Affaire Boulerice c. Chambre des communes: la cinquième erreur, relative au « pouvoir disciplinaire », de la Cour d’appel fédérale

Toujours dans l’hypothèse où le Bureau de régie interne (BRI) ferait partie de la Chambre des communes de manière à pouvoir se faire attribuer des privilèges parlementaires, la cinquième erreur de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire qui nous occupe est, le lecteur l’aura compris, d’avoir conclu que la demande de contrôle judiciaire devait être radiée en vertu d’un privilège parlementaire de «pouvoir disciplinaire» qui serait «établi péremptoirement» (par. 95-103).

Dans l’éventualité où il serait nécessaire de le rappeler une énième fois, aux termes du par. 4a) de la Loi sur le Parlement du Canada (LPC) et du test de l’arrêt Vaid qui lui est relatif, la preuve d’un privilège établi péremptoirement, même si elle peut être corroborée par celle de la reconnaissance d’un privilège de la Chambre des communes ou du Sénat canadiens, demeure celle d’un privilège que possédait «la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni ainsi que ses membres» au moment de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 (LC 1867), ou plutôt – comme nous l’avons vu aussi – le 22 mai 1868. Nous avons vu qu’au moment des faits en cause dans Chaytorle cadre de distribution des allocations de remboursement des dépenses des députés britanniques était prévu par des résolutions de la Chambre des communes et administré par le Fees Office de celle-ci. Comme l’a relevé Lord Phillips, «[t]he House has asserted a disciplinary jurisdiction over claims that have been made for allowances and expenses and, to that end, the Members Estimate Committee set up a review of such claims under Sir Thomas Legg. The House has not, however, asserted exclusive cognisance, or jurisdiction, in respect of such claims» (par. 91). Le droit britannique n’a jamais reconnu de privilège parlementaire de «connaissance exclusive» de questions pouvant intéresser la «discipline» des députés, dont il est par exemple admis que, sauf exercice de la liberté parlementaire de parole (encore là, sans parjure), ils ne bénéficient d’aucune immunité criminelle. Aucun privilège parlementaire de discipline n’était «établi péremptoirement», au sens du test jurisprudentiel relatif au par. 4a) de la LPC, qui à lui seul autorisait la radiation de la demande de contrôle judiciaire de Boulerice et al.

Cela ne changerait rien au libellé limpide du par. 4a) de la LPC, de toute façon, mais le juge en chef Noël a voulu prendre appui sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Harvey, dont il a affirmé qu’il était l’«arrêt de principe sur la catégorie établie dite du pouvoir disciplinaire» (par. 95). C’est faux. Il s’agit encore de quelque chose que nous avons vu : les motifs des juges McLachlin et L’Heureux-Dubé dans l’affaire Harvey étaient concordants, tandis que la majorité de la formation avait refusé de disposer de l’affaire sur la base d’un privilège parlementaire qu’aucune partie au litige n’avait invoqué. La ratio decidendi de l’arrêt Harvey était que le par. 119c) de la Loi électorale du Nouveau-Brunswick – qui prévoit que, «[q]uiconque est déclaré coupable d’une infraction constituant une manœuvre frauduleuse ou un acte illicite est, pendant les cinq années qui suivent la date de sa déclaration de culpabilité, en plus de toute autre peine imposée par la présente loi ou par toute autre loi, privé du droit et incapable […] d’être élu ou de siéger à l’Assemblée législative et, s’il est déjà élu à cette date à l’Assemblée législative, son siège devient vacant à la date d’une telle déclaration de culpabilité» – ne porte pas atteinte au droit de chacun à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités que garantit l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés et représente une restriction justifiée, en vertu de l’article premier, du droit de vote et d’éligibilité aux élections législatives fédérales ou provinciales qu’assure à tout citoyen canadien son article 3. Je le répète : il ne s’agit aucunement d’un arrêt de principe sur le privilège parlementaire de discipline. Le juge en chef Noël fait aussi grand cas de ce que les par. 78-79 de l’arrêt Harvey, où dans leurs motifs concordants les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé évoquent un privilège parlementaire d’expulsion d’un membre de la chambre pour des raisons disciplinaires, sont «mentionné[s] avec approbation dans l’arrêt Vaid» (par. 100), dont il fait alors allusion au par. 29.10. Or ce paragraphe se situe à la périphérie de l’obiter dictum.  Notre juge cite encore trois décisions judiciaires qui n’avaient aucune valeur de précédent pour la Cour d’appel fédérale.

Ce que j’ai dit au sujet de la quatrième erreur du juge en chef Noël, qui était d’avoir conclu à la radiation de la demande en vertu d’un soi-disant privilège parlementaire de gestion des affaires internes, doit être repris ici. À l’instar du droit britannique la LPC admet explicitement que le contrôle de l’utilisation, par un député, de fonds, biens, services ou locaux mis à sa disposition dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, puisse aussi relever de la justice criminelle (art. 52.7 et par. 52.9(4)). Certes, la loi attribue au BRI compétence exclusive «pour statuer, compte tenu de la nature de leurs fonctions, sur la régularité de l’utilisation — passée, présente ou prévue — par les députés de fonds, de biens, de services ou de locaux mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires, et notamment sur la régularité de pareille utilisation au regard de l’esprit et de l’objet des règlements administratifs pris aux termes du paragraphe 52.5(1)» (par. 52.6(1)). Seulement, nous avons vu alors comment cette exclusivité s’oppose plutôt à la Chambre des communes, ce qui milite du reste en faveur de la thèse selon laquelle le BRI ne fait pas partie de celle-ci. Partant, il était faux d’affirmer comme l’a fait le juge en chef Noël que le par. 4a) de la LPC, qui d’ailleurs renvoie aux privilèges de la Chambre des communes britanniques, est porteur d’un droit exclusif de la Chambre des communes canadienne de discipliner ses membres en matière de demande de remboursement de dépenses ou autre allocation parlementaire.

Il me faut me répéter encore, puisque, de manière subsidiaire, le juge en chef Noël a aussi motivé sa conclusion de privilège disciplinaire exclusif en matière d’administration d’allocations parlementaires par l’assertion que la nécessité d’un tel privilège était démontrée (par. 124). Essayons de nous faire aussi sérieux qu’au sujet de la conclusion de notre juge selon laquelle un privilège de gestion des affaires internes (relatives aux allocations) était nécessaire. Si, comme l’arrêt Chaytor l’a unanimement reconnu, l’administration, même par des parlementaires, d’un système d’allocations parlementaires ne ressortit pas au privilège parlementaire britannique, alors comment est-il possible de croire raisonnablement qu’une telle administration «est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement» (Vaid, par. 46) ? En d’autres mots, si un tel privilège ne fait pas partie du droit britannique, dans le cadre duquel fonctionne un même régime politique parlementaire que le nôtre, alors comment peut-il se révéler nécessaire à l’exercice de ses fonctions par toute chambre parlementaire ? Je le redis ici : dans l’arrêt Vaid, citant l’affaire Stockdale v Hansard, le juge Binnie affirmait aussi que, pour satisfaire au critère de nécessité, il faut «notamment» démontrer que le privilège allégué «est depuis longtemps exercé et reconnu» (par. 29.8).

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