Affaire Boulerice c. Chambre des communes: le droit étranger applicable par renvoi ou l’arrêt de la Cour suprême britannique dans l’affaire Chaytor

Rappelons comment, dans l’affaire Boulerice qui nous occupe, les quatre décisions du Bureau de régie interne (BRI) dont celui-ci et le président de la Chambre des communes ont réussi à convaincre la Cour d’appel fédérale que des privilèges parlementaires les immunisaient contre toute révision judicaire portaient contrôle de régularité de l’utilisation passée, par des députés, de fonds ainsi que d’un service, postal en l’occurrence, mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires. Chose sûre, la Chambre des communes britannique – dont les privilèges de la canadienne ne peuvent pas, au moment de leur attribution, excéder les siens (art. 18 LC 1867) – ne jouit d’aucun tel privilège que, autrement dit, le droit britannique ne connaît pas. Cela est attesté par l’arrêt qu’a rendu en 2010 la Cour suprême britannique dans l’affaire R. v Chaytor and others. Et il vaut mieux le dire tout de suite: s’il est facilement compréhensible qu’un privilège de la Chambre des communes britannique ne soit pas nécessaire, l’inverse, c’est-à-dire qu’un privilège parlementaire inconnu du droit britannique puisse se révéler nécessaire, l’est infiniment moins.

Dans l’affaire Chaytor, des personnes qui, au moment des faits, avaient été députés de la Chambre des communes britanniques ou membre de la Chambre des Lords, étaient, en vertu du Theft Act 1968, poursuivies devant la justice criminelle pour fraude de falsification comptable (false accounting) commise dans la demande de remboursement de dépenses parlementaires. Ces inculpés invoquaient, comme exception déclinatoire, le privilège parlementaire. Au moment des faits, le cadre de distribution des allocations de remboursement des dépenses des députés britanniques était prévu par des résolutions de la Chambre des communes et administré par le Fees Office de celle-ci. Il est maintenant établi et administré par un organe nettement extérieur au Parlement, l’Independent Parliamentary Standards Authority, et ce aux termes de la Parliamentary Standards Act 2009.

Le moyen soulevé par les inculpés a été rejeté. À la suite des instances inférieures, la Cour suprême britannique a jugé qu’aucun privilège parlementaire n’empêchait les tribunaux d’être saisis de la poursuite. C’est une formation de neuf juges qui, les 18-19 octobre 2010, a entendu l’appel, qui fut rejeté oralement le 10 novembre, avec motifs à suivre. Ceux-ci furent rendus le 1er décembre. Ils ne contenaient aucune dissidence et se composaient de quatre ensembles: (1) celui des motifs du président Lord Phillips; (2) celui des motifs de Lord Rodger; (3) celui des motifs de Lord Hope, Lady Hale, Lord Brown, Lord Mance, Lord Collins et Lord Kerr; (4) celui des motifs de Lord Clarke. Le groupe de six juges s’est dit avoir partagé à la fois les motifs de Lord Phillips et de Lord Rodger (par. 128). Cela doit signifier, comme s’est dit le croire Lord Rodger lui-même (par. 127), qu’aucune différence substantielle ne distinguait ses motifs de ceux de Lord Phillips. Quant aux motifs de Lord Clarke, ils «were those given by Lord Phillips and, subject to what follows, by Lord Rodger» (par. 128). Est-ce donc à dire que les motifs de Lord Phillips auraient été unanimes en théorie tout en ne se faisant que majoritaires en pratique, où ils se seraient accompagnés des motifs concordants de Lord Rodger d’une part et de Lord Clarke de l’autre? À moins que ce ne soit exactement l’inverse? En fait, la seule explication logiquement possible est que les motifs du président Lord Phillips représentassent le plus petit dénominateur commun, jusqu’à l’unanimité même, et que par les siens Lord Rodger allât plus loin, là où voulussent bien le suivre jusqu’au bout six autres juges, mais seulement un moment Lord Clarke. Essayons d’y voir clair.

Lord Phillips estima que ni l’article 9 du Bill of Rights ni le privilège de «connaissance exclusive» (exclusive cognisance) ne pouvaient être opposés aux poursuites criminelles en cause. L’article 9 du Bill of Rights immunise l’exercice de la liberté de parole et de débat dans les travaux parlementaires (proceedings in Parliament) contre tout recours judiciaire (impeaching or questioning in any Court or place out of Parliament). Cette immunité parlementaire est presque absolue. La seule exception que je lui connaisse est le parjure. Lord Phillips fut d’avis que «[s]ubmitting claims for allowances and expenses does not form part of, nor is it incidental to, the core or essential business of Parliament, which consists of collective deliberation and decision making. The submission of claims is an activity which is an incident of the administration of Parliament; it is not part of the proceedings in Parliament» (par. 62). Si les demandes de remboursement de dépenses en cause ne relevaient pas de cette disposition, le contrôle de ces demandes, quant à lui, pouvait-il ressortir à cette autre catégorie (heading) de privilèges parlementaires qu’est celle des matières dont le Parlement doit avoir connaissance exclusive? Encore une fois, Lord Phillips jugea que non: «If an applicant sought to attack by judicial review the scheme under which allowances and expenses are paid the court would no doubt refuse the application on the ground that this was a matter for the House. Examination of the manner in which the scheme is being implemented is not, however, a matter exclusively for Parliament. It was not suggested that Members have a contractual entitlement to allowances and expenses, but if they were to have such contractual rights, I see no reason why they should not sue for them. If a question were raised as to whether allowances and expenses were taxable, the court would be entitled to examine the circumstances in which they were paid. Equally there is no bar in principle to the Crown Court considering whether the claims made by the defendants were fraudulent» (par. 92). Ce ne sont donc que les décisions parlementaires porteuses des règles elles-mêmes relatives aux allocations de remboursement qui sont immunisées contre toute révision judiciaire, non pas les décisions, même prises par des parlementaires, relatives à leur mise en œuvre.

Qu’a ajouté Lord Rodger, avec l’appui de six autres membres de la formation ayant entendu l’affaire d’ailleurs? D’abord l’intégration du privilège parlementaire dont est porteur l’article 9 du Bill of Rights et celui de connaissance exclusive, du moins au sens où le premier ne saurait exister en dehors du second: «The appellants’ formulation of their argument might seem to suggest that article 9 of the Bill of Rights deals with matters that would not necessarily fall within the exclusive jurisdiction of Parliament to regulate its own affairs. A moment’s reflection shows, however, that, unless a matter did fall within the exclusive jurisdiction of Parliament – with the result that it did not fall within the legitimate jurisdiction of the ordinary courts of the land, whether civil or criminal, or of any other body – article 9 could not itself legitimately purport to exclude all consideration of the matter outside Parliament. In other words, article 9 cannot be intended to apply to any matter for which Parliament cannot validly claim the privilege of exclusive cognizance» (par. 102). En l’espèce, Lord Rodger n’a donc pas vu le besoin de distinguer entre la demande de remboursement de dépenses parlementaires et le contrôle de celle-ci: «Therefore, even though the appellants put their case by reference to both article 9 and the exclusive jurisdiction of the House of Commons, in truth there is really only one basic question: does the matter for which the appellants are being prosecuted in the Crown Court fall within the exclusive jurisdiction or cognizance [sic] of Parliament – or, more particularly, of the House of Commons? If so, then the appellants must prevail; if not, neither article 9 of the Bill of Rights nor any other doctrine gives them a right to have the prosecution stopped on the ground of parliamentary privilege» (par. 104).

Ensuite, Lord Roger a tenu à formuler l’hypothèse selon laquelle, «[i]f the privilege of the House to exercise exclusive cognizance in cases of this kind had previously been established, then the appellants might have been able to assert that privilege, even if the House authorities had chosen not to […]» (par. 124).

Dans l’intervalle, il en était arrivé à cette même conclusion que le président Lord Phillips selon laquelle, en l’espèce, «the matter does not fall within the exclusive cognizance of Parliament» (par. 108). Je ne passerai certainement pas sous silence le fait que Lord Rodger ait envisagé que la contestation judiciaire d’une décision de remboursement prise par le Fees Office de la Chambre des communes ou de la disposition de l’appel d’une telle décision par son Members Estimate Committee «might well have called into question decisions taken by Committees of the House, or on their behalf, on a matter which was intended to be under the exclusive control and cognizance of the House and its Committees» (par. 120). Or cela demeurait une hypothèse, Lord Rodger s’étant bien dit d’avis que «the appellants are claiming a privilege which the House has not asserted in the past in these circumstances» (par. 124). Enfin, cette hypothèse contredisait celle des motifs en théorie unanimes de Lord Phillips selon laquelle «[e]xamination of the manner in which the scheme is being implemented is not, however, a matter exclusively for Parliament» (par. 92).

Jusqu’où Lord Clarke a-t-il bien voulu suivre Lord Rodger au-delà de ce qu’avait dit Lord Phillips? Pas loin, du moins pas suffisamment pour que je ne le voie. En effet, en récusant la thèse selon laquelle un député puisse, individuellement, se prévaloir d’un privilège parlementaire de connaissance exclusive si, collectivement, le Parlement refuse de l’exercer (par. 130), Lord Clarke s’est trouvé du même coup à rejeter toute réduction de l’article 9 du Bill of Rights à cette catégorie qu’est la connaissance parlementaire exclusive. Si, en effet, le privilège de connaissance exclusive «belongs to Parliament and not to individual members» (par. 130), alors, sauf à soutenir de manière aussi problématique qu’inédite que la liberté de parole et de débat dans le cadre des travaux du Parlement est purement collective, c’est que l’article 9 du Bill of Rights lui est irréductible. Les motifs de Lord Clarke semblent donc plutôt avoir épousé de manière monogame ceux de Lord Phillips. Il a du reste écrit ce qui suit : «In his paras 79 to 83 Lord Phillips has demonstrated that Parliament has never asserted the privilege in cases of the kind at present before the court. He then gives examples based on these and similar cases in recent times at paras 84 to 88. In the light of the practice of Parliament over many years he then concludes in paras 89 to 92 that Parliament has never asserted the privilege in such cases and, subject to the possibility of an Act of Parliament conferring such a privilege[– le Parlement de Westminster étant ici souverain là ou ne l’est pas celui d’Ottawa], that it is not now open to it to do so» (par. 130). Il s’agit d’un mariage brillant, puisque les motifs de Lord Clarke vont jusqu’à éclairer ceux de Lord Phillips. Si ce dernier avait évoqué une renonciation, ce n’était pas au sujet d’un privilège parlementaire établi, mais de la possibilité de le revendiquer : «It appears to me that, on the basis of the facts stated by Lord Phillips between paras 84 to 91, Parliament has waived or relinquished any right it might otherwise have had to claim the privilege» (par. 131).

Au terme de cette succession d’exposés critiques du droit qui lui était applicable, national comme, par renvoi, étranger, nous sommes enfin prêts à dresser le relevé des erreurs de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Boulerice c. Chambre des communes. Ce sera néanmoins fastidieux et devra attendre mon retour de vacances.