Rien à déclarer : réponse à Grégoire Webber, Eric Mendelsohn, Robert Leckey et Léonid Sirota, au sujet des effets de la dérogation aux droits (4/4)

Le billet qui suit vient clore une série consacrée à la réfutation de la thèse selon laquelle les tribunaux canadiens titulaires d’une compétence déclaratoire seraient fondés de prononcer des déclarations d’incompatibilité de dispositions législatives avec des droits énoncés dans la Charte canadienne des droits et libertés auxquels ces dispositions dérogent validement. J’y disposerai d’un argument qui fut ajouté au débat par mon confrère et ami le professeur Léonid Sirota, à savoir l’argument fondé sur le fait que l’article 33 de la Charte ne permet pas de déroger à son article 24, relatif aux recours. Cet argument, le doyen Leckey l’a ensuite repris pour le pousser jusqu’à lui faire servir la thèse selon laquelle un tribunal pourrait, aux termes du paragraphe 24(1), accorder des dommages-intérêts pour violation, par des dispositions législatives, d’un droit auquel celles-ci dérogent pourtant validement. À moins qu’il ne s’agisse, dans l’esprit du doyen, de l’octroi de dommages-intérêt pour législation dérogatoire valide mais «incompatible » avec le ou les droits auxquels elle déroge. Quoi qu’il en soit, mobilisé à l’appui de l’une ou de l’autre thèses, l’argument ne doit pas nous occuper encore longtemps.

Tout comme je l’ai expliqué au sujet de sa relation à l’article 28[1], l’article 33 permet de déroger à des droits, par le truchement de la dérogation à des dispositions de la Charte qui en sont porteuses. C’est pourquoi il ne permet pas de déroger à des dispositions interprétatives telles que celles de l’article 28. Cela vaut bien sûr pour l’article 24, relatif aux recours, qui, par définition, ne contient pas de dispositions matérielles, porteuses de droits. Il n’y a donc rien de surprenant (ni de mine d’arguments cachés) dans le fait qu’aucune référence à l’article 24 ne figure aux dispositions de l’article 33, parmi celles aux articles auxquels ce dernier permet au législateur de déroger.

Or, pour les raisons exposées dans les billets précédents de la présente série (voir ici et ), il ne saurait y avoir de recours judiciaire – ou de déclaration judiciaire si l’on veut jouer avec les mots en n’y voyant pas de recours – pour violation d’un droit validement suspendu, fût-ce temporairement et à l’égard de dispositions auxquelles on voudrait l’opposer seulement. Faisons l’exercice avec le paragraphe 24(2). Est-ce que les tribunaux auraient le pouvoir d’exclure des éléments de preuve obtenus en (non-)« violation» de droits de la Charte auxquels des dispositions législatives applicables dérogeraient validement ? Bien sûr que non. Certes, en droit administratif, la seule légalité de l’action de l’État n’exclut pas la possibilité que la responsabilité civile de celui-ci puisse être engagée. Encore faut-il qu’il y ait « faute » (en droit civil) ou quelque « breach of duty » (en common law). En droit canadien, la possibilité que l’État engage sa responsabilité pour adoption d’une loi inconstitutionnelle est extrêmement réduite et suppose que preuve ait été faite de sa négligence, mauvaise foi ou aveuglement volontaire, exigence dont la Cour suprême a confirmé qu’elle s’appliquait à une demande faite en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne[2]. En la circonstance, souvenons-nous que la question qui nous occupe concerne des dispositions, non pas inconstitutionnelles, mais constitutionnellement valides. Autrement-dit, le voyez-vous, l’argument a fortiori ?

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S’il est une question qui devrait être tenue pour non justiciable[3], à titre de question purement politique ne soulevant pas de véritable question de droit positif mais plutôt celle de l’opportunité de dispositions législatives, c’est bien celle de la « compatibilité » de celles-ci avec des dispositions de la charte constitutionnelle auxquelles elles dérogent validement.

À mon sens, la dernière chose dont l’État de droit et le contrôle judiciaire de constitutionnalité ont besoin, c’est bien de juges qui se permettent des déclarations sur la relation qu’entretiennent des dispositions de la loi avec des droits constitutionnels auxquels elles dérogent expressément et validement, en vertu d’une autorisation tout aussi expresse du constituant, dont l’intention était d’ainsi permettre aux législateurs de soustraire certaines questions au débat judiciaire.

Dans le court article que le doyen Leckey a fait paraître seul sur la question qui aura retenu notre attention, il en appelle à la « responsabilité » morale des juristes dans une situation « tragique »[4]. Bref, si l’on est un juriste responsable, alors il faudrait être d’accord avec lui. Je suis au regret de devoir répondre à cela que, avec tout le respect que je lui dois, je pense exactement le contraire.

 

[1] Maxime St-Hilaire, « L’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés: des dispositions interprétatives sujettes à interprétation », Double Aspect, 4 février 2020 : https://doubleaspect.blog/2020/02/04/25293/

[2] Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 RCS 405, par. 79.

[3] Voir Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review, 2e éd., Carswell, 2012, pp. 185-216, où, à mon sens, aurait dû figurer la thèse défendue ici.

[4] Robert Leckey, « Advocacy Notwithstanding the Notwithstanding Clause », Constitutional Forum constitutionnel, vol. 8, no 4, 2019, pp. 1-8, aux pages 1-2.

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