expérience politique », depuis la fin du XVIIIe siècle, qui « embrasse toute l’évolution scientifique, partie de l’individualisme dans l’organisation de l’État et du droit, enseigné par le droit naturel, pour aboutir à la compréhension rationnelle de l’État et du droit historique réels, et au concept historique et scientifique du présent » (p. 359).

Si pour Jhering le but de l’existence pratique est la vie en société, la « justice est le principe de vie de la société : la réaliser est sa plus haute mission » (p. 366-367). Et comment définir la justice ? Encore par le but. « Établir l’égalité, tel est le but pratique de la justice » (p. 244). Est-ce donc à dire que le but ultime est l’égalité, non pas la vie sociale ? Non, dans la mesure où le raisonnement, ici circulaire, de Jhering reconduit à la société, faisant à nouveau d’elle une fin et reléguant la justice au rang de moyen.

La société est pour notre auteur l’érection de la règle suivante : « chacun pour tout le monde et le monde pour chacun » (p. 63). Aussi le but ultime de l’histoire serait-il la réalisation de la « loi souveraine de la civilisation de l’humanité » selon laquelle « chacun existe pour tout le monde » (p. 58). Sauf que cette loi se réalise dans l’histoire sous une double forme : libre ou forcée (p. 58), de sorte que Jhering définira aussi la société comme « le mécanisme de la force se régularisant elle-même, dans la mesure du droit » (p. 199).

Pour Jhering, l’histoire nous montre que ce « n’est pas à sa valeur morale, à sa majesté, que le droit est redevable de la place qu’il occupe dans la civilisation actuelle. Sa suprématie est le résultat final d’un long développement ; elle n’en est pas le début. Au début, nous ne rencontrons que l’égoïsme pur. Les âges qui se succèdent amènent l’idée morale, le sentiment moral » (p. 167-168). Le droit est d’abord et fondamentalement l’empire de la force sur elle-même. Il n’est qu’ensuite porteur de l’idée morale.

La longue histoire de l’édification d’un tel empire que relate d’abord Jhering n’est que celle de la dimension formelle du droit. Cette histoire serait écrite à l’avance dans les lois naturelles du développement de la vie humaine qui mettent en œuvre l’égoïsme, car un tel empire serait « dicté par l’intérêt propre bien entendu » (p. 164). L’histoire de la dimension formelle du droit serait ainsi celle de la façon dont la loi de finalité passe par la contrainte pour s’asservir l’égoïsme. Celle de sa dimension matérielle, qui suivra, sera l’histoire de ce que cette loi de finalité fait faire à l’être humain pour réaliser le but de son existence pratique.

La dimension formelle du droit est pour Jhering double : le droit est norme et contrainte. Concernant l’élément normatif du droit, Jhering défend une idée fort moderne, qu’on retrouvera chez Kelsen :

le caractère distinctif d’une norme du droit ne consiste pas dans l’action externe qu’elle exerce sur le peuple, mais dans son autorité interne sur les pouvoirs publics, bien autrement importante. À exprimer en termes juridiques la notion de la norme du droit, nous resterons exacts en la définissant, du côté de la forme, en ces termes : elle contient un impératif abstrait adressé aux organes du pouvoir public, et l’effet externe, c’est-à-dire son observation par le peuple, doit, à ce point de vue purement formel (non au point de vue téléologique), n’être considéré que comme un élément secondaire. (p. 227)

Cet élément de contrainte, dont procède pour l’essentiel l’État, semble bien avoir préséance sur l’élément normatif. Jhering avait déjà soutenu, dans la Lutte pour le droit, la thèse voulant que la première manifestation du sentiment juridique corresponde justement à cette forme de contrainte propulsive, mécanique, qu’est la légitime défense. Dans le Zweck, il la développe jusqu’au point où elle aboutit à une conception du droit en termes de force. En effet, si le droit se confond avec l’empire de la force sur elle-même, c’est qu’il est, « ontologiquement » pour ainsi dire, d’abord force. Le droit non seulement aurait toujours la plus grande force de son côté, mais il serait lui-même cette force, et ce, en vertu de la loi de finalité qui veillerait à la réalisation de tout ce qu’exige le bien de la société. Voilà qui nous conduit de la forme au fond, du moyen au but. En effet, la définition du droit comme « l’ensemble des normes en vertu desquelles, dans un État, s’exerce la contrainte » (p. 245) est, dans le système même de Jhering, incomplète, car elle se limite à la dimension formelle du droit.

Au sujet de la dimension matérielle du droit, Jhering ne peut que renvoyer au « but » du droit qui se présente toujours à ses yeux comme un ensemble de moyens de garantir les conditions de vie de la société (p. 288-292). Le droit n’étant « pas le principe supérieur qui régit le monde », mais qu’un moyen parmi d’autres de réaliser ce but qu’est « le maintien de la société humaine » (p. 169), de garantir les conditions de vie de la société (p. 288-292), c’est donc sa forme de contrainte étatique normée et son but social qui en font l’universalité, non pas la soi-disant vérité immuable de son contenu matériel précis.

Le droit n’est donc qu’un instrument de normalisation de la contrainte étatique au service d’une « société » qui a su par lui dominer sa propre force. Voilà qui laisse peut-être déjà deviner ce que sera l’état d’exception : le droit de la société à la légitime défense, et donc à ne plus s’ainsi dominer par le droit.

État de droit et situation d’exception

Il convient de ne pas se faire d’illusions sur l’ « empire du droit » selon Jhering, qui n’est pas Dworkin, mais dont la philosophie juridique socio-intrustrementaliste est plutôt une espèce de « rule of law » à l’envers.

Jhering ne croit pas que tout pouvoir contraignant se doive d’être fondé en droit, mais que la norme juridique « bilatérale », c’est-à-dire celle qui vaut aussi pour le pouvoir public qui l’édicte, ne peut intervenir que pour imposer des limites à un pouvoir qui la précède. Aussi, « l’État ne peut[-il] restreindre, par la loi, la liberté et la spontanéité de son action, que dans la mesure indispensable, et encore ne doit-il pas même aller jusqu’à la limite extrême » (p. 278). Enfin, même cet indispensable devra être sacrifié au profit de la société lorsque des circonstances exceptionnelles justifieront l’exercice, par celle-ci, de son droit de légitime défense.

Si Jhering estime préférable que les conditions d’exercice du droit de légitime défense de la société soient revêtues de la forme légale, ainsi qu’y auraient procédé à peu près toutes les législations et constitutions modernes, il ne considère pas cela comme nécessaire (p. 281). Car c’est d’instinct que chacun pourrait répondre correctement, c’est-à-dire par la négative, à la question de savoir si, devant la « rupture d’une digue, un incendie [ou] toute autre catastrophe de ce genre », les autorités devraient « respecter la propriété, et laisser l’élément destructeur accomplir son œuvre » (p. 280).

Jhering ne se pose pas sérieusement la question de l’éventuelle nécessité d’encadrer juridiquement les opérations d’urgence. Il se contente plutôt de la trivialité de son exemple. À l’en croire, la « science », à la différence du positivisme juridique et du droit naturel, rendrait justice à cet instinct qu’elle expliquerait. Comment ? Par la découverte de ce que « le droit n’est pas un but en soi, mais seulement un moyen d’atteindre ce but » qu’est « d’établir et d’assurer les conditions de vie de la société », bref, la découverte de ce que « le droit existe pour la société, non la société pour le droit » (p. 280).

Tout comme l’individu, « la société » serait autorisée à ignorer la loi pour se défendre légitimement, et ce, non seulement à l’encontre de catastrophes naturelles, mais aussi de tout désordre social. D’instinct donc, chacun sentirait bien, contrairement aux juristes positivistes et aux philosophes du droit, que s’il advient exceptionnellement « que le pouvoir public se trouve devant l’alternative de sacrifier, ou le droit, ou la société, il ne lui est pas seulement loisible, mais il est de son devoir de sacrifier le droit, et de sauver la société » (p. 280). L’explication scientifique de la vérité dont l’instinct est ainsi porteur, et du coup la réfutation du positivisme juridique et du droit naturel, voilà donc en quoi consisterait l’une des, sinon la principale contribution d’une approche scientifique de la vie pratique dans le domaine juridique, approche devant mener à une conception du droit comme étant essentiellement force :

En temps de crise, les Romains nommaient un dictateur; les garanties de la liberté civile étaient suspendues, la force militaire prenait la place du droit. Aujourd’hui, les gouvernements proclament l’état de siège, édictent des lois provisoires sans le concours des pouvoirs publics. Ce sont des soupapes de sûreté, au moyen desquelles l’autorité pare aux nécessités du moment sous une apparence juridique. Mais les coups d’état et les révolutions ne se font plus sur le terrain du droit : le droit se contredirait lui-même en les autorisant, et au point de vue juridique, l’anathème est absolu. S’il fallait s’en tenir là, tout serait dit. Mais au-dessus du droit, il y a la vie, et lorsque la situation est réellement telle que nous la supposons, lorsque la crise politique place la société devant cette alternative : le respect du droit, ou le maintien de l’existence, il n’y a pas à hésiter : la force doit sacrifier le droit, et sauver l’existence de la nation. […] En ce sens, il ne m’en coûte pas de rendre hommage à la force, et de rejeter la conception traditionnelle du droit et de la philosophie. (p. 170-171)

Il est facile pour Jhering de rendre hommage à la force, puisqu’il est convaincu que c’est la société qui finit par donner sa force au plus fort. La société évolutive et la lutte pour le droit de Jhering ressemblent à une vaste ordalie. Même si, la cette question précise de l’état d’exception, l’argument de Jhering, qui consiste en un appel à l’instinct et au sentiment d’évidence, peut paraître trivial, la pensée plus large dans laquelle il s’inscrit peut difficilement ne pas avoir contribué à la réunion des conditions intellectuelles de possibilité de celle de Schmitt. Mais si pour Jhering la situation d’exception n’a pas besoin d’être prévue par le droit, pour Schmitt elle ne saurait l’être.

Mais Schmitt représente-t-il vraiment la radicalisation de l’urgence ? Celle-ci est-elle une dérive, ou autre forme de sous-produit, de la pensée juridique romantique allemande ? Non, et j’en veux pour preuve la pensée d’Alexander Hamilton :

These (emergency) powers ought to exist without limitations, because it is impossible to foresee or to define the extent and variety of national exigencies, and the correspondent extent and variety of the means which may be necessary to satisfy them. The circumstances that endanger the safety of nations are infinite, and for this reason no constitutional shackles can wisely be imposed on the power to which the care of it is committed. (Federalist, No. 23)

Plus tôt encore, dans les années 1650, le Commonwealth (la république puritaine britannique) eut deux constitutions prévoyant chacune, l’une après l’autre, des pouvoirs d’urgence.

[1] Il y a une différence d’organisation de l’œuvre entre l’original : I; II/1; II/2; III/1 (l’ouvrage étant inachevé), et la traduction française, en quatre « tomes ».

[2] Esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement, t. 4, p. 310.

[3] O. Jouanjan, « Présentation. Jhering ou l’amour du droit », in R. von Jhering, La lutte pour le droit, trad. O. de Meulenaere, réimp. Paris, Dalloz, 2006, p. xvii.

[4] Id., p. xviii.

[5] R. von Jhering, Der Kampf um’s Recht, Wien, Manz, 1872.

[6] R. von Jhering, Der Zweck im Recht, 2. vol, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1877 et 1883 (où paraît à cette occasion une deuxième édition du premier volume). Une troisième édition, posthume, paraît chez le même éditeur en 1893, pour le premier volume, et en 1898, pour le second, puis une quatrième, en 1904 et 1905. C’est l’édition de 1905 du second volume que cite Honneth dans La lutte pour la reconnaissance, p. 136-137.

[7] Rudolf von Jhering, L’évolution du droit, traduction d’Olivier de Meulenaere, Paris : Chevalier-Marescq, 1901.