A.j.j. c. Canada : le retour du contrat individuel de travail en milieu syndiqué?

Le 3 novembre dernier, la Cour suprême a rendu sa décision dans l’affaire Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général). La Cour a cassé la décision de la Cour d’appel fédéral et rétabli la décision de l’arbitre de grief Stephan J. Bertrand de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique. L’arbitre Bertrand avait conclu que la directive du Procureur général imposant à ses juristes des quarts de garde après les heures normales de travail n’était pas un exercice légitime des droits de direction dont dispose tout employeur. De surcroît, il a conclu que la directive portait atteinte à la liberté protégée par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, puisqu’elle s’immisçait directement dans plusieurs volets de l’autonomie personnelle des employés en question.

Floue artistique autour de la norme de contrôle applicable

La Cour suprême a conclu que l’arbitre a erré sur la portée de l’art. 7 de la Charte. Par contre, ni les juges majoritaires ni les juges dissidents ne se sont attardés sur la norme de contrôle applicable en pareilles circonstances. Comme le souligne Leonid Sirota, il est à tout le moins curieux que la Cour n’ait pas saisi l’occasion de clarifier la portée de sa décision dans Doré c. Barreau du Québec à cet égard. Depuis longtemps, j’ai avancé qu’en exerçant leur pouvoir de contrôle judiciaire, les cours de justice devraient montrer de la déférence envers les arbitres de grief en matière de droits de la personne. On peut comprendre de leurs motifs que les juges majoritaires ont appliqué implicitement la norme de la décision correcte, mais ils ont manqué l’occasion de préciser comment l’on devrait déterminer la norme de contrôle applicable.

Les juges dissidents ont conclu que «  l’analyse erronée de l’arbitre concernant le droit à la liberté teinte le reste de son analyse ». Si, par la suite, ils prétendent appliquer la norme de la décision raisonnable, leurs motifs n’aident en rien à comprendre quelle norme ils ont appliquée à l’aspect de la décision arbitrale portant sur la Charte.

Droits de la direction : quelle place pour le contrat individuel de travail?

Sur les autres aspects de la décision, les juges majoritaires appliquent la norme de contrôle de la décision raisonnable – dont les paramètres sont bien connus depuis l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick – pour venir à la conclusion que la décision de l’arbitre était une issue raisonnable pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et que ses motifs étaient justifiables, transparents et intelligibles. S’il n’y a rien de surprenant dans cette conclusion, deux aspects de la décision méritent d’être soulignés.

Premièrement, la Cour a confirmé son appui à l’analyse de la décision arbitrale, désormais classique, dans KVP Lumber c. Sawmill Workers’ Union portant sur les limites inhérentes aux droits de direction dont dispose l’employeur dans un milieu de travail syndiqué. L’analyse KVP Lumber était aussi au cœur du raisonnement de la Cour dans l’affaire S.c.e.p. c. Pâtes & Papier Irving et ce n’est donc pas une position nouvelle. Néanmoins, il est réjouissant de voir la Cour réitérer que les restrictions de ce pouvoir important ne sont pas limitées au seul respect des lois d’ordre public, ce qu’on aurait pu déduire d’une lecture étroite des affaires McLeod c. Egan et Parry Sound c. S.E.E.F.P.O.

Deuxièmement, la Cour semble avoir tenu pour avéré que les conditions de travail des juristes du Procureur général étaient déterminées non seulement par la convention collective applicable, mais aussi par des contrats individuels de travail. Il s’agit d’un développement inquiétant qui risque de rouvrir une controverse jurisprudentielle qu’on croyait résolue depuis longtemps.

Comme je l’ai expliqué dans une étude récente la Cour suprême a longtemps eu de la difficulté à expliquer la relation entre les régimes des rapports collectifs du travail et le droit commun. Pendant longtemps, la Cour a maintenu que les conventions collectives pouvaient coexister avec des contrats individuels de travail. Une première brèche dans cette théorie de la coexistence se trouve dans Syndicat Catholique des Employés de Magasins de Québec c. Paquet, où la Cour a reconnu que toute contradiction entre le contrat individuel de travail et la convention collective devait être résolue en faveur de la convention collective, donnant ainsi priorité à cette dernière.  Par contre, le contrat individuel de travail pouvait être invoqué comme source supplétive. La Cour a abandonné cette approche dans l’affaire McGavin Toastmaster c. Ainscough lorsque le juge en chef Laskin a énoncé :

Dans tout le Canada, et ce depuis plusieurs années, les relations individuelles entre employeur et employé n’ont d’importance qu’à l’étape de l’embauchage et même là, elles sont subordonnées aux clauses de sécurité syndicale des conventions collectives. Le droit commun applicable aux con­trats individuels de travail ne vaut plus quand les relations employeur-employé sont régies par une convention collective qui traite, comme celle pré­sentement en cause, de licenciement, de cessation d’emploi, d’indemnité de cessation d’emploi et d’une foule d’autres choses qui ont été négociées entre le syndicat et la compagnie en tant que parties principales à la convention.

Cela fut confirmé plus récemment dans Isidore Garon c. Tremblay. Dans cette affaire, la juge Deschamps, rédigeant pour la majorité, a conclu que les effets juridiques du contrat individuel de travail sont suspendus en présence d’une convention collective, de sorte que « [p]endant la durée de la convention collective, le contrat individuel de travail ne peut […] pas être invoqué comme source de droit. »

S’il est vrai que les syndicats peuvent décider de laisser aux employés individuels le pouvoir de négocier certaines de leurs conditions de travail directement avec l’employeur, une telle exception au monopole de représentation du syndicat doit être explicitement prévue par la convention collective applicable afin que le pouvoir syndical ne soit pas réduit à une façade. Or, la convention collective des juristes à l’emploi du gouvernement fédéral ne contient pas une telle clause.

Il est donc à tout le moins surprenant de trouver pas moins de cinq mentions des « contrats d’emploi » des juristes dans l’affaire Association des juristes de justice (aux paragraphes 12, 34, 35, 38 et 45). S’agit-il d’un signal que la Cour suprême est prête à revoir plus de 40 ans de sa propre jurisprudence sur cette question? Cela constituerait, à mon avis, un recul important, puisque l’exclusivité de la convention collective comme source d’obligations dans un milieu de travail syndiqué est un rempart important contre la négociation individuelle par laquelle les employeurs peuvent tenter de court-circuiter la représentation syndicale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Auteur : Finn Makela

Finn Makela est membre du Barreau du Québec depuis 2005 et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis 2009. Il est diplômé en philosophie des universités McGill et Carleton et a étudié le droit civil et la common law à l’Université McGill. Il a fait son doctorat en droit à l’Université de Montréal. Avant de se joindre à la Faculté, le professeur Makela a pratiqué le droit pendant plusieurs années au sein d’un cabinet à Montréal, où il œuvrait dans les domaines du droit du travail, du droit administratif et des droits de la personne. Depuis, il poursuit ses recherches dans ces champs ainsi qu’en théorie du droit et en droit de l’enseignement supérieur. Il s’intéresse tout particulièrement à la reconnaissance étatique de la liberté d’association, sujet qu’il aborde de la perspective du pluralisme juridique.

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