Le projet de loi « visant la relance de l’économie » est une dérive

Le Québec est actuellement gouverné sous le régime exceptionnel des dispositions de sa loi sur la santé publique relatives à l’état d’urgence sanitaire (art. 118-130).

Ce régime consiste en l’attribution (dans les domaines de compétence provinciale évidemment) de pouvoirs exceptionnels (largement dérogatoires aux lois d’application normale) au gouvernement, à la ministre de la santé ainsi qu’au directeur « national » de la santé publique (art. 123-127).

La mise en œuvre de ce régime d’exception se fait par la prise d’une déclaration d’urgence sanitaire par le gouvernement. L’article 120 de la loi dispose notamment qu’une telle déclaration « doit préciser la nature de la menace, le territoire concerné et la durée de son application ». D’ailleurs, le premier alinéa de l’article 119 prévoit que « [l]’état d’urgence sanitaire déclaré par le gouvernement vaut pour une période maximale de 10 jours à l’expiration de laquelle il peut être renouvelé pour d’autres périodes maximales de 10 jours ou, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours ».

Aux termes des dispositions qui précèdent, l’état d’urgence sanitaire a été déclaré par le gouvernement du Québec le 13 mars dernier, pour ensuite être renouvelé par ce même gouvernement à onze reprises.

Or, l’article 31 du projet de Loi visant la relance de l’économie du Québec et l’atténuation des conséquences de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020 en raison de la pandémie de la COVID-19, projet de loi présenté hier le 3 juin, entend disposer ce qui suit : « Malgré l’article 119 de la Loi sur la santé publique (chapitre S-2.2), l’état d’urgence sanitaire déclaré par le gouvernement le 13 mars 2020 est prolongé jusqu’à ce qu’il y mette fin conformément à l’article 128 de cette loi. »

Bref, le projet de loi entend déroger à la Loi sur la santé publique, qu’il ne modifie pas, de manière à faire échapper le gouvernement à la règle du caractère non seulement temporaire, mais de durée déterminée (même si le renouvellement demeure possible) de l’urgence sanitaire, ainsi qu’au contrôle parlementaire déjà insuffisant que prévoit cette même Loi sur la santé publique.

Ainsi que je l’expliquais dans un autre billet :

En somme, il est admis et même souhaité que le droit démocratique et libéral moderne prévoie son relatif et temporaire retrait en faveur de l’exécutif en situation d’urgence, dans la recherche (urgente) d’un juste équilibre entre sécurité et égale dignité de la personne humaine. Selon des auteurs, tel Ryan Alford, instruments nationaux et instruments internationaux, certains droits seraient « absolus ». Ce qui est plus communément admis, c’est le principe selon lequel ce relatif et équilibré retrait du droit doit, paradoxalement, demeurer dans le cadre du droit. Enfin, une bonne pratique consiste à compenser la réduction du rôle du droit et du contrôle judiciaire par un contrôle parlementaire étroit. La continuité d’un tel contrôle est favorisée par l’article 4(2) de la Charte canadienne, relatif à la prolongation exceptionnelle du mandat de la Chambre des communes ou de celui d’une assemblée législative provinciale, mais seulement qu’« en cas de guerre, d’invasion ou d’insurrection, réelles ou appréhendées ». Quant à elle, la loi fédérale sur les mesures d’urgence est, à cet égard exemplaire. Il est loin d’en aller de même des dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire de la loi québécoise sur la santé publique ou de celles, coulées dans le même moule, de laloi québécoise sur la sécurité civile relatives à l’état d’urgence nationale.

En effet, ces deux lois québécoises ne prévoient de contrôle parlementaire obligatoire que pour le renouvellement plus long de l’état d’urgence. Elles prévoient aussi la possibilité pour l’Assemblée nationale de désavouer la déclaration de l’état d’urgence sanitaire (art. 122 de la LSP) ou national (art. 92 LSC) ou son renouvellement par le gouvernement, ainsi que le contrôle parlementaire a posteriori, une fois l’état d’urgence terminé (art. 129 LSP; art. 98 LSC). Mais encore faut-il que l’Assemblée nationale siège, ce à quoi les dispositions québécoises qui nous occupent ne pourvoient pas. La seule garantie serait le bien insuffisant article 5 de la Charte canadienne, qui prévoit que « [l]e Parlement et les législatures tiennent une séance au moins une fois tous les douze mois ». Par contraste, l’article 58 de la loi fédérale sur les mesures d’urgence se lit comme suit :

58(1) Sous réserve du paragraphe (4), il est déposé devant chaque chambre du Parlement, dans les sept jours de séance suivant une déclaration de situation de crise, une motion de ratification de la déclaration signée par un ministre et accompagnée d’un exposé des motifs de la déclaration ainsi que d’un compte rendu des consultations avec les lieutenants-gouverneurs en conseil des provinces au sujet de celle-ci.

(2) Si la déclaration est faite pendant une prorogation du Parlement ou un ajournement d’une de ses chambres, le Parlement, ou cette chambre, selon le cas, est immédiatement convoqué en vue de siéger dans les sept jours suivant la déclaration.

(3) Si la déclaration est faite alors que la Chambre des communes est dissoute, le Parlement est convoqué en vue de siéger le plus tôt possible après la déclaration.

(4) Dans les cas où le Parlement, ou une de ses chambres, est convoqué conformément aux paragraphes (2) ou (3), la motion, l’exposé et le compte rendu visés au paragraphe (1) sont déposés devant chaque chambre du Parlement ou devant cette chambre, selon le cas, le premier jour de séance suivant la convocation.

(5) La chambre du Parlement saisie d’une motion en application des paragraphes (1) ou (4) étudie celle-ci dès le jour de séance suivant celui de son dépôt.

(6) La motion mise à l’étude conformément au paragraphe (5) fait l’objet d’un débat ininterrompu; le débat terminé, le président de la chambre met immédiatement aux voix toute question nécessaire pour décider de la motion.

(7) En cas de rejet de la motion de ratification de la déclaration par une des chambres du Parlement, la déclaration, sous réserve de sa cessation d’effet ou de son abrogation antérieure, est abrogée à compter de la date du vote de rejet et l’autre chambre n’a pas à intervenir sur la motion.

L’article 60 de cette même loi fédérale garantit de la même manière le contrôle parlementaire de la prorogation ou de la modification de la déclaration de situation de crise.

Ce qu’il faut retenir ici, c’est que l’actuel projet de loi québécoise de renouvellement indéfini de la déclaration d’urgence sanitaire déroge à une loi déjà insatisfaisante en matière de contrôle parlementaire de l’urgence.

Qui plus est, on ne change pas (même par « dérogation ») pendant l’urgence les règles juridiques qui encadrent la réponse à l’urgence. Autrement dit, ces règles se modifient à froid, non pas à chaud, sauf à la rigueur à une majorité qualifiée.

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