Les chauffeuses Uber sont-elles des salariées?

L’entreprise de « covoiturage » Uber est à l’avant-garde de la soi-disant « économie de partage ». Elle distribue une application permettant aux utilisateurs de téléphone mobile de contacter des chauffeurs d’automobile à proximité, et ce, afin de se faire transporter par eux. Les chauffeurs sont libres d’accepter ou de refuser une demande de transport. S’ils acceptent, le paiement est pris en charge par l’application d’Uber, qui en garde une partie et en verse la balance au chauffeur.

L’exploitation d’un tel service « pair-à-pair » ou « égal à égal » soulève une série de questions juridiques. Par exemple, depuis l’implantation d’Uber au Canada, les tribunaux en Alberta et Ontario ont eu à se demander si Uber offrait un service de taxi au sens des règlements municipaux et, le cas échéant, si ce service était offert sur le territoire des municipalités en question malgré que les serveurs d’Uber se trouvent en Californie. Au Québec, les autorités fiscales se sont intéressées au rôle d’Uber dans le non-paiement des taxes de vente applicables aux services rendus par ses chauffeuses. Par contre, la question de la nature précise du lien juridique entre Uber et ses chauffeuses ne s’est pas encore posée au Canada. Dans ce billet, j’explore cette question en fonction du droit québécois.

La situation des chauffeurs Uber aux États-Unis

Aux États-Unis, l’on s’est déjà demandé si les chauffeuses Uber sont des salariées ou plutôt des entrepreneures indépendantes. Le Bureau of Labor and Industries de l’État d’Oregon est d’avis que les chauffeuses sont des salariées. Les autorités administratives dans neuf autres États sont plutôt d’avis qu’elles sont des entrepreneures indépendantes.

Mais c’est en Californie, berceau d’Uber, que le débat est le plus avancé. Le Labor Commissioner de cet état a statué que les chauffeurs Uber sont des salariés et le Unemployment Insurance Appeals Board est venu à la même conclusion. Un recours collectif a aussi été déposé contre Uber et autorisé par jugement. Les parties demanderesses prétendent que l’entreprise est leur employeur et qu’à ce titre, elle s’est approprié leurs pourboires en contravention de l’article 351 du California Labor Code (l’équivalent de l’article 50 de la Loi sur les normes du travail). En effet, l’application mobile indique que « le service est inclus » et ne permet pas à la chauffeuse ou au client d’ajouter un montant supplémentaire. Un juge a rejeté une demande de jugement sommaire déposé par Uber, qui alléguait qu’elle offrait seulement un service de courtier et pas un service de transport. 

Distinction entre salarié et entrepreneur indépendant en droit québécois

Comme en droit californien, la distinction entre le statut de salarié et celui d’entrepreneur indépendant est importante en droit québécois; c’est d’ailleurs une des premières matières que j’enseigne dans mon cours d’introduction au droit du travail. Se pose alors la question suivante : au Québec est-ce que les chauffeuses Uber pourraient être reconnues comme étant des salariées?

L’article 2085 du Code civil définit la personne salariée comme celle « [qui] s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur ». Selon la jurisprudence, trois conditions sont requises pour la formation d’un contrat de travail : la détermination de la prestation de travail, le versement du salaire et le lien de subordination entre les parties. Cela le distingue du contrat d’entreprise ou de service, car, contrairement au salarié, l’entrepreneur indépendant « a le libre choix des moyens d’exécution du contrat et il n’existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution ». La Cour suprême nous enseigne que le lien de subordination existe quand une partie exerce un contrôle effectif sur la prestation quotidienne du travail de l’autre. Par ailleurs, il n’y a pas absence de contrôle par le seul fait que la travailleuse dispose d’une grande latitude sur l’organisation de son horaire et de ses activités. De plus, le contrôle n’est pas toujours déterminant. La cour a aussi statué que la question centrale est de savoir si la personne engagée pour fournir un service le fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour déterminer cela, outre le contrôle, on peut se référer à la propriété des instruments de travail, la possibilité de profit et le risque de perte.

Force est de constater qu’il n’est pas toujours évident de distinguer la salariée de l’entrepreneure. Les entreprises peuvent être tentées de tirer avantage de ce flou pour se doter d’une main-d’œuvre économiquement subordonnée, mais formellement indépendante. Ces « entrepreneures dépendantes » créent la valeur pour l’entreprise sans bénéficier des protections accordées aux salariées, tels le salaire minimum, le droit de se syndiquer et les mesures de santé et sécurité au travail. L’avantage pour l’entreprise est qu’elle peut exploiter une main-d’œuvre très flexible tout en externalisant une partie de ses coûts. Pour cette raison, certains ont avancé que la dépendance économique devrait être la norme de qualification de la salariée. Le législateur a endossé cette approche dans la Loi sur les normes du travail où l’on trouve une définition élargie de « salarié » qui comprend le travailleur qui répond aux critères suivants :

 « i.) il s’oblige envers une personne à exécuter un travail déterminé dans le cadre et selon les méthodes et les moyens que cette personne détermine;

ii.) il s’oblige à fournir, pour l’exécution du contrat, le matériel, l’équipement, les matières premières ou la marchandise choisis par cette personne, et à les utiliser de la façon qu’elle indique;

iii.) il conserve, à titre de rémunération, le montant qui lui reste de la somme reçue conformément au contrat, après déduction des frais d’exécution de ce contrat. »

Les chauffeuses Uber sont-elles des salariées au sens de la Loi sur les normes du travail?

À première vue, les chauffeurs Uber semblent être des entrepreneurs indépendants. Ils sont propriétaires de leurs véhicules, ils déterminent eux-mêmes leurs horaires et leurs lieux de travail, ils ont la possibilité de profiter de leur investissement et ils supportent les risques de pertes éventuelles. D’ailleurs, le contrat entre Uber et ses chauffeurs indique explicitement que ces derniers ne sont pas des salariés.

Par contre, la qualification que donnent les parties à leur contrat ne lierait pas un tribunal et, selon les faits relatés dans l’affaire californienne et les dispositions du contrat, Uber pourrait bien être caractérisée comme l’employeur de ses chauffeuses.

Premièrement, Uber exerce un certain contrôle sur la prestation de ses chauffeurs. Par exemple, pendant un trajet, le chauffeur ne peut pas avoir de personnes autres que sa cliente dans la voiture et il doit se rendre à la destination « sans interruption non autorisée et sans arrêt non autorisé ». De plus, Uber exerce une certaine discipline, car elle se garde le droit de réduire ou annuler le montant payé pour un trajet si elle juge que le chauffeur a pris un trajet inefficace ou que la cliente s’est plaint. Uber a aussi le pouvoir de mettre fin à sa relation avec son chauffeur et de désactiver son compte sans avis et pour tout motif, notamment si la compagnie est d’avis que le chauffeur ait causé un préjudice à « la marque, la réputation ou les affaires de la compagnie ou de ses affiliées ». Enfin, Uber ne permet pas à ses chauffeurs d’engager des salariées ou de sous-traiter, alors que, selon la jurisprudence, il s’agit d’un élément important permettant de distinguer l’entrepreneur indépendant du salarié. Il me semble donc tout à fait possible qu’un tribunal décide que les critères du premier paragraphe de la définition élargie de salarié prévue à la Loi sur les normes du travail soient remplis par les chauffeurs Uber.

Il en va de même pour le deuxième paragraphe. La chauffeuse doit fournir un véhicule « convenable pour le transport des passagers » et le maintenir en bon état mécanique ainsi que « propre et sanitaire ». Pour certains de ses services, Uber va plus loin, allant jusqu’à spécifier la couleur de la voiture, son âge et une liste de modèles acceptables. En ce qui concerne les téléphones intelligents, la chauffeuse doit utiliser un modèle compatible avec l’application Uber et peut, si elle veut, en louer un de la compagnie. L’utilisation permise de l’application (et donc de la voiture aux fins des trajets Uber) est strictement déterminée par Uber.

Enfin, il me semble incontestable que le critère énoncé au troisième paragraphe de la définition élargie est satisfait. Le contrat prévoit que Uber reçoit le paiement pour un trajet, qu’elle déduit les frais de service et qu’elle remette la différence au chauffeur, qui la conserve à titre de rémunération.

En résumé, il est tout à fait possible qu’un tribunal éventuellement saisi de la question détermine que les chauffeuses Uber, ou à tout le moins certaines parmi elles, soient des salariées.

Conséquences

L’analyse ci-dessus est basée sur la définition élargie de « salarié » dans la Loi sur les normes du travail. Si les chauffeurs Uber étaient reconnus comme étant des salariés au sens de cette loi, ils bénéficieraient d’une panoplie de protections et d’avantages : salaire minimum garanti, congés de maladie, vacances annuelles payées, congés parentaux, protection contre le congédiement sans cause, etc. Évidemment, cela risquerait d’augmenter les coûts de Uber, et ce, de plusieurs façons. Premièrement, elle devrait supporter des coûts additionnels de la main-d’œuvre. Ces coûts sont directs (augmentation de la rémunération) et indirects (charges sociales et taxes sur la masse salariale). Ensuite, la compagnie serait obligée de se doter d’un système et du personnel de gestion des ressources humaines. Évidemment, Uber pourrait transférer ces coûts à sa clientèle en haussant ses prix. Par contre, cela lui priverait d’un de ses avantages concurrentiels vis-à-vis l’industrie traditionnelle du taxi, c’est-à-dire une main-d’œuvre peu coûteuse et très flexible.

Uber n’est qu’un cas de figure. Les services comme TaskRabbit et Amazon Mechanical Turk vont plus loin, permettant « l’Uberification » de toutes sortes de tâches physiques et intellectuelles. Alors que certains voient dans ces changements la libération du marché d’une réglementation étatique inefficace, d’autres y voient une « dystopie pour la classe ouvrière ». Les effets concrets sur les travailleuses québécoises restent à mesurer, mais une chose est certaine : plusieurs de ces conséquences dépendent de la qualification juridique que donneraient les tribunaux à leurs relations avec ces entreprises.

Auteur : Finn Makela

Finn Makela est membre du Barreau du Québec depuis 2005 et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis 2009. Il est diplômé en philosophie des universités McGill et Carleton et a étudié le droit civil et la common law à l’Université McGill. Il a fait son doctorat en droit à l’Université de Montréal. Avant de se joindre à la Faculté, le professeur Makela a pratiqué le droit pendant plusieurs années au sein d’un cabinet à Montréal, où il œuvrait dans les domaines du droit du travail, du droit administratif et des droits de la personne. Depuis, il poursuit ses recherches dans ces champs ainsi qu’en théorie du droit et en droit de l’enseignement supérieur. Il s’intéresse tout particulièrement à la reconnaissance étatique de la liberté d’association, sujet qu’il aborde de la perspective du pluralisme juridique.

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