Affaire Boulerice c. Chambre des communes: le droit directement applicable, relatif au privilège parlementaire fédéral

L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 (LC 1867) attribue au Parlement fédéral la compétence de définir les «privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs», sous réserve de ce «qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation [d’une telle loi], sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre». J’ai dû en corriger ici le libellé, car une erreur s’est manifestement glissée dans la version (non officielle) française, qui se lit plutôt «de la présente loi». En effet, c’était l’objet même de la modification, en 1875 par loi impériale, la Loi de 1875 sur le Parlement du Canada, que de déplacer le point de comparaison-plafond depuis la date d’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 vers celle de la loi fédérale attributive de privilèges aux chambres du parlement central. C’est cette modification qui a permis au législateur fédéral canadien d’attribuer aux chambres parlementaires fédérales le pouvoir de recevoir des déclarations assermentées (privilège dont ne jouissait pas la Chambre des communes britannique lors de l’adoption de la LC 1867), ce qui en même temps rendait possible la sanction judiciaire du parjure, qui échappe à l’immunité parlementaire reconnue comme privilège.

Cette disposition de la loi constitutionnelle est mise en œuvre par l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada (LPC), qui dispose que les «privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont […] a) d’une part, ceux que possédaient, à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni ainsi que ses membres, dans la mesure de leur compatibilité avec cette loi; b) d’autre part, ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas ceux que possédaient, à l’adoption de ces lois, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni et ses membres». L’article 4 de la LPC porte ainsi création de deux catégories de privilèges : les privilèges créés (législativement) par renvoi (à ceux qu’avait la Chambre des communes britanniques en 1867); les privilèges simultanément créés et définis par la loi canadienne fédérale.

Le plafond prévu à l’article 18 de la LC 1867 conditionne la validité de ces dispositions. Il est repris intégralement par le par. 4b) de la LPC. En revanche, la validité, du moins complète, du par. 4a) est une authentique question, dont il est surprenant que les tribunaux ne se la soient jamais posée, pas même dans l’affaire Vaid, sur laquelle nous reviendrons. Cette dernière disposition fut adoptée à l’origine comme article premier de l’Acte pour définir les privilèges, immunités et attributions du Sénat et de la Chambre des Communes, et pour protéger d’une manière sommaire les personnes chargées de la publication des documents parlementaires (SC 1868 c. 23), le 4 mai 1868, pour recevoir la sanction royale le 22 du même mois. Les conditions de validité prévues à la version modifiée, en 1875, de l’article 18 de la LC 1867 s’appliquent-elles aux dispositions adoptées avant son entrée en vigueur ? C’est ce que suggère l’article 2 de la loi porteuse de cette modification (la Loi de 1875 sur le Parlement du Canada), qui prend le soin de sauvegarder la validité d’une loi fédérale précise, en l’occurrence une loi de 1868 (SC 1868 c. 24), mais autre que celle qui nous occupe. Par conséquent, si jamais le Parlement britannique avait réduit la gamme ou la portée des privilèges de sa propre Chambre des communes entre le 29 mars 1867, qui est la date de sanction de la LC 1867, et le 22 mai 1868, qui est la date de sanction de la disposition d’origine de l’actuel par. 4a) LPC, alors, depuis le 19 juillet 1875, soit la date de sanction et, je présume, d’entrée en vigueur de la Loi de 1875 sur le Parlement du Canada, le par. 4a) et ses versions antérieures seraient inconstitutionnels, du moins dans la mesure où, en renvoyant à 1867, ils auraient créé, en faveur du Parlement canadien (Sénat et Chambre des communes) des privilèges excédant ceux dont jouissait la Chambre des communes britannique au moment de son adoption.

Dans l’arrêt Vaid, sur lequel se fonde principalement la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Boulerice, le fameux double et alternatif test aux termes duquel l’existence d’un privilège parlementaire allégué est établie, soit «péremptoirement», soit par démonstration de sa nécessité (par. 35-40), se rapporte précisément au par. 4a) de la LPC, dont l’indétermination qui lui est inhérente (en tant que renvoi) lui donne son sens. «Le Parlement du Canada a accordé au Sénat et à la Chambre des communes tous les privilèges autorisés par la Constitution. Toutefois, ce faisant, notre Parlement n’a ni énuméré ni décrit les catégories de privilège ou l’étendue de ces privilèges, sauf par renvoi général aux privilèges que ‘possédaient’ [sic] la Chambre des communes du Royaume-Uni», a écrit le juge Binnie dans sa motivation unanime de l’arrêt Vaid, en traitant en fait du par. 4a) de la LPC (par. 35). Le double test de l’arrêt Vaid sert précisément à «décider si un privilège existe ou non au sens de la Loi sur le Parlement du Canada» (par. 39; voir aussi par. 32), plus exactement de son par. 4a).

Il s’agit donc bel et bien, avec ce test, de la preuve d’un privilège établi par la loi. Or, en raison, non seulement de la clarté du libellé de l’article 18 de la LC 1867, qui prévoit que «[l]es privilèges […] que posséderont […] le Sénat et la Chambre des Communes […] seront ceux prescrits […] par loi du Parlement du Canada», mais aussi du plafond matériel qu’il impose, les tribunaux devraient s’abstenir de reconnaître quelque privilège parlementaire fédéral que ce soit qui n’ait pas sa source dans la loi fédérale, sauf, à l’extrême rigueur, à reporter l’application de ce plafond prévu par la loi constitutionnelle à la reconnaissance de privilèges « inhérents ». Citons le juge Binnie de nouveau : «Le Parlement du Canada a accordé au Sénat et à la Chambre des communes tous les privilèges autorisés par la Constitution» (par. 35). Voilà, selon moi, à quoi il lui fallait s’en tenir, peut-être en précisant que tout privilège parlementaire fédéral ne peut, constitutionnellement, être créé que dans l’exercice et les limites de la compétence attribuée par l’article 18 de la LC 1867. Il faut donc regretter son mot selon lequel «les privilèges de notre Parlement [fédéral] sont principalement constitués de privilèges ‘établis par voie législative’» (par. 36). Ils ne doivent pas l’être principalement, mais totalement. Ce qui peut avoir une source purement jurisprudentielle n’est pas l’existence du privilège parlementaire fédéral, mais la mesure dans laquelle celui-ci a un relatif statut constitutionnel, au sens supra-législatif du terme, comme nous le verrons plus loin avec l’arrêt d’où provient cette constitutionnalisation, l’arrêt N.B. Broadcasting de 1993. Je dis bien «relatif», car il devrait être entendu, et c’est là une des malheureuses ambiguïtés de notre jurisprudence que nous verrons, que le législateur puisse, s’il le veut, réduire la gamme ou la portée des privilèges parlementaires, y compris ceux que les tribunaux auront tenus pour « nécessaires ». Par conséquent, sauf à voir les tribunaux modifier inconstitutionnellement la loi constitutionnelle, le plafond prévu à l’article 18 de la LC 1867 devrait s’appliquer à toute reconnaissance de privilège parlementaire fédéral. C’est donc malencontreusement que, dans l’arrêt Vaid, le juge Binnie ait pu envisager le contraire, c’est-à-dire que la «nécessité» puisse donner au Parlement canadien sinon aux tribunaux la «latitude» de percer ou de contourner ce plafond qu’impose pourtant expressément la loi constitutionnelle (par. 38). Chose sure cependant, l’arrêt Vaid n’a pas prétendu trancher la question, puisque le juge Binnie y a écrit que «[l]a Cour examinera[it] cette question en temps et lieu si elle lui [était] soumise un jour» (par. 38). À ma connaissance, ce jour n’est toujours pas venu, mais pourrait être proche, si la Cour suprême acceptait d’entendre l’appel de Boulerice et al.

Il est enfin capital de noter que, en application de ce test alternatif relatif au par. 4a) de la LPC, la preuve d’un privilège «établi péremptoirement», même si elle peut être corroborée par celle de la reconnaissance d’un privilège de la Chambre des communes ou du Sénat canadiens, demeure, aux termes de cette disposition, la preuve d’un privilège que possédait «la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni ainsi que ses membres» au moment de l’adoption de la LC 1867, ou plutôt, comme nous l’avons vu, le 22 mai 1868. Voici, en effet, comment le juge Binnie justifie son double et alternatif test : «Les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 ont néanmoins cru bon d’utiliser le Parlement de Westminster comme point de référence en ce qui a trait au privilège parlementaire canadien et si[, en vertu du par. 4a) LPC,] l’existence et l’étendue d’un privilège du Parlement de Westminster sont établies péremptoirement (par un précédent anglais ou canadien), ce privilège devrait être reconnu par les tribunaux canadiens sans qu’il soit nécessaire d’en apprécier la nécessité» (par. 37). Cela est répété un peu plus loin, où notre juge explique que si la validité et l’étendue du privilège parlementaire allégué «n’ont pas été établies péremptoirement à l’égard de la Chambre des communes du Royaume-Uni et de ses membres, nos tribunaux doivent déterminer – à l’instar des tribunaux britanniques dans des circonstances équivalentes – si la revendication satisfait au critère de nécessité qui sert d’assise à tout privilège parlementaire» (par. 40). Autrement dit, le plafond britannique prévu par la disposition que ce test doit permettre d’appliquer, le par. 4a) de la LPC, ne doit pas être perdu de vue – comme ne devrait pas l’être non plus la question de la conformité de ce plafond à celui prévu par la disposition constitutionnelle habilitante, soit l’article 18 de la LC 1867. Partant, ce plafond britannique doit aussi être appliqué à la reconnaissance de privilèges «nécessaires», même si cela semble avoir échappé au juge Binnie sinon été passé sous silence par lui (par. 46).

Il est donc remarquable que personne n’ait jusqu’ici relevé l’impossibilité logique du double et alternatif test qu’a forgé le juge Binnie aux fins de l’application du par. 4a) de la LPC. En effet, si la vérification de l’existence, en 1867 ou, mieux, 1868, du privilège allégué en droit britannique relatif à la Chambre des communes (britannique) n’a pas pu être faite, si bien qu’on a dû se rabattre sur sa preuve par nécessité, alors comment vérifier si ce privilège «nécessaire» n’excède pas ceux dont jouissait la Chambre des communes britannique en 1867 ou 1868 ? J’y insiste, la seule manière de lever la limite référentielle qu’impose expressément l’article 18 LC de la 1867 est une modification constitutionnelle que, par définition, les tribunaux ne peuvent pas faire, du moins pas au Canada.

Dans l’affaire Boulerice qui nous occupe cependant, il était question, par une allégation de privilèges parlementaires plutôt confuse et mouvante, protéiforme même, de mettre à l’abri de tout contrôle judiciaire quatre décisions du Bureau de régie interne (BRI) de la Chambre des communes. Ces décisions portaient contrôle de régularité de l’utilisation passée, par des députés, de fonds ainsi que d’un service, postal en l’occurrence, mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires.  Les privilèges parlementaires appartiennent aux chambres parlementaires ainsi qu’à leurs membres. Toute disposition législative attributive de privilège parlementaire à un organe autre ou à ses membres en tant que tels est inconstitutionnelle. Le BRI fait-il partie de la Chambre des communes de manière à jouir d’office des privilèges parlementaires de celle-ci ? Une lecture attentive de la Section D de la Partie III de la LPC, qui le constitue (art. 50), donne à penser que non. Certes, le BRI se compose de députés de la Chambre des communes avec laquelle il se partage les services d’une même personne à titre de président (art. 50) et dont le greffier lui sert de secrétaire (art. 51). En revanche, la Chambre des communes n’exerce aucun contrôle sur le BRI, qui en est indépendant, davantage même qu’il ne l’est des tribunaux. Cette indépendance est en partie assurée par la prestation d’un serment ou affirmation solennelle de fidélité et de discrétion (par. 50(5) et (6)). Chargé de la préparation de prévisions budgétaires, ce n’est pas directement que le BRI transmet celles-ci à la Chambre des communes, mais par le truchement du Conseil du Trésor (par. 52.4(1)). Ce ne sont pas ses projets de règlement, mais les règlements qu’il a déjà pris, que le BRI doit déposer auprès de la Chambre des communes ou remettre au greffier de celle-ci (art. 52.5). Certes, la loi attribue au BRI compétence exclusive «pour statuer, compte tenu de la nature de leurs fonctions, sur la régularité de l’utilisation — passée, présente ou prévue — par les députés de fonds, de biens, de services ou de locaux mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires, et notamment sur la régularité de pareille utilisation au regard de l’esprit et de l’objet des règlements administratifs pris aux termes du paragraphe 52.5(1)» (par. 52.6(1)). Seulement, cette exclusivité s’oppose à la Chambre des communes, puisque, à l’instar du droit britannique comme nous le verrons le moment venu, la loi admet explicitement que le contrôle de l’utilisation, par un député, de fonds, biens, services ou locaux mis à sa disposition dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, puisse aussi relever de la justice criminelle (art. 52.7 et par. 52.9(4)).

Il y a aussi le fait juridique suivant, qui est révélateur tout en coïncidant avec la disposition qui pourrait sembler être la plus directement applicable en l’espèce. Tandis que dans sa version d’origine de 1991 (LC 1991, ch. 20, art. 2) le par. 52.2(2) de la LPC était attributif d’une immunité contre les poursuites pénales et civiles en faveur des membres du BRI relativement à leur participation à l’exercice des pouvoirs ou à l’exécution des fonctions de celui-ci, sa version actuelle, adoptée dans le cours du litige qui nous occupe – litige qui porte sur une demande de contrôle judiciaire plutôt qu’une poursuite pénale ou civile, dispose plutôt qu’« [i]l est entendu que les délibérations du bureau sont des délibérations du Parlement ». « Proceedings in Parliament », se lit la version anglaise, qui reprend ainsi les mots de l’article 9 du Bill of Rights britannique, dont je préfère dire tout de suite qu’il ne s’applique aucunement au contrôle des dépenses des parlementaires, ainsi que l’a reconnu l’arrêt de la Cour suprême britannique dans l’affaire Chaytor, sur laquelle nous reviendrons. Ce qu’il importe de remarquer pour l’instant, c’est d’abord que toute attribution, par la loi, de privilège parlementaire au BRI est probablement inconstitutionnelle. Ensuite, c’est que, dans l’hypothèse où le BRI ferait juridiquement partie de la Chambre des communes, on pourrait alors penser que c’est non pas le par. 4a) de la LPC, mais bien ses par. 4b) et 52.2(1) qui s’appliqueraient à la disposition de toute allégation selon laquelle ses travaux jouissent du privilège relatif aux proceedings in Parliament. Autrement dit, l’arrêt Vaid ne saurait s’appliquer à la disposition d’un tel argument. Or, par son emploi des mots « il est entendu que » et à la lumière du contexte paniqué de son adoption, l’actuel par. 52.2(1) de la LPC se présente plutôt comme une disposition interprétative.